Réflexions estivales (2) : chaos et révolutions arabes

Ce qui se passe au Caire est suffisamment grave et préoccupant pour que l’on y réfléchisse sérieusement. En commençant par souligner ce que ces événements me paraissent confirmer : l’histoire, décidément, ne s’accomplit pas au travers de mouvements linéaires. Elle hésite souvent, connaît des tournants brusques et va parfois jusqu’à enregistrer des retournements inattendus. L’interprétation des faits est, au demeurant, devenue plus difficile dès lors que les repères qui permettaient d’identifier les affrontements politiques et sociaux du siècle passé se sont évanouis, les projets se référant aux Lumières ou aux combats du mouvement ouvrier – ceux du nationalisme progressiste, du socialisme ou du communisme, pour aller vite – ayant largement perdu de leur pouvoir d’attraction.

À cet égard, les convulsions tragiques qui secouent le monde arabe depuis 2011 interrogent ou déroutent celles et ceux qui s’étaient réjouis de la chute de dictatures depuis si longtemps en place. Et la répression mise en œuvre par l’armée et l’appareil sécuritaire égyptiens à la suite du renversement du pouvoir des Frères musulmans, quoiqu’elle cherchât sa légitimité dans le refus de l’instauration d’un ordre théocratique, soulèvera leur indignation. Rien ne justifiera jamais, même l’aversion suscitée par la confrérie, que l’on écrasât sous les chars et les balles de la soldatesque, comme on vient de le faire au Caire, à Alexandrie ou dans d’autres villes, des rassemblements de masse faisant sans doute au moins un millier de tués.

Cela dit, en dépit de ce sang versé et d’une déstabilisation régionale dont on peine à analyser la trajectoire, une donnée fondamentale subsiste : par-delà des différences qui sont grandes, les processus révolutionnaires initiés en Tunisie et en Égypte n’ont ni été endigués par les classes dirigeantes concernées, ni biaisés par les manœuvres des grandes puissances, leur devenir restant très loin d’être écrit.

Certes, les scrutins ayant suivi l’éviction de Ben Ali et Moubarak ont, dans un premier temps, profité aux formations intégristes dominantes, Ennahada en Tunisie et Frères musulmans en Égypte, fortes qu’elles étaient de l’autorité conférée par leur longue opposition aux régimes abattus et de leur capacité à occuper le terrain laissé vacant par la quasi-disparition du nationalisme arabe et l’inexistence d’une alternative de gauche. Bien sûr, dans l’un et l’autre de ces pays, les soulèvements populaires ne seront pas allés jusqu’à briser les appareils d’État et les structures répressives ayant servi les dictatures. Naturellement, à peine les pouvoirs autocratiques avaient-ils cédé la place, que se seront déployés les réseaux d’influences rivaux de ces puissances politiques et financières régionales que sont l’Arabie saoudite et le Qatar, cherchant à dévoyer les insurrections dans le but de stabiliser ces pays autour de régimes islamistes conjuguant des orientations économiques libérales avec l’instauration d’un système fondé sur la Charia. Évidemment, les États-Unis se seront, quant à eux, immédiatement efforcés de nouer une alliance avec ces nouveaux leaderships, dans l’objectif de préserver ce qui constitue l’une de leurs principales zones d’influence. Sans parler de l’onde de choc régionale des événements de 2011 qui aura, de la Syrie à la Libye en passant par le Yémen, plutôt débouché sur la désintégration des États, des fragmentations ethniques ou communautaires et des guerres civiles.

L’ASPIRATION DÉMOCRATIQUE DES PEUPLES DEMEURE

Rien de tout cela n’était vraiment inattendu. Tous ces pays sortent à peine d’une longue nuit. Aux phénomènes traditionnels d’oppression et aux effets de leur dépendance internationale comme du pillage de leurs ressources naturelles, sera venue s’ajouter la violence des retombées de la globalisation marchande et financière. Des décennies durant, libertés politiques et droits sociaux y auront été méthodiquement étouffés, les révoltes sporadiques et les luttes ouvrières sauvagement écrasées, les oppositions démocratiques comme les mouvements syndicaux indépendants systématiquement brisés, leurs dirigeants liquidés ou embastillés. De ce fait, les résistances n’auront trouvé à s’exprimer que dans l’espace des mosquées et à travers l’action de courants fondamentalistes dont les visées profondément réactionnaires se paraient des vertus d’une aide soigneusement organisée, sur le terrain, au profit des déshérités. Ce n’est pas pour rien que les Frères égyptiens, ou dans une moindre mesure Ennahda, sans parvenir à réunir une majorité absolue dans les urnes, n’en disposaient pas moins de millions d’adeptes au moment de l’effondrement des dictatures.

L’essentiel n’en demeure pas moins la persistance, avec une force qui aura surpris gouvernants et capitales « occidentales », de l’aspiration des peuples à la démocratie, au pluripartisme, à la libre organisation des syndicats, à la séparation de la mosquée et de l’État. Comme l’aura récemment souligné Gilbert Achcar, ”« le peuple a appris à ‘’vouloir’’ descendre dans la rue »” pour ces objectifs…

Révélant, à l’épreuve de la gestion des affaires, leur totale inaptitude à répondre à l’injustice sociale ou à la corruption des mœurs politiques autrement que par l’autoritarisme et la tentative d’instaurer un nouveau despotisme fondé cette fois sur la religion, les équipes islamistes de Tunis ou du Caire auront ainsi suscité à leur encontre des mobilisations monstres. Les derniers événements d’Égypte ne doivent pas faire oublier les millions d’hommes et de femmes qui étaient descendus dans les rues du pays, le 30 juin, pour exiger le départ du président Morsi (tandis que, dans le même temps, des foules considérables envahissaient les rues de la Tunisie pour protester contre l’implication d’Ennahda dans l’assassinat d’opposants de gauche). C’est d’ailleurs pour tenter de freiner cette dynamique manifestement jugée dangereuse que l’armée (dont on ne doit pas négliger qu’elle exerce une influence considérable sur l’économie) aura fini par s’emparer des commandes, non sans toutefois prendre la précaution de se présenter en arbitre entre les camps en belligérance.

Les massacres cairotes des derniers jours attestent, dans leur horreur même, que rien n’est réglé en Égypte. Aux entreprises liberticides des islamistes, ont succédé la mainmise des militaires sur les médias, les vagues d’arrestations dans les rangs des Frères musulmans, la proclamation de l’état d’urgence. Même si la contestation démocratique du gouvernement Morsi se trouve pour l’heure prise en otage par le recours à la force grâce à laquelle l’armée entend imposer ses solutions de sortie de crise, même si deux pays se font face avec une haine croissante et qu’une large fraction des opposants à la tentation théocratique (aux motivations par ailleurs fort diverses) paraissent encore enclins aux illusions sur les visées d’un état-major pourtant façonné par l’ancien régime et formé outre-Atlantique, il est loin d’être certain que cela suffise à briser l’expérience par laquelle les citoyens ont commencé à prendre conscience de leurs capacités d’intervention sur le cours des choses.

L’HYPOCRISIE ET LE CYNISME DES CHANCELLERIES

De toute évidence, le processus des révolutions arabes doit être considéré sur le temps long, sans qu’il s’avérât possible de se référer, pour en saisir les méandres, aux grilles d’analyse du passé. Faute de perspectives progressistes suffisamment crédibles, il risque hélas de traverser encore bien des épreuves sanglantes, d’en passer par des phases de désagrégation, d’affronter les tourments de guerres civiles sources de terribles difficultés et de désorientation pour les populations. D’autant que l’environnement régional est essentiellement marqué par les convulsions syriennes, la désintégration de l’État libyen, les fragmentations ethniques et communautaires consécutives à l’invasion américaine en Irak, l’impasse yéménite et le développement un peu partout de forces jihadistes, l’échec des mobilisations démocratiques en Turquie, la montée des tensions dans le Golfe autour de l’enjeu nucléaire iranien.

Cela ne saurait suffire à estomper l’hypocrisie – ou plutôt, devrait-on dire, le cynisme – des réactions vertueuses, aux derniers massacres, de la Maison-Blanche ou des chefs d’État et de gouvernement de l’Union européenne. Ayant supporté jusqu’à leur effondrement des dictatures qui leur paraissaient un gage de stabilité de la région face au « terrorisme », puis ayant soutenu les nouvelles équipes islamistes en espérant que leurs assises populaires permettraient de faire rentrer dans son lit le torrent révolutionnaire, ils n’ont jamais eu pour préoccupation que la protection de leurs intérêts énergétiques et géostratégiques (on l’aura encore vu lorsque François Hollande, à l’occasion de sa récente visite à Tunis, n’hésita pas à apporter sa caution à la coalition en place, ignorant délibérément que la rue attendait d’une France ayant théoriquement basculé à gauche qu’elle se fasse l’écho de ses revendications de liberté). À aucun moment, même lorsqu’ils se seront employés à faire tomber des tyrannies sanguinaires, en l’occurrence celles de Tripoli et de Damas, ils ne cherchèrent à favoriser l’instauration de véritables démocraties, craignant manifestement plus que tout que cela ne vînt encourager les mouvements indépendants des peuples pour administrer eux-mêmes leurs affaires. Ils portent, ce faisant, une large part de responsabilité dans le chaos où se trouve présentement plongée la quasi-totalité de la zone.

On peut, ont doit même, tirer au moins trois grands enseignements de ces situations. Un, au stade où elle se trouve parvenue, la mondialisation capitaliste accouche de dramatiques séismes, en même temps qu’elle amène les peuples à retrouver le chemin de leur action propre et de la défense de leurs intérêts fondamentaux. Deux, l’islamisme que l’on nous décrit ici volontiers comme une vague irrépressible susceptible de submerger demain la « civilisation occidentale », s’il parvient temporairement à combler le vide laissé par l’absence d’horizon politique clair et la crise du projet d’émancipation humaine, n’est nullement l’avenir obligé du monde arabo-musulman, l’exigence démocratique ayant tôt fait de se retourner contre lui à l’épreuve de la réalité. Trois, le ressac que connaît présentement le mouvement altermondialiste, autant que l’impuissance que tout un chacun éprouve devant des événements de l’ampleur égyptienne, nous commandent de réfléchir en urgence à la refondation d’une culture de paix et d’internationalisme, à l’exploration de nouveaux chemins pour l’affirmation d’une solidarité entre les peuples.

Christian_Picquet

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