Deux ans !
Le long exercice de la profession de journaliste m’a enseigné que l’on ne pouvait échapper aux rituels des commémorations. Même si l’on se veut résolument extérieur aux codes de la politique spectacle qu’affectionnent ces directions de rédaction et ces gros actionnaires contrôlant les principaux titres de la presse écrite et les principaux médias audiovisuels de l’Hexagone – je ne les confondrai jamais, pour ma part, avec le reste d’une profession qui est elle-même victime de leurs agissements – pressés d’étouffer toute pensée critique dans un pays si longtemps l’un des plus politisés du monde… Il me faut donc, ici, sacrifier à l’exercice en traitant du deuxième anniversaire de l’accession de François Hollande à l’Élysée.
Je le ferai à partir d’un détail significatif. À l’occasion de son entretien très médiatisé du 6 mai au matin avec Jean-Jacques Bourdin, et interrogé sur le bilan qu’il tirait lui-même des deux années écoulées, le président de la République aura tenu à revêtir son habit de monarque pour demander aux Français de ne le juger qu’à la fin de son mandat et sur un unique point : sa capacité à avoir « redressé » la situation du pays. Ce qui se confond manifestement, à ses yeux, avec le retour à l’équilibre des finances publiques et avec la « compétitivité » retrouvée des entreprises.
Que l’élu d’une mobilisation exceptionnelle de toute la gauche française en vînt ainsi à résumer l’enjeu de son quinquennat est pour le moins éloquent ! Peu lui importe, manifestement, de n’avoir pas réintroduit de la justice sociale et de l’égalité républicaine dans la vie d’une société brutalisée comme elle l’aura rarement été par un capitalisme avide, par des logiques financières aveugles déchirant pan après pan son tissu industriel, par la désintégration des droits arrachés tout au long des six décennies écoulées. Peu lui chaut, maintenant qu’il est installé au « Château », de consentir à son tour à la présidentialisation toujours plus poussée de nos institutions, en ignorant avec mépris les attentes démocratiques des citoyens, en leur faisant avaler de prétendues « réformes » même lorsqu’ils les rejettent de toute évidence, en continuant à s’asseoir sur les revendications d’un syndicalisme qui ne fut pourtant pas étranger à sa victoire. Peu lui coûte, emporté par l’exaltation que provoque d’évidence chez lui la théorie de « l’offre », d’avoir fait le contraire de ce qu’il avait promis, ratifiant l’absurde traité budgétaire imaginé de concert par Madame Merkel et Monsieur Sarkozy, soumettant du même coup le pays à la loi d’airain d’une Union européenne fonctionnant à l’avantage exclusif des marchés, enfermant du même coup la France dans la prison d’une austérité à perpétuité.
Le bilan des deux dernières années se résume, pour cette raison et dans les faits, à ce double constat : elles auront été celles des engagements reniés et des espérances piétinées. Désormais, en lieu et place de la politique volontaire de relance, d’investissement, de conversion écologique de l’économie, de réindustrialisation du pays, de réorientation de la dépense publique à cette fin, le président de la République ne sait plus tenir qu’un discours autiste. C’est-à-dire inaudible et illisible de celles et ceux auxquels il s’adresse.
Comment croire, en effet, qu’il suffise de marteler, comme ce 6 mai sur les ondes de BFMTV-RMC, la nécessité ”« d’aller encore plus vite »” (dans quelle direction ?), ou de prétendre ”« regarder les Français en face »” (pour leur fixer quelle ligne d’horizon ?), pour faire renaître l’intérêt du côté des salariés, des retraités, des chômeurs, des jeunes, des petits agriculteurs ou petits entrepreneurs ? Comment imaginer qu’il suffise de camper sur une rhétorique présidentialiste, ne promettant aux citoyens de leur rendre des comptes que dans trois ans, pour redonner à la politique ses lettres de noblesse ? Comment penser un instant qu’il suffise d’une communication remaniée par les soins d’un nouveau technocrate fraîchement recruté à la place de son prédécesseur déchu, pour commencer à combler le fossé, sans cesse plus profond, séparant la communauté des citoyens de ceux qu’elle avait désigné pour la représenter ?
Dans quelque direction que l’on se tourne, le désastre pointe à l’horizon. L’attente d’une relance que généreraient, presque miraculeusement, les cadeaux consentis comme jamais au grand patronat et une austérité budgétaire frappant durement le plus grand nombre est au mieux une illusion, et au pire une escroquerie. La refonte annoncée de notre architecture institutionnelle, avec la suppression des conseils départementaux et la fusion forcée des Régions comme d’un certain nombre de communes, n’est que l’alibi d’un étranglement sournois de la République et de la démocratie locale visant à adapter la France aux exigences de cette mise en concurrence de ses territoires qu’exige l’Europe libérale. Précisément, les belles sentences énoncées à la faveur d’une tribune publiée en guise de célébration de la défaite du fascisme sur le Vieux Continent – ”« La France veut plus que le progrès de l’Europe. Elle veut l’Europe du progrès »”, aura écrit, sans souci de la dérision, une plume du chef de l’État dans les colonnes du” Monde”, ce 8 mai – ne résistent pas une seconde à l’épreuve des faits : l’Europe de la monnaie unique et de l’orthodoxie budgétaire n’a pour fondements que la course au moins-disant social, le règne de cette ”« concurrence libre et non faussée »” que les Français avaient largement rejeté un certain 29 mai 2005, la négation de la souveraineté des peuples et de leurs Parlements telle que la consacre le traité pour la stabilité, la coopération et la gouvernance, l’inféodation à cette machine de guerre américaine qu’est l’Otan…
Sur chacun de ces points, nul ne s’est apparemment offusqué que le premier personnage de l’État ait pris soin de laisser entendre qu’il n’entendait, sous aucune des formes prévues par la Constitution, permettre au peuple de s’exprimer. Et ce, bien que les projets aujourd’hui évoqués n’aient figuré dans aucun des chapitres de la plate-forme électorale du candidat socialiste à l’élection présidentielle…
De l’organisation du référendum qui s’imposerait en matière de réorganisation territoriale, dès lors que c’est la vie de chacune et de chacun que l’on se prépare à bouleverser, il ne saurait être question puisque, nous dit-on, les Français ne répondent jamais à la question que leurs Princes daignent leur poser. De la consultation populaire que nécessiterait, autre exemple, la signature qui se dessine d’un traité assujettissant l’Europe aux normes commerciales édictées par les firmes d’outre-Atlantique, il ne peut être davantage question, nous explique-t-on encore, puisque c’est la prospérité du monde qui est en jeu. Autrement dit, le successeur de Nicolas Sarkozy se comporte exactement comme son prédécesseur : il campe sur la même posture bonapartiste, se retranchant derrière l’irresponsabilité qui lui est légalement conférée pour gouverner à la hussarde, tenter de conjurer son échec en brutalisant un peu plus le pays, violer sa propre majorité et son propre parti.
Qui peut se reconnaître encore dans une semblable fuite en avant ? Sauf à laisser une droite revancharde et une extrême droite haineuse profiter de la situation créée par un monarque qui n’a plus rien à dire au plus grand nombre, l’urgence commande de changer de cap. La plus grande partie de la gauche le pense et le dit, comme en atteste le malaise grandissant – on doit même parler maintenant de fronde – des groupes socialiste et écologiste de l’Assemblée nationale.
C’est une nouvelle majorité, une majorité rose-vert-rouge, qui doit voir le jour et remplacer le gouvernement de Manuel Valls, sur une politique de progrès et de justice permettant enfin à la gauche de retrouver le chemin du peuple. C’est d’ailleurs le thème de la tribune que je viens de donner à ”Politis”. Je la mettrai en ligne, ici, dans quelques jours, agrémentée de réflexions supplémentaires sur la configuration politique inédite dans laquelle nous venons d’entrer. En attendant, rendez-vous chez votre marchand de journaux pour acheter cet excellent journal – ou achetez-le sur Internet –, ce sera une aide méritée à sa rédaction et à son directeur, l’ami Denis Sieffert. Avec” l’Humanité”, ils maintiennent vaille que vaille une presse de gauche indépendante dans ce pays.