Où va la France ?

Celles et ceux dont les connaissances s’étendent jusqu’à la volumineuse production éditoriale de Léon Trotsky sur la France de l’Entre-Deux guerres – elle est pratiquement introuvable, de nos jours, en librairie – ne m’en voudront certainement pas de l’emprunt du titre de cette note à un célèbre article de la grande figure de la Révolution russe. Lorsqu’il écrivait ce texte, quelques mois après le 6 février 1934, le vieux Lev Davidovitch analysait un pays arrivé à la croisée des chemins, où les ligues factieuses venaient de se lancer à l’assaut du Palais-Bourbon, tentant à l’exemple du parti nazi de réaliser ”« une opération de luxation des cerveaux »”, et où, au cœur d’un continent plongé dans la dépression consécutive au grand krach financier de 1929, ”« la bourgeoisie” (avait) ”conduit la société à la faillite »”. ”« Si les moyens de production,” écrivait-il, ”demeurent entre les mains d’un petit nombre de capitalistes, il n’existe pas de salut pour la société qui est condamnée à aller de crise en crise, de misère en misère, de mal en pis. »”

Je ne cite pas ces lignes pour assimiler deux situations historiquement très différentes. Il n’empêche ! Il est devenu fréquent, sous la plume d’analystes de bords idéologiques très divers, de voir convoquer la référence aux années 1930 et 1940. Quelques jours à peine après ma dernière chronique, consacrée au réveil de l’antisémitisme dans la société française, les rues de Paris voyaient déferler l’exécration des Juifs, des francs-maçons, des homosexuels et, plus généralement, de la République. C’était le dimanche 26 janvier, à l’occasion de la plus importante manifestation de ce type organisée depuis la Libération, manifestation baptisée « Jour de colère ». Il ne s’en trouva pas moins un dirigeant de premier plan de l’opposition pour traiter avec indulgence ce qui se voulait d’évidence un 6 Février en miniature, affrontements avec la police à la clé. Comme pour rendre encore plus poisseux le climat, à l’initiative d’un réseau dont le chef de file affiche ouvertement son ”« national-socialisme »”, une opération de boycott de l’école et de ses valeurs d’égalité s’orchestrait dans plusieurs villes, jouant sur les peurs de parents auxquels on annonçait… que l’on allait enseigner la masturbation et l’homosexualité aux enfants dès la maternelle.

Cerise sur le gâteau, et retour en force de tout ce que l’Hexagone compte de mouvements cléricaux et obscurantistes, des dizaines de milliers de manifestants s’emparaient à leur tour du pavé, ce 2 février, dans le but de conspuer la ”« familiphobie »” qu’ils prêtent à la gauche. Et ceux-là obtenaient une victoire des plus symboliques avec, en à peine 24 heures, le retrait de l’ordre du jour du Parlement du projet de loi sur la famille. ”Exit” la procréation médicalement assistée dont on interdit jusqu’à la discussion ! Le gouvernement sera, en quelque sorte, parvenu-là à ce prodige consistant à capituler en rase-campagne devant la droite la plus rétrograde (ce ”« Teaparty »” à la française dont le ministre de l’Intérieur était allé jusqu’à dénoncer la formation dans les colonnes du ”Journal du dimanche”) et à opérer sa deuxième rupture (après celle de la conférence de presse de la mi-janvier) avec son électorat.

Chacun le voit bien, ce n’est pas céder à la facilité des amalgames que de relever la complémentarité de tous ces événements. L’état préoccupant de ce pays, cette crise morale et ces paniques identitaires qui le tenaillent, le retour au devant de la scène de ce qu’il y a de plus fétide en son sein et qui, jusqu’alors, ne concernait qu’une poignée de psychopathes ne s’aventurant qu’avec précaution à briser les « tabous » démocratiques hérités de la Résistance, signe la déshérence de la gauche et l’obscurcissement des perspectives progressistes. Tel est le premier résultat de la fuite en avant libérale dans laquelle se sont engagés François Hollande et son équipe, au mépris du vote populaire du printemps 2012.

Comme avant-guerre, c’est quand la gauche n’incarne plus d’espoir en de grandes avancées sociales et démocratiques que la tentation du repli sur soi et de la résignation, avec son corollaire inévitable, la montée en puissance de la haine à l’état brut et des régressions barbares, se manifeste. Que l’on me pardonne cette digression, mais nous sommes ici bien loin du vaudeville que nous auront valu les problèmes de cœur du locataire élyséen. Devoir, à notre corps défendant, nous intéresser aux confidences d’alcôve savamment distillées par les deux intéressés et leurs entourages, avoir à nous prononcer sur le statut qu’il conviendrait de donner à la ”« Première Dame »” a quelque chose d’ubuesque dans une République dont le peuple est, théoriquement du moins, l’unique souverain. S’il en était encore besoin, nous trouverions dans l’insignifiance de ce nouvel épisode la confirmation que la dérive incessante du présidentialisme légué par le général de Gaulle appelle sans délai un changement radical d’institutions.

LA POLITIQUE DE « L’OFFRE » : UNE IMPASSE INÉLUCTABLE

Pour justifier l’accélération de l’orientation mise en œuvre depuis l’automne 2012 avec le fameux crédit d’impôt compétitivité-emploi, François Hollande explique aux Français qu’il n’existe pas d’autres options envisageables. Que le choix de « l’offre », c’est-à-dire l’adoption de mesures de transfert massif de la richesse nationale vers le capital, serait l’unique moyen de réveiller à terme la « demande », autrement dit une reprise génératrice de création d’emplois et d’amélioration du pouvoir d’achat. Une théorie vieille de deux siècles puisqu’elle fut, pour la première fois, formulée par Jean-Baptiste Say en défense de la libre concurrence. Les plus chauds partisans de ce bien vieux cadre conceptuel n’hésitent toutefois pas, quant à eux, à lui donner des fondements contemporains : puisque l’oligarchie, nous disent-ils en substance, l’a dorénavant emporté, il ne reste plus qu’à s’en remettre à elle pour essayer de sortir l’économie du marasme. L’une des plumes du ”Monde” allait ainsi au bout de la logique, voici quelques jours : ”« Non seulement il est impossible de faire rendre gorge aux riches dans un monde globalisé sans fiscalité ad hoc, mais une telle ambition est parfaitement contre-productive car les riches ont gagné la partie. Ils sont les maîtres du monde. Aucun gouvernement ne peut réussir sans eux. C’est eux qui créent la croissance, devenue le plus puissant moteur de lutte contre la pauvreté. Eux qui fabriquent l’emploi, devenu le principal facteur de stabilisation des démocraties. Eux que l’État impécunieux appelle au secours dans des secteurs-clés comme l’éducation, la santé, la recherche. »”

Sauf que cette bouillie idéologique, qui fait toute honte bue ses adieux à la démocratie et au droit des citoyens de décider par leurs votes de leur avenir, n’a aucune consistance. Non seulement la thèse de « l’offre » n’a jamais et nulle part représenté la bonne réponse à une crise avant tout provoquée par la financiarisation poussée à l’extrême du capitalisme, mais elle a partout enfoncé les nations qui en furent les victimes dans une activité économique atone, dans la spirale sans fin des récessions, dans le développement du chômage de masse et de la précarité, c’est-à-dire dans le maintien d’un très haut niveau de déficit des finances publiques se traduisant lui-même en un accroissement de cet endettement que l’on prétend pourtant réduire.

Tous les économistes dignes de ce nom le disent et le répètent : on peut bien multiplier les cadeaux aux entreprises, elles n’embaucheront pas tant que les carnets de commandes seront vides et… tant que les actionnaires des grands groupes demanderont des dividendes en augmentation régulière d’une année sur l’autre ; on peut bien diminuer massivement les dépenses de l’État, on ne fera ce faisant que priver de débouchés les entreprises clientes d’organismes publics, de sorte que pour la réduction d’un euro de la dépense publique, on restreindra la production à court terme de un euro et demi ; on peut bien amputer les dotations aux collectivités locales, qui assurent plus de 70% de l’investissement public, on éloignera d’autant l’horizon d’une relance…

« INSUFFISANCE SÉVÈRE ET GÉNÉRALISÉE DE DEMANDE »

Même la rédaction des ”Échos” se montrait, le 24 janvier, des plus sceptiques sur l’option retenue par le président de la République : ”« La politique de l’offre est-elle la meilleure réponse au problème français ? Celle-ci ne fonctionne que s’il y a des débouchés. Or la zone euro souffre d’une demande anémique. Depuis 2010, les pays du sud de l’Europe – Grèce, Espagne, Portugal – ont drastiquement réduit leur demande puisque les financements extérieurs se sont brutalement réduits. »” En clair, le « Pacte de responsabilité » a toute chance de produire des effets encore plus négatifs que la loi Tepa qui, associant un bouclier fiscal pour les plus aisés à diverses exonérations sur les intérêts d’emprunt immobilier ou les droits de succession, se révéla un fiasco retentissant, conduisant dès ses premiers mois la présidence de Nicolas Sarkozy droit dans le mur. Son successeur, qui s’applique laborieusement à mériter le titre de président du CAC 40, devrait s’en souvenir…

Comme il devrait d’ailleurs se remémorer les avertissements d’économistes de plus en plus nombreux à refuser l’orthodoxie néolibérale et à en appeler à prendre toute la mesure d’une ”« catastrophe aussi vaste qu’inutile »”. Je reprends ici les mots de Paul Krugman, ce professeur émérite de l’université de Princeton, dans son dernier ouvrage, ”Sortez-nous de cette crise… maintenant !”, qui se trouve à présent disponible en édition de poche. Il y résume en quelques lignes la folie de la ligne hollandaise : ”« Pourquoi le chômage est-il si répandu et la production économique si faible ? Parce que nous – et par ‘’nous’’ j’entends les consommateurs, les entreprises et les gouvernements, tous confondus – ne dépensons pas assez. Les dépenses en matière de construction immobilière et de biens de consommation ont plongé au moment de l’éclatement des bulles jumelles de l’immobilier en Amérique et en Europe. L’investissement des entreprises n’a pas tardé à suivre, parce qu’il n’y a guère de sens à développer des capacités quand les ventes diminuent. Puis ce fut une bonne part de la dépense publique, quand les autorités, tant au niveau local qu’à celui des États et même certains gouvernements nationaux, ont commencé à manquer de recettes fiscales. La faiblesse des dépenses signifie à son tour la baisse de l’emploi, parce que les entreprises ne vont pas produire ce qu’elles ne peuvent pas vendre, et qu’elles ne vont pas embaucher de la main-d’œuvre dont elles n’ont pas besoin pour produire. Nous souffrons d’une insuffisance sévère et généralisée de demande. »”

Le gigantesque baratin que constitue l’invocation d’un « donnant-donnant » ressort parfaitement de cette démonstration limpide. Surtout dans la mesure où le pouvoir politique a d’emblée renoncé à assortir les allègements d’impôts et les exonérations de cotisations de la moindre exigence envers les entreprises bénéficiaires, qui peut un instant croire qu’elles opéreront des investissements d’avenir, créeront massivement des emplois ou augmenteront les salaires, alors que l’économie européenne se trouve en pleine dépression et que les débouchés se rétractent dans les pays émergents ? Le récent exemple d’Airbus est, à lui seul, éloquent : ce fleuron de l’industrie aéronautique est réputé prospère, ce qui n’empêche pas sa direction d’annoncer plus de 5000 suppressions de postes, parce qu’il lui faut chaque année atteindre un taux de rentabilité de plus de 10%.

L’ENCHAÎNEMENT DES CATASTROPHES

L’échec économique est, par conséquent, devant nous, et avec lui se profilent d’authentiques catastrophes. Catastrophe sociale en premier lieu, puisqu’au chômage massif et à une précarité prospérant comme un cancer, à la baisse régulière d’un pouvoir d’achat grevé par des rémunérations en berne et une fiscalité injuste (à l’image d’une TVA dont l’on vient de hausser les taux pour financer les 20 milliards sortis des caisses de l’État pour cause de CICE), l’Élysée a décidé d’ajouter le démantèlement de la protection sociale.

Les faits sont de ce point de vue têtus, en dépit des dénégations ministérielles : dès lors que les Français sont plus nombreux d’une année sur l’autre, si l’on veut simplement stabiliser les dépenses de santé, il faudra accorder moins à chacun et chacune. Et comme il s’agit, à prendre au sérieux le verbe présidentiel, non simplement de stabiliser mais de diminuer ce qui représente 45% de la dépense publique, c’est à un recul sanitaire sans précédent, à l’effondrement de l’un des principaux piliers du « Pacte de la Libération », que l’on se prépare. Avec des conséquences à ce jour difficilement mesurables, la bonne marche d’une économie supposant des travailleurs en pleine possession de leurs moyens, et la progression de notre démographie pouvant se voir brutalement interrompue par l’affaiblissement des mécanismes de protection collective, l’austérité allemande en a déjà fourni l’impitoyable démonstration.

La désintégration sociale ne tardera pas à engendrer ses traductions politiques. Seul le parti de la revanche sociale et du grand bond en arrière peut profiter de l’action de la coalition présentement aux affaires. Comme la droitisation de celle-ci amène l’UMP à se radicaliser toujours davantage dans le même temps que la gauche se retrouve en situation de tétanie, comme l’influence qu’il a acquise permet au Front national d’imposer son agenda à notre vie publique, comme la progression de cette extrême droite dans l’opinion lui permet de se poser en relève possible de partis de gouvernement s’évertuant à exiger du pays des sacrifices aussi insupportables que visiblement absurdes, la sombre description de Trotsky, par laquelle j’ai entamé ce papier, prend à 70 ans de distance une résonnance singulière.

L’AUTRE « EXEMPLE » ALLEMAND

Je reviens de Bordeaux. J’y participais, ce 31 janvier, au meeting de soutien à la liste du Front de gauche, conduite par Vincent Maurin, pour les élections municipales. Un beau rendez-vous, combatif et chaleureux, qui rappelait les plus belles heures de notre coalition. Dans cette ville dont l’édile, Alain Juppé, est annoncé réélu dès le premier tour bien que la gauche y ait réuni une majorité absolue de suffrages en 2012, mon ami Pierre Laurent eut raison d’appeler l’attention de l’assistance sur l’absolue détermination de l’UMP à démembrer des décennies de conquêtes arrachées par nos anciens.

Il suffit de se reporter au ”« Projet d’alternance »” adopté par le dernier conseil national du parti de Messieurs Copé et Fillon. On y verra énumérées les promesses de ”« sortie définitive des 35 heures »”, de ”« dégressivité des allocations de chômage »” au bout de six mois, de réécriture du code du travail ”« pour l’alléger drastiquement »”, d’instauration d’une ”« règle d’or de la simplification : choisir toujours la norme la moins contraignante lors d’une transposition de directive européenne »”, du retour de ”« la TVA antidélocalisation »”, ou encore d’indexation des ”« prestations sociales sur la croissance et non sur l’inflation »”… Et ainsi de suite, pour dessiner sans vergogne la perspective d’un véritable basculement social qui signerait, s’il devait s’accomplir, une défaite majeure de la gauche dans son ensemble et, plus globalement, du mouvement ouvrier de ce pays.

Il n’a, pour cette raison, pas tort, le président de la République, d’inviter Monsieur Hartz à venir le conseiller. Car, du même coup, il en vient à étaler la stupidité profonde de sa démarche. Ledit Peter Hartz ne fut-il pas l’artisan des « réformes » du marché du travail outre-Rhin, du temps de l’administration Schröder ? Là-bas, on aura flexibilisé à outrance l’activité productive, mis en pièces le dispositif d’indemnisation des chômeurs, généralisé les minijobs rémunérés à peine plus de 400 euros. Résultat, le Parti social-démocrate se voit, jusqu’à aujourd’hui, frappé d’un discrédit tel qu’il lui a fait perdre tous les scrutins, le transformant même, en roue de secours pitoyable de l’équipe actuelle d’Angela Merkel, et plus encore, qu’il rejaillit sur la gauche tout entière en la privant de toute possibilité d’arrêter le rouleau compresseur de la destruction sociale.

Tel est, au fond, ce qui menace la France et son peuple, si du moins rien ne vient enrayer la machine infernale que l’on a enclenchée. Non point seulement un échec retentissant du gouvernement, ni même uniquement la dure sanction du Parti socialiste dans les urnes. Non ! La relégation de notre camp social et politique dans un état de découragement, de désorientation, de division qui ne profitera qu’aux pires adversaires du mouvement ouvrier. ”« Monsieur Hollande nous a débarrassés du socialisme »”, exulte déjà Alain Minc, théoricien d’un libéralisme enfin parvenu à ses fins dérégulatrices. Le personnage ne se trompe manifestement pas sur ce qui se joue en France. Tout à son éloge des vertus de la ”« mondialisation heureuse »”, l’ex-« visiteur du soir » de Nicolas Sarkozy ignore cependant que, sur les ruines des espérances émancipatrices du socialisme et des promesses d’égalité de la République, devant la faillite consommée de politiques impuissantes à affronter les soubresauts du nouveau capitalisme, ce sont les solutions du pire qui finissent souvent par se frayer un chemin.

RASSEMBLER LES FORCES, REPRENDRE LA RUE

Pour le résumer d’une phrase, nous sommes entrés dans un moment décisif, aussi complexe qu’éminemment dangereux. Le rapport des forces s’est lentement mais profondément dégradé. Rien n’a encore basculé, quoique le temps fût désormais compté pour engager la contre-offensive à même, tout à la fois, de contenir la vague adverse et d’engranger de nouveau des succès qui inverseront la tendance. C’est une vieille leçon de la lutte des classes qui se rappelle brutalement à nous : ceux qui osent, qui défendent leurs intérêts, qui prennent l’initiative parviennent à avancer ; à l’inverse, ceux qui hésitent et renoncent au combat ne cessent de s’affaiblir.

Les scrutins qui s’annoncent, la conquête d’un très grand nombre de municipalités échappant à la doxa libérale et, plus encore, de bons résultats de la gauche anti-austérité aux élections européennes, seront une étape décisive de la réorganisation des forces de notre camp. Reste que, lorsque c’est l’adversaire qui tient le pavé, rien de décisif ne sera acquis si le monde du travail, autant que les forces vives de la gauche politique et sociale, ne reprennent pas la rue. C’est, en effet, la condition pour que des millions d’hommes et de femmes redécouvrent le potentiel qu’ils représentent, qu’ils retrouvent confiance en eux, qu’ils se retrouvent une communauté d’exigences, qu’ils reprennent espoir.

Une fois de plus dans l’histoire, le moyen d’y parvenir s’avère le rassemblement le plus large possible, pour et dans la lutte. La division, qu’elle se manifestât d’ailleurs aux plans syndical ou politique, se révèle le premier obstacle à l’entrée du plus grand nombre dans les batailles décisives. Elle brise les solidarités de classe, elle fait prévaloir les intérêts particuliers contre l’intérêt général des salariés et des citoyens, elle affaiblit toutes les mobilisations pour, au final, répandre un ravageur sentiment d’impuissance, lequel conduit immanquablement aux plus grands désastres. C’est Léon Trotsky qui se faisait, au milieu des années 1930, toujours dans ”Où va la France ?”, le défenseur obstiné de ce ”« front unique »” qui, à ses yeux, renfermait ”« en soi des possibilités grandioses »”, y compris pour construire la dynamique susceptible de poser en termes repensés la question du pouvoir.

On m’objectera, je le sais, que la période a changé, qu’une partie de la gauche a tourné le dos aux valeurs les plus fondamentales du socialisme pour rallier la doxa européiste et libre-échangiste, qu’elle gouverne aujourd’hui la France avec les résultats qui ont été précédemment évoqués, et que l’unité ne peut plus se concevoir comme auparavant. J’en suis parfaitement conscient. À cette réserve près que la résignation à l’injustice n’a pas encore gagné le corps social, que l’échec inéluctable de la théorie de « l’offre » et les capitulations à répétition des gouvernants devant la droite et le patronat vont inévitablement produire de la résistance à grande échelle, que le social-libéralisme demeure clairement minoritaire dans la gauche (qui peut croire que François Hollande eût pu gagner la présidentielle de 2012 s’il n’avait pas prononcé son discours du Bourget mais assumé, dès cet instant, la politique qu’il mène actuellement ?), jusque dans le Parti socialiste (sinon, pourquoi le chef de l’État aurait-il énoncé son intention d’agir demain par ordonnances et décrets contre sa propre majorité parlementaire ?). Le problème d’une offre largement rassembleuse est, dans ces conditions, bel et bien à résoudre, et c’est l’une des tâches les plus pressantes du Front de gauche que de s’y employer, sur le champ qui est le sien naturellement.

Il est, en premier lieu, indispensable que le syndicalisme sorte au plus vite de ses difficultés à construire la riposte sociale, et qu’il fasse entendre ses revendications alors que le Medef, lui, s’est placé en ordre de bataille voilà déjà 20 mois. Bien que le mot d’ordre en ait été lancé par la seule CGT, la journée du 6 février revêt, pour cette raison, une grande importance. Face à l’offensive des classes possédantes, alors que la droite extrême et l’extrême droite se nourrissent de la léthargie et de la désespérance, il est indispensable que le mouvement social donne le signal du retour dans la rue. Dans le même ordre d’idées, tous les appels à se manifester dans l’espace public sont les bienvenus, à l’instar des défilés de ce 1° février en défense du droit à l’IVG remis en cause en Espagne et dans toute l’Europe.

Plus généralement, dès lors que ce sont les principes mêmes de la République qui se trouvent directement attaqués, la riposte doit également se bâtir sur le terrain politique. Une gigantesque démonstration de force est à l’ordre du jour, afin de faire converger attentes sociales et exigences citoyennes, dans leur diversité, autour de la revendication cardinale d’égalité que l’on tente présentement d’abattre. Aucune exclusive, aucun préalable n’est de mise pour aboutir à la reconstruction de ce grand front démocratique. Les divergences sont fortes entre partis comme entre organisations du mouvement syndical ? Évidemment, et elles ne vont pas s’effacer par la magie d’un immense rendez-vous national. Si elles contraignent les uns et les autres à cheminer séparément, elles ne leur interdisent toutefois pas de frapper ensemble lorsque menace de céder la digue empêchant encore le parti de la réaction de l’emporter.

Ici encore, j’entends déjà des esprits avisés, animés je le sais des meilleures intentions du monde, m’avertir que défiler avec des socialistes reviendrait à dédouaner le pouvoir de ses décisions insupportables. Comme si ce n’était pas la sensation, grandissante au sein du peuple de gauche, que plus rien n’est atteignable par lui qui était le plus bel atout d’une austérité se prétendant sans opposition notable…

FACE AU « PACTE DE RESPONSABILITÉ », UN NOUVEAU BLOC MAJORITAIRE À GAUCHE

Ne nous le dissimulons pas, l’obstacle premier au redéploiement des mobilisations réside dans l’inexistence d’une perspective porteuse de l’espérance du changement. Il importe en conséquence de s’atteler, dans l’urgence, à faire la démonstration qu’une alternative à la politique gouvernementale est non seulement nécessaire mais parfaitement possible. Je l’ai déjà dit, je suis convaincu que l’on compte d’évidence une majorité à gauche en faveur d’une orientation prenant les moyens d’initier une relance socialement utile et écologiquement soutenable, de faire émerger un nouveau modèle de développement, d’arracher le pouvoir à la finance, de redistribuer les richesses, de sortir du carcan de l’austérité auquel nous condamne le traité budgétaire européen. Il convient, à mes yeux, de donner existence et visibilité à cette majorité. Ce qui requiert d’opposer au « pacte de responsabilité » la proposition d’un nouveau bloc majoritaire à gauche.

Ce nouveau bloc majoritaire peut se former à partir du programme de salut public qui prendra l’exact contre-pied du « socialisme de l’offre » et réalisera la synthèse de ce que le Front de gauche ou d’autres secteurs de la gauche mettent sur la table depuis des mois. Il doit unir tous ceux et toutes celles qui n’entendent pas renoncer devant l’injustice et l’inégalité. Qu’ils se reconnaissent dans la gauche anti-austérité bien sûr ou que, militants, élus ou responsables, ils se revendiquent de la tradition socialiste et écologiste. Qu’ils agissent au quotidien en acteurs du mouvement social ou qu’ils soient simplement des citoyens soucieux que leurs votes et leurs aspirations ne soient pas piétinés.

C’est à leur capacité de relever ces défis et de porter cette ambition que toutes les forces concernées seront jugées…

Christian_Picquet

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