ArcelorMittal : le renoncement qui fera date

C’est le genre de symboles qui marque jusqu’à leur terme un mandat présidentiel et une législature. Je veux parler des larmes et de la rage des sidérurgistes de Florange devant ce qu’ils ont ressenti comme la ”« trahison »” d’un pouvoir qui leur avait promis de ne pas se comporter de la même manière que Nicolas Sarkozy à propos d’un autre site d’ArcelorMittal, celui de Gandrange en l’occurrence, dans la même vallée de la Fensch (lequel ne compte plus désormais que 350 salariés contre 1100 auparavant).

Ces larmes, cette rage ne sont pas sans rappeler celles de ces autres sidérurgistes sacrifiés sur l’autel du « tournant de la rigueur » ayant marqué le renoncement à ”« changer la vie »” deux ans après l’arrivée de François Mitterrand aux affaires ; ou celles des ouvriers de Renault-Vilvoorde abandonnés à la folie destructrice de l’européisme libéral quelques jours seulement après la prise de fonction de Lionel Jospin en juin 1997 ; sans parler de celles des travailleurs de Lu-Danone, au côté desquels le même Premier ministre ne voulut pas s’engager au nom de la célèbre formule selon laquelle l’État ne pouvait plus faire grand chose face à la mondialisation marchande et financière.

Bien sûr, les porte-parole de la coalition gouvernementale en place depuis six mois ne manqueront pas d’aller répétant qu’il n’y aura pas de « plan social » à Florange, que Lakshmi Mittal investira pour le redéploiement du site, que le gouvernement a toute confiance dans la mise en œuvre du programme européen Ulcos (destiné à capter et à stocker dans le sous-sol le dioxyde de carbone issu de la production d’acier). Sauf que…

Ces ronflantes annonces reposent principalement sur le respect, par le géant de l’acier, de la parole censée avoir été donnée au gouvernement français, alors que chacun sait que ce fleuron du capitalisme rapace d’aujourd’hui (2,3 milliards de dividendes distribués en 2011, dont 943 millions à la seule famille Mittal) a déjà eu l’occasion dans le passé de démontrer le peu de cas qu’il accordait à ses propres engagements lorsque ses profits étaient en jeu… De toute manière, le texte auquel a souscris ArcelorMittal n’est qu’un chiffon de papier sans valeur juridique, les entreprises n’ayant pour seule obligation légale que de respecter la juridiction en vigueur, autrement dit celle qui confère toujours aux entrepreneurs la totale liberté d’embaucher et de supprimer des emplois, droit de propriété oblige. Sur les 180 millions que Monsieur Mittal aurait consenti à dépenser, 53 seulement concerneraient des ”« investissements stratégiques »”, ainsi que la presse n’aura pas tardé à le dévoiler… L’arrêt des hauts fourneaux, plus que probable en dépit des dénégations de Jean-Marc Ayrault, trace un avenir des plus sombres pour l’entreprise et le territoire concernés, sans parler de ce qu’il reste de la production d’acier dans notre pays… Le projet Ulcos demeure ensablé dans les méandres des processus de décision opaques qui font le charme de la Commission européenne, rien n’indiquant à ce stade qu’il se réalisera bien en Meurthe-et-Moselle et ne bénéficiera pas à un autre site sidérurgique du continent, d’autant que nul n’ignore à quel point ArcelorMittal y est violemment hostile…

Comment, dans ces conditions, les salariés n’auraient-ils pas laissé éclater leur amertume et leur colère ? Une fois n’est pas coutume, ”Le Monde” avait, dès le début, dans son édition des 2 et 3 décembre, formulé le bon diagnostic : ”« Lakshmi Mittal a gagné son bras de fer avec l’État français. Non seulement les hauts fourneaux ne redémarreront pas, mais le gouvernement s’en remet, une nouvelle fois, au bon vouloir du magnat indien. »”

UNE DUPLICITÉ QUI EN DIT LONG

La duplicité avec laquelle ont agi les deux têtes de l’exécutif dit assez que nous n’avons pas affaire à la simple naïveté du pouvoir sorti des urnes au printemps. Mais à un nouveau et très significatif recul de sa part face à l’offensive très organisée du Medef, des élites européennes et des marchés financiers pour empêcher que ne soit utilisée l’arme de la nationalisation, un bref instant évoquée par Arnaud Montebourg avant que le premier des ministres vînt sèchement le désavouer. Madame Parisot avait elle-même donné le ton en parlant de ”« scandale »”, terme qui en dit long sur le cynisme et l’âpreté au gain d’une aristocratie de l’argent que le sort de quelque 600 travailleurs ne saurait émouvoir.

À dire vrai, la hargne du camp adverse ne saurait étonner. Placer un groupe comme ArcelorMittal sous le contrôle de la collectivité, cette mesure eût-elle été seulement temporaire, aurait signifié au pays, et au-delà à toute l’Europe, qu’un pouvoir politique n’était pas irrémédiablement condamné à la soumission aux exigences des marchés. Un espoir considérable aurait, dès lors, été réveillé dans les secteurs dévastés par les plans de licenciements qui s’amoncellent depuis des mois, de Petroplus à Sanofi, de Carrefour à PSA ou Air France, de Bouygues Telecom à Technicolor. Un rapport de force nouveau serait, ce faisant, venu conforter le monde du travail dans la difficile épreuve qui l’oppose à un système qui fait de l’emploi la variable d’ajustement d’une course sans fin au rendement financier et à des dividendes croissants pour les actionnaires. Les termes du débat public, sur les choix à opérer face à l’enchevêtrement paroxystique des crises qu’engendre le nouvel âge du capitalisme, en auraient ainsi été bouleversés.

C’est sans nul doute ce qui explique l’arbitrage final des locataires de l’Élysée et Matignon. Difficile en effet, pour eux, de concilier les gages donnés à répétition au patronat, via les crédits d’impôt sans contreparties ni contrôle ou encore l’amputation de 60 milliards de la dépense publique sur la durée du quinquennat, avec le retour de la volonté politique s’imposant à la liberté des puissants de tailler en pièces le droit à l’emploi. Il n’est, à cet égard, pas fortuit que le Premier ministre ait, le 30 novembre, justifié son refus de la nationalisation d’ArcelorMittal par la priorité qu’il entendait donner au « pacte de compétitivité ».

TRANCHER LE NŒUD GORDIEN

À l’aune de cette expérience désastreuse, et alors que l’intersyndicale de Florange n’a pas renoncé à faire entendre ses revendications, il apparaît que l’épreuve de vérité se rapproche à grands pas. Ce qu’atteste le fait que l’on soit manifestement passé tout près d’une crise gouvernementale avec la démission du ministre du Redressement productif. Deux orientations traversent visiblement la gauche tout entière, formations de l’arc gouvernemental comprises, comme l’illustrent le malaise diffus qui transpire présentement du Parti socialiste.

Entre l’État « arbitre », c’est-à-dire en dernière analyse complice de la loi du marché, qui a de toute évidence les faveurs de François Hollande ou Jean-Marc Ayrault, et l’État « acteur » ou « stratège », ayant pour boussole la recherche du bien commun plutôt que la satisfaction d’une infime minorité de profiteurs, le choix ne peut être plus longtemps différé. N’en déplaise à Monsieur Sapin, lequel vient benoîtement de nous expliquer que la libéralisation sauvage de l’économie était le comble de la modernité.

Alors que 240 000 nouveaux demandeurs d’emplois viennent d’être dénombrés sur les six derniers mois, qu’à ce rythme l’austérité et les concessions répétées au monde de la finance risquent d’en jeter des centaines de milliers d’autres sur le carreau d’ici la fin de l’an prochain, qu’il se révèle chaque jour un peu plus que la désindustrialisation est la fille naturelle d’un libéralisme s’imposant à la démocratie, une gauche à la hauteur se doit de trancher ce nœud gordien : en matière d’emploi, de renouveau industriel et de transition écologique, dimensions désormais indissociables, seule la puissance publique est à même de défendre et représenter l’intérêt général. Il est temps, grand temps, que se rassemblent tous ceux et toutes celles qui partagent cette conviction, qui nous vient des origines de la République en France et qui fut à l’origine de la rédaction du programme du Conseil national de la Résistance. D’où qu’ils viennent à gauche et quelles que soient leurs appartenances partisanes…

Christian_Picquet

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