Du fascisme et du “front unique” pour le combattre

Une brève et tragique séquence s’achève, celle qu’initia le meurtre du militant antifasciste Clément Méric et que devrait clore la très probable dissolution de la micro-milice nazillonne baptisée « Jeunesses nationalistes révolutionnaires ». En achevant ma précédente note, qu’avait provoquée la très inquiétante convergence des attaques dont la République fait de nouveau l’objet, je n’imaginais pas avoir à ce point anticipé le durcissement d’une situation dont chacun sent intuitivement qu’elle devient au fil des jours de plus en plus dangereuse.

Il me révolte de lire, ici et là, sous des plumes se voulant avisées, des argumentations tendant à atténuer l’émotion provoquée par la mort d’un jeune n’ayant même pas atteint sa vingtième année. Il m’exaspère tout autant d’assister à tant de tentatives réitérées de transformer un homicide en une simple altercation ayant mal tournée entre deux groupes qui l’on cherche insidieusement à renvoyer dos-à-dos. Il m’insupporte encore davantage que quelques commentateurs viennent étaler leurs modestes compétences juridiques pour limiter la qualification judiciaire à accorder à des coups si violemment portés qu’ils ont, semble-t-il, immédiatement entraîné la mort cérébrale d’un homme.

Toutes ces attitudes m’apparaissent cyniques et odieuses. D’autant plus cyniques et odieuses qu’elles ne viennent pas d’un Monsieur Copé, que l’on sait prêt à tout pour justifier sa démarche de radicalisation droitière de sa famille politique, ou d’une Madame Le Pen, qui a quelques raisons de vouloir faire oublier un événement entamant quelque peu l’entreprise de « dédiabolisation » de sa formation, mais de personnalités dont on ne saurait soupçonner les convictions démocratiques. Que l’on sache, ce 5 juin, il y aura eu, dans une artère commerçante de la capitale et sous les yeux de nombreux passants, des agresseurs rendus ivres de rage par l’idéologie nauséabonde qu’ils professent (et qui n’en étaient manifestement pas à leur premier coup de main), et une victime d’évidence impréparée à un combat de rue. Je ne prise guère les positionnements des militants impliqués se revendiquant de « l’extrême gauche », mais je constate, comme devrait le faire n’importe quel journaliste honnête, que la justice ne peut manifestement leur imputer aucun acte de violence caractérisée. Tels sont les faits !

Prenons bien la mesure de l’événement. Dans un pays comme la France, à la vie publique encore solidement réglementée – en dépit des phénomènes de désagrégation sociale qui l’assaillent comme des régressions démocratiques dont il est le théâtre -, une mort pour des raisons politiques dit toujours quelque chose des grandes tendances à l’œuvre. Que l’on se souvienne ainsi qu’en Mai 68, au terme de presque deux mois de mouvement gréviste et d’affrontements avec la police, on ne dénombra que trois décès. Que l’on prenne également la mesure du fait que, tout au long des quarante années ayant suivi cette formidable secousse, on ne compta de même qu’un très petit nombre de crimes politiques, compte non tenu hélas de ces hommes et de ces femmes ayant payé de leur vie le développement du racisme ordinaire et des discours d’exclusion dans notre pays.

LA TRADUCTION D’UN CLIMAT NAUSÉABOND

Autant dire que la disparition de Clément n’a rien d’un banal, quoique tragique, concours de circonstances. Le clash qui l’a vu périr est, d’évidence, la résultante d’une conjugaison de facteurs ayant profondément imprimé leurs marques au contexte hexagonal.

Premier de ces facteurs, bien sûr, la montée en puissance ininterrompue sur trois décennies, à la faveur de politiques qui précarisent les vies et détruisent les emplois, d’une extrême droite ayant fait de la haine de l’autre son principal fonds de commerce. La présidente du Front national peut bien essayer de se démarquer de la mouvance fasciste et néonazie dont provenait le quarteron de ratonneurs du 5 juin, elle ne pourra jamais effacer qu’un groupe comme les JNR se sera épanoui dans le sillage de son parti, (lui servant même à l’occasion, dit-on, de service d’ordre parallèle). Elle ne pourra escamoter qu’elle-même rendait récemment hommage à l’un des grands « théoriciens » de cette sale mouvance, un homme qui venait de se suicider publiquement à Notre-Dame-de-Paris, en l’occurrence l’historien nostalgique du III° Reich Dominique Venner.

Ensuite, quel observateur sérieux peut à présent ignorer quels dégâts politiques et idéologiques aura fini par provoquer la stratégie buissono-sarkozyenne consistant à puiser sans vergogne dans les thématiques traditionnelles de l’extrême droite, afin de faire souffler sur la France une authentique révolution néoconservatrice ? Qui peut, de même, occulter cette odieuse danse macabre à laquelle se seront livrés les ténors de l’UMP, pour mieux nourrir leurs rêves de reconquête et à la faveur des manifestations contre le « mariage pour tous », avec les groupuscules radicaux qui transformaient chaque fin de défilé en répétitions miniatures des scénarios à la 6 février 1934 qui les font fantasmer pour le futur ? Comment ne pas voir la charge symbolique que revêt maintenant l’appel au coup d’État que vient juste de lancer une obscure officine (baptisée « Le Lys noir », tout un programme…) en direction des membres de l’état-major se revendiquant comme elle de la ”« France catholique »” ? Quel climat aura-t-on fait sournoisement naître avec les propos hallucinés des chefs de file de l’opposition au mariage gay défendant l’idée que la loi de Dieu surpassait celle des hommes, attribuant implicitement aux homosexuels la responsabilité d’une prétendue décadence des mœurs, évoquant sans vergogne ”« le sang »” que ferait inévitablement couler l’avancée qu’ils abhorrent de l’égalité des droits ?

Enfin, tel un rappel d’une vieille leçon de l’histoire, chaque progression des pires ennemis de la démocratie est faite de nos propres reculades. L’extrême droite, les fascistes gorgés d’arrogance et fascinés par la violence s’enhardissent jusqu’à se sentir tout permis lorsque la gauche et le camp du travail baissent la garde, lorsqu’ils doutent de leurs propres principes et de leur aptitude à changer le cours des choses, lorsqu’ils se démobilisent et se divisent. En l’occurrence, voilà des années que le salariat subit les assauts d’un libéralisme destructeur, au prix d’un lent mais constant affaiblissement de ses positions. Un phénomène considérablement aggravé, depuis un an, à mesure que la politique déployée au sommet de l’État par ceux-là même qui avaient promis ”« le changement »” pour ”« maintenant »”, n’aura cessé d’acculer les classes populaires et le mouvement ouvrier à la défensive. Pire, l’engagement du nouveau ministre de l’Intérieur sur les traces de ses prédécesseurs, dans une action si sécuritaire qu’elle n’a plus grand chose à voir avec les valeurs du progressisme républicain, n’aura fait qu’amplifier la plus redoutable des confusions dans la société française.

CONSTRUIRE LA CONTRE-ATTAQUE…

Témoignant des potentialités demeurant pour une riposte à la hauteur du défi lancé à la République, c’est par dizaines de milliers que des manifestants auront réagi, un peu partout dans l’Hexagone, sitôt connue la mort de Clément. Nous sommes cependant loin du compte, loin de ce qu’il s’imposerait de faire pour renvoyer à leurs trous ceux qui aiment tellement se désigner comme des ”« rats noirs »”.

Il convient, naturellement, de recourir à tous les moyens de la loi pour mettre hors d’état de nuire ces individus et cette constellation de groupuscules fanatisés. Le Premier ministre a demandé à Manuel Valls d’engager la procédure pouvant mener à la dissolution des Jeunesses nationalistes révolutionnaires. Fort bien ! Reste que les agissements qui viennent de frapper la France de stupeur ces derniers jours ne concernent pas uniquement, loin s’en faut, ce groupe de cogneurs. La galaxie dans laquelle il se meut compte bien d’autres formations, tout aussi dangereuses et tout aussi engagées dans l’action contre les fondements de la démocratie. L‘action publique doit s’étendre à tous ces mouvements et, s’il s’avérait, comme c’est probable et comme on put le vérifier à l’issue des défilés contre l’égalité des droits, que ces groupes développent le même type de pratiques, ils doivent être démantelés avec le souci qu’ils ne puissent ensuite se reconstituer.

Cela dit, chacun sait d’expérience que le recours à la loi n’est pas une réponse suffisante. Outre qu’une législation peut toujours être détournée de son sens originel (au point de frapper, parfois, ceux qui avaient combattu pour lui donner naissance), il n’est pas sans intérêt de se remémorer que la dissolution des Ligues factieuses en 1936 ne fit ainsi pas disparaître la menace fasciste, et que l’on vit d’ailleurs très vite ceux qui en étaient les protagonistes élargir leurs rangs jusqu’à compter des centaines de milliers de sympathisants au plus fort des confrontations auxquelles le Front populaire donna lieu. C’est, ”in fine”, dans la réalité du rapport des forces politique et social que tout se joue.

Il appartient donc à la gauche, et plus exactement au mouvement ouvrier dans tout ce qu’il compte de composantes politiques, syndicales ou associatives, à toutes les forces héritières d’une histoire qui les a placées aux avant-postes du combat pour les droits et la liberté, de se mobiliser et de démontrer, aujourd’hui autant qu’hier, qu’ils sont le nombre et la justice. L’appel qui, au milieu des années 1990, aboutit à la création de ”Ras-l’Front”, et auquel je m’honore d’avoir prêté mon concours, avait à cet égard tout résumé en constatant que les ”« avancées »” de l’extrême droite ”« étaient faites de nos reculs »” et en décrétant : ”« Le temps de la contre-offensive est venue. »”

Le moyen de cette contre-offensive nécessaire reste l’unité. Sans exclusives face à un ennemi qui veut abattre tout ce qu’incarnent la gauche et la République… Que ladite gauche fût traversée d’orientations opposées, que le syndicalisme peine à se réunir face à ses adversaires naturels que forment les classes possédantes, ne justifiera jamais le creusement des divisions lorsque l’essentiel est en cause. Je l’écris sans détours, j’ai regretté que, lors des rassemblements du 6 juin, d’aucuns aient cru bon de consacrer leur énergie à conspuer, voire à éjecter, tout ce qui ressemblait à un responsable socialiste. On peut, bien sûr, comprendre que des manifestants sincères enragent devant le désastre auquel mène l’orientation conduite par François Hollande et son gouvernement. Cette dernière doit être combattue pied-à-pied si l’on veut qu’un changement de cap puisse faire renaître, dans les meilleurs délais, une perspective d’espoir dans ce pays. Il ne serait, pour autant, pas responsable d’oublier que c’est à travers des affrontements fratricides, amenant des militants de gauche à s’opposer à d’autres militants de gauche, que la classe travailleuse a connu ses plus lourdes défaites dans l’histoire du siècle passé. Léon Trotsky, dans ses textes les plus pertinents sur la tragédie allemande, où il dénonçait les impasses sanglantes du choc physique entre socialistes et communistes alors que le parti nazi se rapprochait chaque jour du pouvoir, le disait si justement : ”« Si vraie que soit l’affirmation que la social-démocratie a préparé par toute sa politique l’épanouissement du fascisme, il n’en reste pas moins exact que le fascisme apparaît tout d’abord comme une menace mortelle pour la social-démocratie elle-même, dont toute la grandeur est indissolublement liée aux formes de gouvernement parlementaires-démocratiques-pacifistes. »” Et de résumer d’une formule sans appel la politique de « front unique » qu’il appelait de ses vœux : ”« Dans la lutte contre le fascisme, nous sommes prêts à passer des accords pratiques de lutte avec le diable, avec sa grand-mère… »”

Nous ne sommes pas dans les années 1930, m’objectera-t-on… Certes. Les micro-organisations à l’origine de la mort de Clément Méric ne comptent encore que quelques dizaines, voire quelques centaines, de partisans… Naturellement. Nous n’en sommes pas moins dans un contexte où nous nous rapprochons des moments décisifs et où s’accélèrent les rythmes des affrontements politiques et sociaux. Un contexte où des basculements inopinés peuvent à n’importe quel moment se produire et provoquer la dégradation brutale de la situation de celles et ceux au nom desquels nous nous battons. C’est la raison pour laquelle il faut prendre très au sérieux, comme la manifestation d’un symptôme, des événements comme la mort du jeune militant antifasciste. En ayant soin de ne jamais oublier que c’est dans son affirmation propre, qu’a toujours favorisé le rassemblement le plus large de ses diverses composantes politiques et sociales, que la classe des travailleurs a régulièrement trouvé le chemin de sa contre-attaque pour défendre et étendre ses droits. Leçons d’hier, valables pour aujourd’hui…

Christian_Picquet

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