La débâcle ou le sursaut…

Cela ne fait aucun doute : l’élection d’un président socialiste et d’une majorité de gauche à l’Assemblée nationale n’a pas un an, et nous sommes déjà entrés dans un moment crucial d’accélération des rythmes de notre vie publique et d’aiguisement des confrontations politiques et sociales dans le pays. La semaine passée fut ainsi marquée par l’intervention télévisée du président de la République ; la suivante s’est, très symboliquement, ouverte avec le scandale d’État que représentent les aveux de l’ancien ministre du Budget et sa mise en examen pour blanchiment de fraude fiscale ; elle s’achèvera, non moins symboliquement, par le vote que les députés sont appelés à émettre sur le projet gouvernemental transposant l’Accord national interprofessionnel. La gauche se trouve dans l’œil d’un cyclone dont on pourrait décliner les manifestations à partir de trois noms… illustrant les termes de l’alternative que pointe le titre de ce billet.

À tout seigneur, tout honneur, commençons par le président de la République… Sur France 2, le 28 mars, il aura du bout des lèvres consenti à admettre sa sous-estimation initiale de la crise. Il aura néanmoins usé de formules martiales pour tenter de convaincre huit millions de téléspectateurs que les décisions prises ces derniers mois auront empli une boîte à outils dans laquelle il ne resterait qu’à puiser pour que l’avenir fût meilleur. Comment ne pas être saisi devant cette incompréhension (à moins qu’il ne s’agisse d’une indifférence mortifère) de la colère dont l’équipe gouvernante est l’objet de la part d’un large partie de son électorat, lequel se sent trahi par l’abandon des promesses de la campagne présidentielle ?

Le plus frappant est, à cet égard, que le tombeur de Nicolas Sarkozy n’ait manifestement plus rien à dire au peuple pour le convaincre que sa démarche est toujours dictée par les proclamations de justice du discours du Bourget. Même s’il prend quelques distances verbales avec Madame Merkel, voire affiche un refus bien formel de l’austérité sur notre continent, chacun entend que, jusque dans les mots utilisés, il parle comme les dirigeants conservateurs allemands et européens. Quoiqu’il entonne sans relâche le refrain du « Cela ira mieux demain », dans sa volonté frénétique de convaincre les entreprises qu’il conduit une action qui leur est des plus favorables, autant que dans ses tentatives répétées de se présenter aux marchés comme un élève appliqué à mettre en œuvre la doxa libérale, des millions d’hommes et de femmes perçoivent, au moins intuitivement, que les classes possédantes ont vu satisfaire l’intégralité de leurs exigences.

Pour le dire autrement, l’élu du 6 mai ne fait que signer et persister dans la défense d’une politique qui est tout à la fois une impasse et la promesse d’un désastre pour le peuple.

IMPASSE ET DÉSASTRE

L’impasse se trouve évidemment au bout de ce dessein affiché de plagier le si souvent encensé ”« modèle allemand »”, de tout sacrifier au ”« choc de compétitivité »” partout et sans cesse revendiqué par les grands patrons et les actionnaires, de chercher le chemin de la reprise économique dans une ”« stratégie exportatrice »”. Outre que les vertus prêtées aux recettes expérimentées outre-Rhin reposent sur une multiplication des petits boulots, l’essor terrible du travail à temps partiel, la réduction drastique des protections contre les licenciements dans les petites entreprises, l’étranglement de l’assurance maladie, son imitation s’avère totalement illusoire. Parce que la crise est d’abord la résultante de l’âpreté aux gains de la finance qui domine le nouvel âge du capitalisme. Parce que les cadeaux consentis aux entreprises viendront immanquablement amplifier, non les investissements productifs, mais les logiques de profitabilité et de rentabilité de court terme que requiert le capital. Et parce que les capacités commerciales des firmes françaises ne souffrent pas d’un coût du travail volontiers dénoncé comme excessif, ni d’une rigidité supposée des règles inscrites dans le code du travail, mais plutôt de la concurrence déchaînée au sein de l’Union européenne sous l’égide de l’euro fort, ainsi que de la rétraction des débouchés sous l’effet d’une récession elle-même régulièrement aggravée par la rigueur budgétaire et la baisse du pouvoir d’achat.

Quant au désastre, on connaît d’avance les conséquences du ”« Pacte de compétitivité »”, de l’accord social imposé par le Medef, de la baisse massive de la dépense publique, de la nouvelle remise en question annoncée du droit à la retraite (que vaut le maintien de l’âge légal de cessation d’activité, si le nombre d’annuités nécessaires pour un départ à taux plein ne cesse de s’élever ?), de l’abandon de facto de l’impôt à 75% (lequel va concerner un nombre encore réduit de contribuables, qui n’auront pas la moindre difficulté à contourner le dispositif), du ”« choc de simplification »” proclamé pour le futur (qui laisse, en réalité, dans la plus pure logique libérale, présager un nouveau recul des moyens de l’intervention publique dans notre pays), de la modulation des allocations familiales en fonction des revenus (qui aura tôt fait de pénaliser un secteur entier des classes moyennes salariées) : l’austérité génératrice de marasme, l’explosion du chômage et de la précarité du travail, une régression sans équivalent depuis longtemps des conditions d’existence du plus grand nombre…

De sorte que, de soumission à la loi de Madame Parisot et aux désidératas de l’oligarchie financière européenne en reniements des promesses sur lesquelles avaient été basée la campagne présidentielle, on aura vu la crise économique et financière prendre les traits d’une asphyxie généralisée de l’activité, se transformer en crise sociale devenant chaque jour plus explosive (à mesure, notamment, que l’emploi et les salaires continuent de n’être qu’une variable d’ajustement pour les managers), avant de se jeter dans le fleuve en crue d’une crise politique qui voit le fossé se creuser entre les citoyens et ceux qui sont censés les représenter… En menaçant d’anéantir au passage une gauche dont la formation dominante a cessé d’incarner politiquement ceux qui n’ont à vendre que leur force de travail…

ET MAINTENANT, LA CRISE DÉMOCRATIQUE ET MORALE…

C’est ici qu’intervient le sémillant Monsieur Cahuzac. Lui, on ne saurait le ramener à cette figure du « traître » isolé que lui accolent ses anciens camarades, avec d’autant plus de vigueur qu’ils l’avaient beaucoup assailli de compliments. Celui qui fut l’étoile montante de l’équipe ministérielle et de la direction du Parti socialiste m’apparaît plutôt comme le triste révélateur de ce qui gangrène notre vie publique depuis trop longtemps.

Que la personnalité singulière de ce monsieur ait pu le conduire sur le banc d’infamie, et qu’elle ait pu l’amener à mentir avec un tel aplomb – disons même… avec un pareil cynisme ! – à son parti, à la représentation nationale et au pays, ne saurait occulter l’essentiel. Jérôme Cahuzac incarne, jusque dans sa descente présente aux enfers, cette fascination d’un secteur significatif de nos élites dirigeantes pour le monde de l’argent facile et des opérations spéculatives. Il est à la mesure de cette promiscuité qui voit d’éminents notables être déférés dans les prétoires et y avouer qu’ils sont passés, alternativement, de la gestion des affaires de la collectivité à la gérance de celles d’actionnaires rémunérant grassement leurs « pantouflages » dans tel ou tel conseil d’administration. Il illustre cette quasi-consanguinité qui mène une petite caste à ne plus faire de différence entre intérêt général et intérêts privés.

Une évolution que les institutions en place auront favorisée, pour ne pas dire qu’elles l’auront amplifiée. Qui osera encore nier la perversion profonde d’une V° République qui vit depuis ses origines sur le mode du coup d’État permanent, qui fonctionne dans la plus complète opacité, qui consacre la toute-puissance d’une haute administration soustraite à tout contrôle citoyen, qui atrophie la vie démocratique en concentrant la gestion des affaires entre les mains des exécutif et en réduisant simultanément le rôle des Assemblées et des élus, qui ignore toute pratique des contre-pouvoirs ? C’est François Mitterrand qui, dans ”Le Coup d’État permanent”, trouvait parfaitement les mots (avant de les oublier lorsqu’il entra lui-même à l’Élysée) pour décrire ce système : ”« On voit de grand feudataires puiser dans l’administration les meilleurs d’entre les jeunes technocrates promis aux plus hautes destinées et entretenir sous prétexte de public relations des hommes politiques de toute obédience qu’ils engagent et qu’ils paient pendant les périodes creuses de leur commerce électoral. Ces mœurs s’étalent au grand jour. Une formidable valse de conseils d’administration sollicite constamment les principaux leaders du parti majoritaire. Les banques d’affaires et le gouvernement échangent et se prêtent leurs hommes. Les monopoles, grâce à leurs interférences technocratiques, animent une immense entreprise de corruption. Dénoncer ces pratiques expose certes à recevoir des coups. Mais décrire le processus qui commande l’évolution de la V° République en omettant cet aspect des choses serait complicité. »”

Cet univers que façonnent le libéralisme déferlant sur le globe (au prix de scandales qui défraient la chronique judiciaire de la plupart des pays) et le fonctionnement très particulier d’une République aux traits bonapartistes aussi affirmés, aura très naturellement eu raison de cette fraction de la gauche ayant décrété que le capitalisme avait définitivement gagné la partie, et que l’on ne pouvait plus lui opposer d’alternative. Les sommets de la rue de Solferino, comme le vivier d’éminences ministérielles potentielles que l’on y entretient, en auront du coup subi une mutation politique et sociologique creusant sans cesse la distance avec le peuple des militants et des électeurs, sans même parler d’un grand nombre des élus locaux socialistes. Toutes les alternances depuis 1981 se sont, pour ce motif, conclues dans le crépuscule de scandales ayant généré le désabusement dans le pays.

Il n’est, de ce point de vue, nullement anecdotique que l’auteur d’une fraude au fisc de grande dimension eût été l’un des principaux piliers du dispositif gouvernemental, celui auquel il revenait précisément d’appliquer les préceptes les plus brutaux d’une économie dérégulée et totalement livrée aux appétits de la finance. Tout comme l’on ne saurait considérer comme un hasard que le trésorier de la campagne de François Hollande fût lui-même un financier ayant des intérêts dans des sociétés ”offshore” basées dans les îles Caïman. On peut seulement s’étonner, quoique les faits ne relèvent pas nécessairement d’un délit caractérisé, que la grande presse ait mis tant de temps à en faire ses manchettes.

Voilà comment nous serons, en quelques heures à peine, passé d’une crise politique en gestation à une crise démocratique et morale dont l’onde de choc se propage à l’ensemble du champ politique traditionnel. L’UMP ne s’avère-t-elle pas, quant à elle, en proie à une succession d’affaires en cascade, et n’est-elle pas encore fort loin d’avoir trouvé les moyens de surmonter sa panne de projet et de leadership ? C’est dorénavant une crise de régime qui pointe à l’horizon et, faute d’offre crédible à gauche, elle peut confronter notre camp à des dangers insoupçonnés.

RASSEMBLER POUR UN CHANGEMENT DE CAP EN URGENCE

Nul ne peut, en conséquence, ignorer la gravité du moment : ou un sursaut verra le jour à gauche autour d’une politique de salut public, ou c’est une authentique débâcle qui pourrait tout emporter avec elle. La messe n’est cependant pas dite. Le récent coup de gueule de Pascal Cherki, le troisième nom cité dans cette note, présente à cet égard le grand mérite d’illustrer une prise de conscience grandissante. Je connais un peu le député-maire du 14° arrondissement de Paris, pour avoir travaillé avec lui lorsqu’il occupait les fonctions de secrétaire général de SOS-Racisme. C’était, si mes souvenirs sont bons, dans les années 1990. Je sais, dès lors, que la solidité de ses convictions socialistes le distingue en bien des points du militant de la refondation unitaire que je suis. Je n’en fais donc pas un porte-drapeau, et ne veux pas lui prêter des intentions dont j’ignore tout. J’aurais d’ailleurs pu citer d’autres figures, venant du PS ou d’EELV. L’important n’est pas sa personne, mais son interpellation du locataire de l’Élysée, à qui il fait remarquer qu’il ”« n’a pas été élu pour conduire le peuple français à l’austérité sans fin »”. Cela m’apparaît plus que symptomatique, alors que les inquiétudes et les mises en garde se multiplient, dans le même temps, jusqu’au sein de l’aire socialiste ou écologiste, dans les rangs syndicaux ou associatifs, parmi des salariés frappés de stupeur par la décomposition à l’œuvre, dans les profondeur du pays.

La politique de salut public que j’évoquais à l’instant n’est guère difficile à résumer. Pour sortir de cette ”« austérité sans fin »” dont parle Pascal Cherki, toutes les énergies disponibles doivent pouvoir se retrouver dans la défense d’un nouveau modèle de développement, basé sur la priorité donnée aux besoins humains, la réduction des inégalités, une logique de coopération se substituant à la mise en concurrence de tous contre tous, la rupture avec un consumérisme dévastateur, l’ouverture de la transition écologique si nécessaire. Pour conjurer les traductions ravageuses de l’effondrement démocratique et moral de la coalition gouvernante, il n’est plus envisageable de se dérober au processus constituant, appuyé sur la délibération et la consultation des citoyens, ayant pour objectif une VI° République rendue enfin transparente, démocratique et sociale. Pour que la construction européenne ne sombre pas purement et simplement avec l’échec des recettes libérales qu’on lui fait ingurgiter, rien n’est plus impératif que de défendre la dénonciation par la France du traité budgétaire, la reprise en main publique de la Banque centrale européenne, ou la réorientation de l’euro au service de l’emploi et du bien commun.

Les rapprochements qu’aura permis, entre députés du Front de gauche et élus d’autres sensibilités de la gauche, le débat sur l’Accord national interprofessionnel, parlent d’eux-mêmes : ce qui se sera révélé possible dans le refus de la flexibilité accrue du travail, de la liquidation de chapitres entiers de la législation sociale, du droit de licencier à leur convenance pour les employeurs, doit le devenir à l’échelle de ce qu’appelle l’état d’urgence politique actuelle. Au fond, que l’on parle de sécurité sociale professionnelle ou de services publics, de pouvoir d’achat ou de protection sociale, de redistribution des richesses ou de régénérescence de la République au moyen de l’extension de la citoyenneté, la même question revient à l’identique : au-delà du Front de gauche, qui en représente l’amorce, allons-nous pouvoir nous appuyer sur une force unie suffisante pour renverser la table, pour sauver la gauche, pour y réorganiser les rapports de force et y battre le social-libéralisme, pour faire en sorte qu’elle redevienne le camp du travail en lutte permanente pour l’égalité et la dignité ?

Veillons, pour me résumer, à ne pas avoir un jour à constater une ”« étrange défaite »”, à la manière de l’historien Marc Bloch contemplant la débâcle ayant succédé à l’épuisement des espérances nées du Front populaire : ”« Nous comptions sans le funeste rétrécissement d’horizon devant lequel l’élan des temps héroïques a peu à peu succombé. » ”

Ayant bouclé cette note, je vais maintenant plonger dans les échanges du II° Congrès de Gauche unitaire, qui se tiendra jusqu’à dimanche en région parisienne. Mais je sais d’avance que je vais retrouver les réflexions qui précèdent dans la bouche de mes camarades…

Christian_Picquet

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