L’écume des commentaires, la réalité des faits…
Entre l’écume des commentaires, saturant l’espace médiatique dans l’objectif évident d’instiller l’esprit de résignation dans nos sociétés, et la réalité des faits, l’écart n’aura jamais été aussi important. C’est, me semble-t-il, le trait qui relie des événements aussi dissemblables que l’explosion de colère des salariés d’Air France et les élections générales au Portugal.
S’agissant de la compagnie-phare du transport aérien dans notre pays, l’écume des commentaires, qu’ils fussent d’ailleurs journalistiques ou qu’ils aient émané de responsables politiques, n’aura voulu voir, dans la confrontation physique des personnels mobilisés avec leur DRH, qu’un ”« lynchage »” (ce qui revient à assimiler une chemise et un costume déchirés à une tentative de meurtre, définition exacte d’un lynchage), un comportement de ”« voyous »” (propos d’un Premier ministre prétendument socialiste n’ayant pas trouvé une seconde pour tenter de comprendre les racines de cette violence), ou la manifestation d’une ”« chienlit »” carrément attribuée au mouvement syndical (on doit savoir gré à Nicolas Sarkozy de nous avoir ici rappelé ce qu’il adviendrait si, par malheur, lui et ses affidés retrouvaient demain le chemin du pouvoir).
La réalité des faits, c’est que les logiques purement financières inspirant l’action de ses dirigeants conduisent Air France à son dépeçage pur et simple. Sans le moindre égard pour l’avenir de notre industrie aéronautique, dont la compagnie est quelque part la vitrine et l’élément dynamique. Sans égard non plus pour des salariés traités en variables d’ajustement, et acquittant à ce titre la note particulièrement salée des erreurs de gestion d’un état-major dont nul, au sommet de l’État et alors que ce dernier reste actionnaire de la compagnie à hauteur de 17%, ne songe même à demander le départ, comme des exigences de profitabilité des actionnaires. Demander aux pilotes, aux personnels navigants ou à leurs collègues au sol de consentir à la suppression de 2900 emplois autant qu’à une augmentation de leur charge de travail se traduisant automatiquement en baisse des salaires, lorsque l’on n’a dans le passé cessé de diminuer les effectifs et de comprimer les rémunérations, ne pouvait qu’être ressenti comme une intolérable provocation. Et lorsque ces hommes et ces femmes, qui ont fait d’Air France une entreprise toujours prestigieuse dans le monde, ont le sentiment d’être totalement méprisés d’une technocratie comme de pouvoirs publics ignorant totalement leurs angoisses et difficultés, l’exaspération atteint inévitablement son paroxysme. Elle submerge même les cadres d’une action sociale dont l’efficacité repose principalement sur la construction du meilleur rapport de force possible, ce qui n’est pas précisément la caractéristique des actes incontrôlés de ce 5 octobre qui, au final, nuisent à l’image des travailleurs, ne font que les diviser et les isolent dans l’opinion. Il n’en demeure pas moins que ce qui vient de se passer à Roissy s’avère révélateur du point de rupture auquel on aura amené les classes travailleuses et populaires du Vieux Continent, en les soumettant à la violence d’une austérité et de politiques néolibérales de déréglementation (les milliers de suppressions de postes à répétition à Air France, et celles qui semblent se profiler pour l’avenir, ne peuvent se dissocier de la libéralisation forcenée du transport aérien ces dernières années). Celles-ci génèrent en effet une phénoménale régression des droits et protections collectives, dans le même temps qu’elles enfoncent les économies et les entreprises dans une dépression dont personne ne perçoit la fin.
C’est ici que la crise sociale française rencontre la situation du Portugal. Depuis 2011, ce petit pays fait, tout comme la Grèce, les frais des recettes de la «Troïka», les mesures censées apurer la dette et les déficits publics s’appliquant avec la plus impitoyable brutalité en contrepartie d’un prétendu plan de sauvetage financier de 78 milliards d’euros. Résultat, si le taux de chômage s’est abaissé de cinq points en deux ans, c’est au prix d’une précarité généralisée, d’un salaire minimum retombé à son plus bas niveau depuis 1974, de la plongée de deux millions de personnes dans la pauvreté, d’une malnutrition affectant un enfant sur quatre, d’une relance de l’émigration pour un demi-million de Portugais. Sans, pour autant, que l’endettement ait véritablement régressé, puisqu’il représente toujours 130% du produit intérieur brut.
L’écume des commentaires, dans ce cas, n’aura voulu retenir du scrutin du 4 octobre qu’une victoire de la droite qui, il est vrai, sera arrivée en tête avec 38,44% des suffrages. Mais la réalité des faits laisse apparaître que la coalition des deux partis conservateurs ayant mis en œuvre le plan d’austérité aura perdu douze points, tandis que près de 47% de l’électorat, en s’abstenant ou en votant blanc et nul, n’auront pas voulu prendre part au vote. La défaite de la droite se mesure plus particulièrement à la majorité absolue (50,87%) qu’atteint le total des voix de gauche. En l’occurrence, c’est toute la gauche qui aura progressé, le Parti socialiste en améliorant son score de la précédente consultation de plus de quatre points, et les formations antilibérales en totalisant désormais 18,29% des voix (le Bloc de gauche retrouvant sa performance de 2011 avec 10,22% des suffrages exprimés, et la Coalition démocratique unitaire, regroupement du Parti communiste et des écologistes, reculant légèrement avec 8,27% au lieu de ses 11,71% il y a quatre ans). L’ordolibéralisme, venu d’outre-Rhin et auquel se trouvent dorénavant assujettis l’ensemble des gouvernements de la zone euro, se voit par conséquent infliger un nouveau désaveu populaire. Quant à la grève des isoloirs de presque la moitié du corps électoral, elle souligne, comme dans le cas d’un très grand nombre de nations européennes, à quel point une large partie du peuple se sent en état de sécession vis-à-vis de systèmes politiques perçus comme indifférents à la volonté générale.
La réalité des faits, au prisme de contextes encore une fois très différents, soulève en France autant qu’au Portugal le problème de la perspective politique à gauche. On sait que, dans notre Hexagone, la gauche anti-austérité cristallise surtout un vote refuge de la part de celles et ceux qui veulent exprimer leur refus des reniements gouvernementaux, bien plus qu’une dynamique d’alternative. Un identique constat s’impose dans la Péninsule ibérique. Le PS portugais est loin d’avoir surmonté la défiance que lui vaut le fait d’avoir initié, avec le gouvernement de José Socrates, le processus austéritaire ayant saigné à blanc la population, ce qui l’aura laissé cinq points derrière le bloc droitier, dimanche dernier. Bloc de gauche et Coalition démocratique unitaire ne progressent cependant, à eux deux, que d’un modeste 1,6%, ce qui renvoie, au-delà de leurs antagonismes réciproques, à leur impuissance à afficher une ambition majoritaire crédible. Du coup, prise en étau entre une social-démocratie incapable de s’émanciper de ses tropismes sociaux-libéraux et des forces anti-austérité ne parvenant pas à changer les termes du débat à gauche, une majorité de députés progressistes au Parlement laissera une équipe obéissant servilement aux injonctions de la « Troïka » conserver les commandes du pays dans les prochains mois. De quoi accroître encore la confusion et le découragement dont l’absentéisme électoral vient de donner la mesure. Pour le dire autrement, vu de Paris ou de Lisbonne, l’unité à gauche, sur une offre politique s’écartant franchement de la soumission aux exigences des marchés et de la finance, est bien l’enjeu crucial de la période.
C’est bel et bien un désordre inquiétant que l’actualité fait, chaque jour davantage et sous de multiples formes, émerger sous nos yeux. Dans le volcan de la globalisation, s’accumulent des germes d’instabilité et de radicalisation pouvant à tout moment, faute d’horizon d’espérance, se traduire en éruptions de violences incontrôlables ou de phénomènes politiques porteurs d’immenses incertitudes pour l’avenir. C’est dans ce genre de moments que surgissent généralement les monstres. C’est l’avertissement que se voit adresser une gauche tétanisée par les batailles qu’elle a perdues au fil du temps, tétanisée par les divisions qui la paralysent, en proie aux renoncements qui la privent de substance et la désagrègent idéologiquement.