Ne croyons pas les enfumeurs : Tsipras a gagné la première manche

Je suis tout particulièrement inquiet, je devrais dire que je suis littéralement interloqué, devant la manière dont est traité, ici, le résultat de la difficile négociation engagée par le nouveau gouvernement grec avec l’Union européenne et, singulièrement, avec le pouvoir conservateur allemand qui imprime à celle-ci sa ligne de démolition sociale et de régression démocratique. De la « gauche de la gauche », comme il est convenu de la désigner, aux néolibéraux arcboutés sur l’aggravation des politiques d’austérité, on ne cesse d’instruire le procès en trahison des promesses sur lesquelles Alexis Tsipras et ses amis ont été portés à la direction de leur pays. Une pareille convergence aurait de quoi interpeller, si elle n’était pas tant de nature à égarer les consciences… pour l’unique bénéfice de ceux qui ne savent progresser qu’à la faveur de la plus détestable des confusions.

Passons sur la IV° Internationale évoquant, dans une résolution de son instance directionnelle, ”« un recul sur les engagements pris devant le peuple grec »”. Une dénonciation finalement attendue de la part d’une extrême gauche toujours prompte à considérer comme une atteinte aux intérêts fondamentaux du prolétariat toute volonté de relever, à gauche, le défi du pouvoir dans des situations non révolutionnaires. Bien plus problématiques m’apparaissent les tirades de Stathis Kouvelakis, que j’ai connu au cours des dernières années d’existence de la LCR, et qui est aujourd’hui tout à la fois membre du comité central de Syriza et, en France, du parti « Ensemble ». Il se montre particulièrement féroce en parlant carrément d’un ”« échec majeur pour Syriza, probablement fatal »” : ”« L’action du gouvernement Syriza et sa capacité de mettre en œuvre son programme se retrouvent neutralisées par cet accord. Le cadre du Mémorandum est maintenu dans sa quasi-intégralité.” (…) ”Tout le problème est là. Syriza s’était arcbouté de plus en plus clairement dans une position qui refusait la rupture avec l’euro, à la fois comme une éventualité, mais aussi comme une possible arme à brandir lors des négociations.” (…) ”Le gouvernement Syriza n’aura d’autre choix que d’être un gestionnaire du cadre mémorandaire.” (…) ”Cela conduira à la déception des espoirs et des attentes que l’électorat a placés dans Syriza. »”

Le plus troublant est, je l’écris sans chercher à pratiquer les amalgames, que ces appréciations fassent écho à celles des européistes austéritaires les plus fanatisés. De ”L’Opinion” titrant que « feue la ‘’Troïka’’ garde la Grèce sous tutelle », aux ”Échos” considérant que la Grèce aurait montré « patte blanche », de Monsieur Le Boucher qui plastronne sur le site Slate.fr en expliquant que ”« le gouvernement grec a fini par accepter les conditions de la ‘’Troïka’’ »” (et, surtout, en y voyant ”« une dure leçon pour les populistes d’extrême gauche comme d’extrême droite »”), à l’ineffable Madame Fressoz qui « remercie » du haut de sa chronique du ”Monde” l’ami Tsipras pour avoir fourni ”« une copie qui ressemble beaucoup à celle de ses prédécesseurs »”, la coïncidence des attaques est avérée. Avec un double résultat calamiteux : d’une part, ce climat délétère instille dans les esprits que rien ne peut venir infléchir un ordre dont tout atteste pourtant qu’il est en échec total ; ensuite, prime est ainsi donnée au discours du Front national, lequel s’empresse à son tour de dénoncer la trahison de la gauche grecque, voyant dans le battage médiatique orchestrée contre cette dernière une occasion inespérée de conforter sa propre démarche de repli sur les frontières nationales et de sortie de l’euro.

Nous voici, autrement dit, en présence de l’un des plus incroyables enfumages des opinions auxquels on aura assisté depuis l’opération idéologique destinée à promouvoir – avec, néanmoins, le magnifique succès dont on se souvient – le lancement du traité constitutionnel européen en 2004-2005. Si le compromis passé par le gouvernement Tsipras le 20 février doit être jugé, ce n’est en effet pas à l’aune du grand chambardement qu’il a toujours su ne pas pouvoir enclencher à lui seul, mais de la réalité du programme sur lequel il se sera fait élire, en l’occurrence celui dit de Thessalonique, rendu public en septembre 2014.

LA DÉFAITE DE LA « TROÏKA »

En entrant dans le dur des discussions avec l’UE et l’Eurogroupe, Alexis et ses amis n’ignoraient pas que leurs marges étaient des plus réduites. C’est de la direction d’un pays ruiné qu’ils avaient hérité, au produit intérieur brut en baisse de 25%, aux emplois détruits par centaines de milliers, au chômage multiplié par trois en cinq ans, aux salaires amputés de 38% et aux retraites diminuées de 45%. Ils savaient qu’un « Grexit », une sortie de la monnaie unique, les feraient entrer dans un moment de très grande incertitude, dont un peuple saigné à blanc n’avait certainement pas besoin, n’en déplaise à Stathis Kouvelakis. Qui pouvait, au cas où une telle issue serait devenue inévitable, ignorer la menace d’un appauvrissement massif des Grecs à la suite de la forte dévaluation d’une monnaie redevenue nationale, autant que le risque du déchaînement contre le pays d’une intense spéculation financière ?

Dès lors, pour nos camarades, se contenter de camper sur leurs positions pouvait très vite les entraîner vers un isolement redoutable (l’alliance avec la Russie, un temps évoqué par quelques médias néolibéraux, risquant de ce point de vue de devenir une aventure mortifère). Il leur fallait donc emprunter le chemin de crête leur permettant simultanément d’échapper à l’étranglement financier dont ils étaient menacés à court terme, de la part notamment de la Banque centrale européenne, tout en recouvrant les moyens de faire respecter les aspirations exprimées par leur peuple dans les urnes.

Certes, en contrepartie du prolongement de quatre mois de l’aide européenne à la Grèce, Tsipras et son ministre des Finances, Yanis Varoufakis, auront dû consentir à respecter les échéances de remboursement des dettes détenues par l’institution de Francfort, prévues pour juillet et août prochains. Ils auront dû, du moins à ce stade, s’engager à ne pas remettre en cause les privatisations organisées par leurs prédécesseurs et à respecter les procédures d’appels d’offre lancées pour les suivantes. Ils auront, de même, été contraints de lâcher du lest sur le calendrier, annoncé par le Premier ministre devant son Parlement, d’augmentation des salaires. Ils n’en auront pas moins obtenu des victoires, d’une portée bien plus que symbolique, en quatre domaines au moins.

En faisant accepter à leurs interlocuteurs la mise en œuvre d’une politique de justice fiscale allégeant la charge des plus modestes pour mettre véritablement à contribution une oligarchie que les administrations précédentes s’ingéniaient à épargner, ils auront obtenu gain de cause sur le deuxième pilier du programme de Thessalonique. En maintenant, dans leur lettre d’engagement auprès de l’Union, leur priorité à la lutte contre la fraude et l’évasion fiscales, ils auront confirmé leur objectif d’une nouvelle répartition des richesses (on doit, à cet égard, se souvenir que la liste des presque 2000 fraudeurs du fisc, rendue publique en 2012 par un journaliste courageux, avait été soigneusement étouffée par Monsieur Samaras). Mieux, en reprenant leur objectif de reconstruction d’un État et d’une administration publique dignes de ce nom, les actuels dirigeants de la Grèce seront restés fidèles à leurs ambitions : le combat contre la corruption, l’exigence de transparence dans l’attribution des marchés publics, la fin du clientélisme gangrénant la fonction publique constituaient des dimensions majeures du discours d’Alexis Tsipras. Enfin, en forçant Bruxelles et Berlin à « valider » leur plan d’urgence humanitaire, et en persistant à y décliner les objectifs qui en découlent – l’alimentation, le logement, la santé, l’énergie –, Alexis et son équipe auront imposé le respect du premier point de leur plateforme électorale. Au demeurant, quoiqu’ils aient dû transiger sur la progression immédiate des rémunérations (en concédant qu’elles ne devaient pas alourdir la ”« facture budgétaire »”) ou à propos de la ré-embauche des agents licenciés de l’État, ils n’auront pas reculé d’un pouce sur leur rejet des exigences de la « Troïka » concernant de nouvelles coupes claires dans les effectifs de la fonction publique.

En clair, ceux qui n’avaient cessé de resserrer le garrot sur le cou d’une population exténuée par tant de sacrifices subis au fil des années auront dû, en bout de négociation, reconnaître l’injustice des mesures qu’ils avaient commanditées. Il leur aura fallu s’incliner devant des aspects primordiaux du programme consacré par les urnes grecques, le 25 janvier. Des dimensions essentielles du sinistre Mémorandum ayant martyrisé des millions d’hommes et de femmes auront, du même coup, été déclarées caduques, tandis que leurs inspirateurs se seront vus obligés d’admettre que la « Troïka » avait perdu toute légitimité en imposant à la nation hellène une ligne aussi injuste qu’absurde. Si ce n’est sans doute pas la révolution appelée de leurs vœux par certains, c’est à tout le moins l’amorce d’un tournant politique dans le fonctionnement des institutions communautaires.

UN SUCCÈS DE LA DÉTERMINATION…

Nos camarades pouvaient-ils obtenir mieux ? Évidemment pas… À moins que ne se fût levé derrière eux une vague populaire à la puissance suffisante pour menacer de submersion l’ensemble du continent, ce qui n’aura pas été le cas… Et sauf à penser que, dans des conditions aussi difficiles, ils devaient se lancer dans une épreuve de force au ”finish”, pouvant fort bien se solder par leur chute… Qui aurait gagné à une semblable issue ? Pas le peuple grec, naturellement, qui eût alors dû, ou bien subir pour des années encore la logique infâme qui l’avait étranglé, ou bien se tourner vers les solutions du pire, celles par exemple d’un parti néonazi tapi dans l’ombre et attendant son heure. Pas davantage les citoyens d’Europe, pour lesquels l’échec de Syriza eût signifié qu’il ne leur restait qu’à se résigner… ou à se jeter dans les bras de démagogues xénophobes n’ayant que mépris pour leur soif de justice et d’égalité.

C’est ce qu’oublient, un peu vite, les tenants de la posture révolutionnariste. Sans doute, considèrent-ils, en leur for intérieur, sans souvent oser l’assumer, qu’il vaut mieux se dérober aux responsabilités qu’un peuple vous confie, plutôt que de tenter, y compris dans les circonstances les plus difficiles, d’améliorer son sort. Ils négligent, ce faisant, que des hommes et des femmes à bout de forces ne parviennent que très rarement à renverser le joug de leur oppression et du pillage de leurs richesses nationales. À l’inverse, voir alléger quelque peu les contraintes qui pèsent sur eux est toujours ressenti comme un signe d’espérance, la restauration d’une dignité auparavant piétinée, un encouragement à retrouver le chemin du combat collectif. Est-ce donc un hasard si, au lendemain de l’accord du 20 février, tous les sondages auront vu le soutien des Grecs à Syriza bondir de plus de dix points, tandis que la popularité d’Antonis Samaras chutait à 20,7% (bien loin des presque 28% obtenus par les candidats de Nouvelle Démocratie en janvier) ?

… DANS UN RAPPORT DE FORCE DÉFAVORABLE

Je l’ai relevé plus haut, une juste appréciation de la tâche immense qu’il revenait à la gauche grecque d’assumer ne saurait faire l’impasse sur la solitude dans laquelle elle se sera retrouvée, à peine installée aux commandes. Elle aura dû se battre seule, éperdument seule, face à une coalition d’adversaires irréductibles, les principaux États de l’Union européenne, ces puissances financières que sont le Fonds monétaire international et la Banque centrale européenne avec leur pouvoir de vie et de mort sur les nations, des marchés prêts à fondre sur le pays au moindre signe de fragilité.

Cela remet à l’heure quelques pendules, déréglées au point de n’avoir su mesurer le temps ayant, à gauche, frappé d’obsolescence un certain nombre d’analyses de la période et de schémas stratégiques. Précisément, si le modèle économique ayant tout emporté sur son passage depuis trois décennies touche à présent ses limites, si en d’autres termes l’âge d’or du néolibéralisme se trouve indubitablement derrière ses thuriféraires, une nouvelle donne porteuse de progrès est encore très loin d’émerger.

Depuis l’éclatement de la crise financière de 2008, des foules immenses se seront, à d’innombrables reprises, de Rome à Madrid, de Lisbonne à Paris, d’Athènes à Bruxelles, mobilisées contre la fuite en avant austéritaire, l’offensive dont l’État-providence est partout l’objet, l’incroyable développement des inégalités, des reculs sociaux comme le Vieux Continent n’en a pas connus depuis l’effondrement des fascismes. Mais, faute de coordination et, surtout, de perspective progressiste crédible, elles se seront fracassées sur la puissance conquise par un capitalisme globalisé et plus avide qu’il ne le fut jamais dans l’histoire. De sorte que se sera opérée une profonde désynchronisation : d’un côté, à défaut de succès remportés dans la rue, les attentes des peuples au changement se reportent le plus souvent sur la scène électorale (à moins, même, que le désespoir n’en favorisent le dévoiement par des formations d’extrême droite) ; de l’autre, la capacité d’initiative propre des mouvements sociaux recule. La victoire de Syriza en aura été la première traduction, la poussée de Podemos dans les intentions de vote en Espagne aura à son tour reflété un identique phénomène, et c’est dans cette configuration des plus compliquées que Tsipras et ses camarades auront dû adapter leur stratégie.

LA FRANCE N’A PAS ÉTÉ AU RENDEZ-VOUS

Au moins, la nouvelle direction hellène eût pu espérer compter sur l’appui de la France, dont le premier magistrat ne cesse d’expliquer à quel point il redoute que des orientations économiques restrictives finissent par enfermer toute l’Europe dans la spirale des récessions et de la déflation. Sauf qu’au lieu d’appuyer les propositions adressées par Alexis Tsipras à ses partenaires européens, François Hollande se sera borné à jouer les facilitateurs avec les autorités allemandes. Et si, probablement, cette attitude aura contenu les tentations des tenants de l’orthodoxie ultralibérale d’expulser Athènes de la zone euro, l’exécutif français aura loupé une nouvelle occasion de redistribuer les cartes sur notre continent. C’est Pascal Riché qui, sur le site de ”L’Obs”, aura le mieux résumé ce nouveau manquement à un rendez-vous primordial : ”« Dans cette affaire, François Hollande, particulièrement, a laissé passer un débat en vue de rééquilibrer le fonctionnement de l’Europe et réorienter ses politiques dans un sens plus social. »”

Remarquons que nos gouvernants n’auront guère été payés en retour. À peine l’encre de l’accord du 20 février venait-elle de sécher que, depuis la citadelle de Bruxelles et… en anglais, Monsieur Moscovici venait morigéner son propre pays. En échange d’un report de deux années de l’obligation de se mettre en conformité avec les règles d’équilibre budgétaire, injonction est faite au pouvoir français de présenter à la Commission, sous quelques semaines, un plan de réformes structurelles bien plus rigoureuses, est-il suggéré, que la loi Macron. Chacun en aura donc immédiatement déduit que l’indemnisation des chômeurs, l’âge du départ à la retraite, le code du travail et bien d’autres choses encore n’allaient pas tarder à être remises sur la sellette.

Quelque part, voilà qui doit nous confirmer que c’est une partie de longue durée qui vient de débuter. Incontestablement, Alexis Tsipras vient de remporter une manche face à TINA (la vieille maxime thatchérienne selon laquelle ”« il n’y a pas d’alternative »”). Pour autant, la Grèce ayant quatre mois pour renégocier les termes de sa relation avec l’Euroland, les échéances à venir seront l’occasion d’autres bras-de-fer décisifs. Dès l’instant où Syriza n’a renoncé à aucun des points essentiels de son programme, elle aura besoin du soutien populaire le plus large et le plus massif possible au-delà de ses frontières. Pour appuyer son exigence de respect de la souveraineté grecque, transformer le rapport des forces, faire bouger les lignes en Europe, contraindre nos propres représentants à faire enfin preuve de fermeté face à Madame Merkel et aux ayatollahs de Bruxelles. Plutôt que de se complaire dans des attitudes suspicieuses, c’est à cette situation que nous devons nous préparer. Sans perdre un instant…

Christian_Picquet

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