Régionales : du danger de l’inconscience à gauche

Je sais pertinemment que les lignes qui suivent vont en irriter plus d’un. Qu’importe ! C’est un cri d’alarme, ou plus exactement un cri de colère, que je veux par cette note pousser. Tandis que s’ordonne avec peine la campagne censée nous mener à un rendez-vous crucial, celui des élections régionales de décembre, c’est en effet l’inconscience caractéristique de certains comportements à gauche qui m’apparaît la plus désespérante.

Sans exception aucune, tous les sondages annoncent un possible séisme aux répliques dévastatrices. Non seulement la gauche est donnée perdante dans au moins dix des treize Régions métropolitaines. Non seulement, à en croire l’enquête réalisée par l’institut BVA pour la presse régionale sur chacun des territoires redécoupés en vue de cette consultation, elle est menacée de déroute dans ces deux terres marquées par les combats du mouvement ouvrier que sont le Nord-Pas-de-Calais-Picardie et Provence-Alpes-Côte-d’Azur, où elle totalise moins de 30% des intentions de vote au premier tour. Non seulement droite et extrême droite recueillent partout la majorité absolue, à l’exception de la Bretagne et y compris dans ce Midi-Pyrénées-Languedoc-Roussillon où je suis candidat (la gauche, dans ses diverses composantes, semble menacée de ne pas y dépasser les 37% le 6 décembre lorsqu’à lui seul Martin Malvy en obtenait plus de 40% en 2010, le Front national y tutoyant quant à lui les 30% alors qu’il n’avait pas franchi les 15% en Languedoc-Roussillon et les 10% en Midi-Pyrénées voici presque six ans). Mais le parti lepéniste se situe au-dessus des 20% dans la plupart des Régions (à l’exception de l’Île-de-France, de la Bretagne et des Pays-de-Loire), pour se révéler en situation de prendre la direction du grand Nord et, peut-être, de PACA. À seize mois de la présidentielle, c’est donc un paysage politique possiblement bouleversé qui se dévoile à nos yeux.

On me dira sans doute, je l’entends déjà, que notre camp a déjà essuyé des coups de torchon sévères dans le passé, et qu’il s’en est toujours relevé. Ce qui est vrai. À ceci près, cette fois, que si le désastre se produisait effectivement, il viendrait parachever, après le basculement à droite d’une majorité de municipalités de plus de 9000 habitants et de départements, la désintégration du maillage d’implantation territoriale qui avait assuré son rayonnement depuis les origines du socialisme en France. À ceci près également qu’un tel rapport de force sorti des urnes rendrait singulièrement envisageable l’élimination de la gauche du second tour de la consultation cardinale de la V° République, dessinant son inévitable marginalisation, du fait des mécanismes électoraux en vigueur, dans l’Assemblée désignée dans la foulée. Sans compter que l’installation du FN aux commandes d’une seule Région (”a fortiori” de deux, voire de trois comme le Premier ministre vient d’en évoquer l’hypothèse) constituerait un cataclysme tel que l’hypothèse d’une victoire de Madame Le Pen en 2017 gagnerait en crédibilité ravageuse.

CE DONT NOUS MENACERAIT VRAIMENT UNE VICTOIRE DE LA DROITE

Si j’ai parlé d’inconscience en entamant cette réflexion, c’est d’abord en me fondant sur les moyens considérables que la conquête de la plupart des Conseils régionaux conférerait au bloc droitier qui s’esquisse petit à petit, pour commencer à plonger le pays dans le grand bain glacé de la destruction sociale et de la régression démocratique. Car la loi NOTRe octroie aux futures Assemblées et à leurs exécutifs des compétences étendues en des domaines essentiels pour l’existence quotidienne de nos concitoyens. Si lesdites institutions ne disposeront plus de la liberté que leur donnait auparavant la clause de compétence générale (cette disposition qui permettait aux collectivités locales d’agir au-delà de leurs domaines imposés), et si leur action se verra ”de facto” placée sous la tutelle des préfets, donc de l’État, elles n’en posséderont pas moins un pouvoir stratégique décisif à leur échelle.

Pour ne prendre que ces quelques exemples, au terme du texte législatif définitivement promulgué par le ”Journal officiel” du 8 août dernier, les nouvelles entités régionales deviendront les chefs de file des politiques publiques d’investissement, d’aide aux entreprises et de proximité. Dans le cadre des Schémas régionaux de développement économique, d’innovation et d’internationalisation, il leur reviendra comme prérogative exclusive de définir les orientations économiques des territoires relevant de leur autorité. Il leur sera même dorénavant possible de ”« présenter des propositions tendant à modifier ou à adapter des dispositions législatives ou réglementaires, en vigueur ou en cours d’élaboration, concernant les compétences, l’organisation et le fonctionnement d’une, de plusieurs ou de l’ensemble des Régions ».” À la tête des Conférences territoriales de l’action publique, leurs présidents coifferont les divers plans d’action locaux ou régionaux. Il leur appartiendra en outre de décliner les politiques de l’emploi à l’échelon local et de déterminer leurs orientations en matière d’égalité professionnelle entre hommes et femmes. Enfin, il leur incombera de gérer la totalité des transports interurbains, les conseils départementaux se voyant dans le même temps retiré l’administration des transports scolaires.

Inutile de détailler davantage la loi NOTRe pour saisir à quel point les Régions de demain pourraient devenir des armes redoutables entre les mains de formations rêvant de libéraliser intégralement l’économie, de multiplier les cadeaux sans contreparties sociales ou environnementales aux entreprises, de saisir la moindre opportunité pour affaiblir le droit du travail, de remettre en cause les dispositifs de solidarité tout en plaçant les territoires en concurrence au prix d’un creusement accru des inégalités, de briser les règles assurant l’unité et la continuité du modèle français de service public. N’ayons pas peur des mots, ce sont la centralité de la République, ses missions les plus essentielles, sa vocation à agir dans le sens de l’intérêt général qui pourraient alors subir un coup fatal.

Je n’ignore pas que c’est aux gouvernants et à la majorité socialiste-radicale du Palais-Bourbon qu’incombe la responsabilité fatale d’avoir ouvert à la réaction tant d’opportunités de faire avancer son projet de société, et notamment de pouvoir ”« modifier des dispositions législatives en vigueur ou en cours d’élaboration »”. Cela ne change toutefois rien au problème. Il faudra tôt ou tard revenir sur cette ”« nouvelle organisation territoriale de la République »”, et les listes présentées par la gauche anti-austérité dans le cadre du scrutin de décembre en portent d’ailleurs, pour la plupart d’entre elles, l’exigence. En attendant, toutes celles et tous ceux qui auront eu à subir les retombées de changements de majorité à la tête de leurs communes ou de leurs départements savent parfaitement que les gestions de droite et de gauche ne s’avèrent jamais identiques. Les dynamiques électorales comme les attentes sociales auxquelles renvoient ces gestions se révèlent toujours antagoniques : par-delà les divergences, au demeurant profondes, qui traversent le camp progressiste, dans un cas, ce sont la détestation de l’égalité, les tentations du repli et les pulsions discriminatoires qui auront fini par s’imposer, dans l’autre, c’est une sourde aspiration à la justice et à plus de démocratie qui se sera frayée un chemin.

LÉGÈRETÉ DES POSTURES

Que le danger se révèle à cette hauteur suffit à rendre insupportable la légèreté des postures qui se font face à gauche. Du côté d’une notable partie des soutiens des choix gouvernementaux, en premier lieu, où la déploration des divisions et les tentatives de réveiller les réflexes du « vote utile » vont de pair avec des discours banalisant insidieusement la gravité de la menace. Là où il faudrait s’efforcer de remobiliser l’électorat populaire autour de programmes destinés à faire des collectivités régionales des boucliers sociaux et écologiques au service du plus grand nombre, ce qui supposerait de prendre des distances franches avec l’austérité comme avec l’amputation des dotations de fonctionnement déployées depuis le sommet de l’État, on assiste à un hallucinant ballet : de Julien Dray paraissant se surprendre lui-même que la gauche n’apparaisse pas purement et simplement balayée dans six Régions, ce qui nous vaut pour tout commentaire que l’”« on peut sortir la tête haute des élections régionales »”, aux controverses publiques qui amène les figures de la rue de Solferino à se déchirer sur l’opportunité de se retirer du deuxième tour là où le Front national pourrait l’emporter (au prix, faut-il le rappeler, de la disparition, sans doute pour longtemps, d’élus de gauche dans les institutions concernées). Et je ne veux pas m’appesantir plus que de raison sur la « prophétie » d’un Malek Boutih considérant que Madame Le Pen allait inévitablement rafler la mise en 2017. Tout se passe comme si, de ce côté, l’inconscient prenait le pas sur le volontarisme officiellement affiché, et que l’on se préparait à une nouvelle déroute aux conséquences pourtant incalculables.

Une fraction de la gauche anti-austérité ne saurait cependant, pour ce qui la concerne, s’exonérer de l’irresponsabilité ambiante. Certes, sur les plateaux de télévision, les rares fois où il se trouve invité, mon ami Pierre Laurent s’efforce d’alerter sur ce que coûterait à la France le basculement d’une grande majorité de Régions, voire une ou deux victoires du national-lepénisme. Il n’empêche ! Alors que les listes de premier tour, qu’elles soient présentées par des alliances « rouges-vertes » (comme en Provence-Alpes-Côte-d’Azur ou en Midi-Pyrénées-Languedoc-Roussillon) ou qu’elles émanent de tout ou partie du Front de gauche, revendiquent l’ambition de faire renaître un espoir du côté des classes travailleuses et populaires (ce qui nécessite, pour elles, de rechercher les propositions leur permettant d’apparaître utiles à celles et ceux qui souffrent de la dégradation continue de leurs conditions de vie et de travail), on entend bien trop souvent des rhétoriques tournant désespérément à vide. Qui, bien sûr, pourrait ne pas adhérer à la volonté de ”« passer devant le Parti socialiste »”, de ”« redonner le pouvoir au peuple »” ou d’opposer des ”« chartes éthiques »” aux pratiques qui vérolent notre vie publique ? Mais qui peut dans le même temps, sauf à se détourner de la lucidité qui est le premier des devoirs pour les militants et responsables politiques, ignorer que la dénonciation au vitriol des dérives sociales-libérales de l’exécutif puisse être d’une quelconque efficacité lorsqu’il s’agit de faire refluer le découragement et la démoralisation de tant de celles et ceux au nom desquels nous nous battons ?

Ici aussi, je ne veux pas m’arrêter, plus qu’elles ne le méritent en tout cas, sur ces déclarations franchement démentielles par lesquelles d’aucuns annoncent que, franchissant la barre des 10% et même si elles n’étaient pas en tête de la gauche, nos listes se maintiendraient au second tour. On ne s’y prendrait pas autrement si l’on voulait signifier au peuple de gauche que l’on est prêt à offrir, sur un plateau, à la droite la direction d’un certain nombre de collectivités. Donc, si l’on voulait inconsciemment inciter des dizaines de milliers d’électeurs à se détourner d’un vote qui pourrait leur paraître porteur d’un tel péril. J’ai eu souvent l’occasion de l’écrire dans ces colonnes, c’est ce genre d’attitudes qui explique que le Front de gauche se soit retrouvé en échec dans toutes les consultations ayant suivi la dernière présidentielle et que, aujourd’hui encore, les enquêtes d’opinion ne nous laissent guère entrevoir la percée suffisante pour renverser enfin la table…

SIX SEMAINES POUR MENER UNE CAMPAGNE CONVAINCANTE

Il reste, jusqu’au premier tour, six semaines pour sortir le débat public d’une confusion qui en éloigne, chaque jour un peu plus, les citoyens. Six semaines pour le recentrer sur les questions prioritaires de la prochaine consultation. Autrement dit, pour convaincre que des majorités de gauche pourront et voudront apporter des réponses concrètes aux attentes des populations. Pour arracher à l’abstention les hommes et les femmes ayant dans le passé accordé leur confiance à la gauche, et les gagner à la nécessité qu’il y ait demain, dans les Hémicycles, des élus déterminés à relayer les mobilisations sociales et les revendications du mouvement populaire. Pour que change le centre de gravité de la gauche, afin que celle-ci retrouve le chemin du peuple et le sens du progrès. En d’autres termes, pour que chacune et chacun se persuade que seront résolument mises en œuvre des politiques de défense et de redéploiement de l’emploi, de réindustrialisation des territoires, de relocalisation de l’économie, de préservation et de modernisation du transport public et tout particulièrement du ferroviaire, de développement de l’action éducative et de la culture, d’accès de toutes et de tous au système de santé, de lutte contre les projets ruineux pour l’environnement, de recherche de modèles de développement durables et innovants, de promotion d’audacieuses pratiques démocratiques prenant le contrepied de tout ce qui ne cesse de pousser les citoyens loin des lieux de décision. Pour créer, enfin, les conditions de la bataille qui va se révéler vitale, dès le lendemain de l’élection, afin que les Régions accèdent aux moyens financiers et ressources fiscales pérennes adaptées aux grandes avancées indispensables.

Telle est la tâche à laquelle doivent, sans délai, s’atteler celles et ceux qui ont à cœur de sauver la gauche d’une déconfiture. C’est en impulsant une dynamique conquérante, loin de la résignation qui désespère notre peuple et loin des gesticulations gauchisantes qui l’enferment dans une impuissance déjà trop ressentie, qu’il deviendra possible de réduire à néant les espérances de l’adversaire. Ce qui suppose, naturellement, que soit dès à présent porté, avec la plus grande détermination, l’objectif de fusion au second tour de toutes les listes progressistes, sur la base de ce que les urnes auront exprimé au premier, et dans la perspective de contrats de majorité garantissant que les Régions seront ensuite vraiment orientées à gauche.

Ainsi, en défendant une offre aussi crédible qu’attractive auprès de nos concitoyens, pourrons-nous escompter le plus grand nombre possible d’élus et, singulièrement, d’élus communistes. ”In fine,” nous le savons, c’est de ceux-ci que beaucoup dépendra, de la force que leur octroiera l’audace de leurs propositions, de leur aptitude à peser sur chacun des choix qui viendront en délibération, de leur détermination à bâtir dans et hors des Assemblées les rapports de force de nature à répondre aux urgences et à satisfaire les exigences citoyennes. Car, contrairement à ce que l’on entend parfois, y compris dans des rangs amis, les élus, tels du moins que nous les concevons, ne cherchent pas à satisfaire leurs intérêts personnels, mais à relayer la volonté de leurs mandants. En résumé, de tout ce qui précède, il découle que c’est une certaine conception de l’action publique qui se trouve en jeu…

Christian_Picquet

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