D’un François à l’autre…

Au moment où l’on célèbre le vingtième anniversaire de sa disparition et le centenaire de sa naissance, François Mitterrand s’avère généralement présenté comme l’inspirateur de François Hollande. On voit bien quel intérêt peut avoir la présidence à installer cette conviction. Au-delà du fait que l’intéressé ait su se faire réélire pour un second mandat, et qu’il fut celui qui occupa le plus longtemps le trône élyséen, cette période laisse indéniablement une trace positive. Auprès des générations ayant connu l’expérience du Programme commun de la gauche, comme auprès de celles s’étant forgées une conscience politique à l’occasion des deux longs septennats du premier président de gauche de la V° République…

Le bilan de cette expérience et, plus généralement, celui de l’action mitterrandienne sur quelque quatre décennies du siècle écoulé, se révèle pourtant singulièrement contrasté. À l’instar des personnages cités en exemple dans le célèbre traité de Nicolas Machiavel, François Mitterrand apparaît en effet comme un Prince de l’ambiguïté. Venu de l’extrême droite et ayant, à l’époque du Front populaire, gravité dans les milieux qui donnèrent naissance au terrorisme fasciste de la Cagoule… Passé par le pétainisme et ayant adhéré à la « Révolution nationale », ce qui lui valut d’être décoré de la Francisque… S’étant à temps dégagé des errements de la Collaboration, ce qui l’amena alors à entrer dans la Résistance à l’occupant hitlérien… Ayant conservé de sa jeunesse militante de si fortes amitiés, qu’on le vit fréquenter, jusqu’à la fin de sa vie, des personnages aussi ignominieux que l’ex-chef de la police de Vichy, responsable entre autres de la rafle du Vel-d’Hiv, René Bousquet… S’étant classé à droite de l’échiquier partisan pour les besoins de sa carrière ministérielle sous la IV° République, avant d’évoluer vers la gauche lorsqu’il comprit que cela allait lui permettre de se poser en alternative au général de Gaulle, à partir de 1958… Chantre de l’Union de la gauche dans les années 1960, et s’étant emparé sur cette base du Parti socialiste reconstruit au congrès d’Épinay, tout en expliquant qu’il se donnait pour mission de réduire, ce faisant, l’influence du Parti communiste en France… Ayant eu l’habileté, lorsqu’il s’agissait de conquérir le pouvoir suprême, de surfer sur l’immense aspiration populaire au changement née de la grande secousse de Mai 68, mais ayant achevé son parcours dans la conversion d’une partie de la gauche au néolibéralisme…

Le personnage qui aura fait couler tant d’encre – et qui continue, 20 ans après sa mort, à défrayer la chronique tant, avec le recul, sa géniale habileté et son immense culture fascinent – ressemble à s’y méprendre au Hiéron de Syracuse si bien dépeint par Machiavel : ”« Cet homme, n’étant qu’un petit particulier, devint souverain dans Syracuse, n’ayant reçu d’autres faveurs de la fortune que l’occasion car les habitants de cette puissante ville, se trouvant dans l’oppression, élurent Hiéron pour leur capitaine. Il s’acquitta si bien de cet emploi, qu’il en mérita la souveraine puissance. Alors même qu’il n’était encore que particulier, il était rempli de tant de mérite, que l’histoire assure qu’il ne lui manquait dès lors que la couronne pour être un véritable roi. Voici la conduite qu’il tint pour régner : il congédia les anciennes troupes et s’en fit de nouvelles ; il quitta ceux qui, dès le commencement, s’étaient faits ses amis, et il en choisit lui-même de nouveaux ; et quand il eut des soldats et des amis entièrement à lui, alors il fut en état d’édifier tout ce qu’il voulut sur un aussi bon fondement. Il est vrai qu’il eut beaucoup de peine à s’élever, mais il n’en eut point à se maintenir. »”

LA VRAIE « PART D’OMBRE » DU MITTERRANDISME

Voici déjà quelques années, Edwy Plenel avait parlé d’une ”« part d’ombre »” de la gestion mitterrandienne des affaires. Il est vrai que l’avalanche des scandales ayant « plombé » les deux mandats du reconstructeur du PS, le mélange inextricable des intérêts privés du clan élyséen et de la conduite publique du premier personnage de l’État, l’utilisation ”ad nauseam” des moyens régaliens mis sans contrôle à la disposition du président sous la V° République, le recours dans ce cadre à toutes sortes de coups tordus perpétrés par des « services » assurés de leur impunité, l’aide sournoisement octroyée au Front national pour creuser les divisions de la droite et rehausser l’image du monarque dans la jeunesse en auront conduit plus d’un, Lionel Jospin en tête, à revendiquer un ”« droit d’inventaire »” sur ces quatorze années troubles. La gauche sera, en tout cas, sortie profondément affaiblie de cet épisode. Et la pratique des institutions par l’homme qui en avait instruit avec brio le procès dès 1964 (dans ”Le Coup d’État permanent”) aura, tout à la fois, lourdement contribué à la crise démocratique dont nous subissons jusqu’à présent les effets délétères, et porté à son paroxysme un présidentialisme destructeur de citoyenneté.

Reste que la véritable ”« part d’ombre »” du mitterrandisme demeurera d’avoir ouvert la voie aux politiques de libéralisation structurelle de la France et à la soumission d’une fraction de la gauche à des dogmes contredisant en tout point ses principes fondateurs : la déréglementation des marchés, la mise en cause de l’État social, la généralisation des privatisations et l’affaiblissement des services publics, des orientations budgétaires conjuguant austérité et dispositions fiscales terriblement avantageuses pour les classes possédantes ou les rentiers… Du ”« tournant de la rigueur »”, initié en 1982-1983, il n’aura pas simplement découlé l’insolence rarement égalée du pouvoir de l’argent, mais aussi et surtout le début d’une désagrégation, jamais interrompue depuis, des acquis de décennies de luttes ouvrières, comme de l’héritage républicain qui en portait l’empreinte.

En abandonnant la visée transformatrice affichée en commun par les deux courants structurants de la gauche hexagonale, le socialisme républicain et le communisme, pour la remplacer par cette pensée de substitution qu’est l’européisme libéral (renversement de perspective consacré par le référendum de 1992 sur le Traité de Maastricht), c’est à une nouvelle configuration française que l’on aura donné le jour. En dérégulant la finance et en pliant l’économie aux exigences de la globalisation capitaliste, on se sera détourné de la politique industrielle volontariste que le « pacte de la Libération » avait légué au pays. En renonçant aux protections jusque-là accordées au marché intérieur, autant qu’à la reconquête de ce dernier (ce qui avait été la marque des premiers mois de gouvernement d’Union de la gauche), on aura consenti aux restructurations et fermetures de sites, dans la sidérurgie et l’automobile dans un premier temps, donc engagé ce mouvement de désindustrialisation dont nous vivons aujourd’hui encore les retombées meurtrières sur le tissu social de la France et l’égalité de ses territoires. En décidant de s’adapter aux règles du Système monétaire européen, par conséquent d’aligner notre politique monétaire sur celle de l’Allemagne, on aura totalement changé le paradigme des politiques publiques, subordonnant tous les choix à une course sans fin à la compétitivité des firmes et à la rentabilité du capital. En s’engageant dans le mécanisme infernal de la ”« baisse des coûts »” et des ”« reconversions »” industrielles, on aura laissé le chômage s’envoler pour ne plus jamais s’arrêter. En acceptant de désindexer les salaires dans le secteur public, et sous l’effet inéluctable du recul de l’emploi autant que de l’essor de la précarité, on aura initié le déplacement d’une partie de la part des salaires dans la valeur ajoutée vers les revenus du capital (déplacement qui se sera révélé plus fort en France que dans le reste de l’Union européenne).

UN SOUVENIR QUI RESTE CONTRASTÉ

Cela dit, en contradiction avec cette réalité pour le moins désastreuse, il demeure dans la mémoire collective un tout autre souvenir, contribuant à entretenir dans l’opinion le sentiment d’un bilan positif de ces années. Ainsi, François Mitterrand reste-t-il auréolé d’avoir porté les couleurs d’un Programme commun et d’une unité de la gauche qui auront fait se lever une immense espérance. Comment en irait-il autrement ?

Jamais, depuis la Libération, on n’avait vu s’appliquer un si vaste plan de nationalisation du secteur bancaire et d’un tiers environ du secteur industriel. Jamais, un pouvoir n’avait eu le souci de se mettre en place en favorisant une importante progression des salaires et des prestations sociales. Jamais, depuis 1936, il n’avait été envisagé de réduire la durée du travail, tout en instaurant une cinquième semaine de congés payés et en ramenant à 60 ans l’âge de la retraite. Jamais une législation sociale, telle celle dont les lois Auroux restent l’étendard, n’avait autant élargi les libertés syndicales, instaurant notamment le droit d’expression des salariés sur les conditions de travail, et contraignant le patronat à négocier annuellement sur les salaires ou la durée du travail. Jamais, on n’avait au départ créé un impôt sur les grandes fortunes, ni conduit une aussi vigoureuse politique de relance, appuyée sur une orientation industrielle incluant aides massives à l’investissement, encouragements à la recherche et renforcement des filières. Jamais, on n’avait osé abolir la peine de mort, dissoudre des juridictions d’exception telle la Cour de sûreté de l’État, dépénaliser l’homosexualité. Jamais, avec autant de force que dans le discours de Cancun, le message émancipateur de la France ne s’était fait entendre en direction des peuples cherchant à se libérer des tutelles impériales et du néocolonialisme. Ce n’est effectivement pas rien, comparé aux régressions multiples qu’aura dû, ces derniers temps, subir le monde du travail et le peuple. Et, quoiqu’un certain nombre de ces nouvelles conquêtes n’aient pas tardé à être remises en question, elles avaient été suffisamment porteuses pour ne plus s’effacer des esprits.

Les rares thuriféraires du pouvoir actuel peuvent bien, maintenant, exalter en François Hollande le digne légataire des années Mitterrand, rien ne pourra offrir à son quinquennat un identique prestige. Et pour cause ! De tous les gouvernements de gauche ayant vu le jour depuis l’Entre-Deux guerres, celui-ci se révèle incontestablement le seul dont l’action ne se sera concrétisée par aucune, rigoureusement aucune, avancée sociale. Y compris dans les toutes premières semaines qui auront suivi son installation… Chaque fois que cet exécutif se sera mêlé des négociations sociales, comme lorsqu’il aura voulu aboutir à la signature de l’Accord national interprofessionnel, cela aura été pour diviser profondément le syndicalisme, flexibiliser davantage le travail, priver les travailleurs d’une série de leurs droits, étendre le travail du dimanche ou repousser l’âge du départ à la retraite. Et ce n’est évidemment pas l’adoption du « mariage pour tous », quelle que fût par ailleurs la grande importance de cette mesure d’égalité en droits des citoyens par-delà leurs orientations sexuelles, qui peut en quoi que ce soit atténuer l’exaspération d’hommes et de femmes qui se sentent légitiment trahis.

DU SOCIAL-LIBÉRALISME AU LIBÉRALISME À PEINE SOCIAL

On peut donc, des deux septennats du natif de Jarnac, retenir qu’ils auront installé le social-libéralisme dans le camp progressiste, ouvrant une longue période de distanciation entre les classes travailleuses ou populaires et la gauche, tout entière atteinte dans la crédibilité de ses engagements et dans sa volonté de ”« changer la vie »”. On peut également considérer qu’ils marquèrent un véritable tournant idéologique pour la société française, en accréditant en son sein l’idée pernicieuse qu’il n’y avait ”« qu’une politique possible dans les circonstances présentes »”, que l’on ne pouvait consentir ”« un déficit budgétaire de plus de 3% de la production intérieure brute »”, qu’il convenait d’être ”« contre le protectionnisme »” (autant de propos tenus par François Mitterrand, sur TF1, dès le 15 septembre 1983). On peut, à partir de là, en conclure que l’approche mitterrandienne contribua à la pénétration des consciences par un néoconservatisme faisant profession d’en finir avec les plus anciennes solidarités sociales, autant que par des réflexes de repli individualiste et de xénophobie dont le Front national aura finalement fait son miel.

Au moins le premier président de gauche de la V° République n’aura-t-il à aucun moment oublié de qui il tenait son mandat. Au moins n’aura-t-il pas négligé de s’adresser au peuple travailleur, fusse pour le convaincre qu’il lui fallait se résigner aux injustices du nouvel ordre du monde. Au moins s’efforça-t-il, jusqu’au dernier jour, d’afficher une vision de l’histoire, d’affirmer un grand dessein pour la France, de revendiquer sa référence aux combats du mouvement ouvrier (en marge du congrès socialiste de Liévin, en 1994, il rendait encore un hommage appuyé aux mineurs victimes de la grande catastrophe survenue 20 ans auparavant, et il tenait à revenir sur les ”« quelques étapes qui ont mené au couronnement politique que fut la victoire du Front populaire qui, seul permit de coordonner et de lier l’ensemble de ces victoires locales ou partielles dans un succès politique qui engageait la France vers un nouveau destin »”, avant de conclure : ”« Croyez-moi, au-delà de tous les propos bénisseurs, ces combats-là restent d’actualité. »”)

Quel contraste avec la geste de l’actuel tenant du titre ! Le reniement des promesses de la campagne de 2012 n’aura laissé place qu’au plus terne des réalismes gestionnaires, à la proclamation (de la part d’Emmanuel Macron, par exemple) d’une prétendue modernité consistant à exprimer un incommensurable mépris pour tout ce qui ne met pas les salariés en concurrence et, maintenant, à cette « triangulation » qui va jusqu’à reprendre à la droite extrême ou à l’extrême droite quelques-unes de leurs propositions emblématiques. De sorte que l’on ne peut plus vraiment parler de social-libéralisme, mais plutôt d’un libéralisme à peine mâtiné de compensations sociales. Dans ”La Gauche à l’épreuve du néolibéralisme” (éditions Le Bord de l’eau 2015), Michel Cabannes le pointe à juste titre : ”« Au-delà de sa politique, le gouvernement Valls introduit une rupture culturelle dans l’histoire de la gauche. Pour la première fois, un gouvernement de gauche justifie sa politique par des arguments, fondés sur la culpabilisation des salariés et des ménages en général, habituellement formulés par la droite (vivre au-dessus de ses moyens, la dette laissée à nos enfants, la coût du travail cause du chômage, le manque d’incitation à travailler, etc.). On a même entendu évoquer le thème de l’assistanat… »”

Si les hommes et les femmes des années 1980 et 1990 peuvent, avec le recul et sans contestation possible, se voir crédités de l’impréparation qui était la leur à l’instant où il leur fallut affronter un capitalisme transnationalisé comme jamais, si leur logiciel datait d’une époque où l’on n’avait pas eu besoin de penser le défi d’une finance aussi tentaculaire que mettant en cause les mécanismes de régulation de l’économie par les États, l’argument ne vaut naturellement plus pour les équipes présentement en charge des destinées de la social-démocratie. En prenant ses fonctions, François Hollande ne pouvait ignorer quel niveau d’affrontement supposait l’intention exprimée au Bourget de contrecarrer le pouvoir absolu de la finance. D’ailleurs, tous les partis-frères du PS voyaient au même moment éclater en leur sein d’âpres débats sur les désastres auxquels avait partout conduit la logique d’accompagnement du déferlement néolibéral. Ou, par conséquent, l’élu du 6 mai 2012 aura sciemment dupé les électeurs dans le seul but de gagner leurs suffrages, ou il aura manqué de courage à l’heure de passer aux actes. Dans l’un et l’autre cas, c’est sous le signe du subterfuge qu’il aura, dès le premier instant, conduit son action. On ne saurait, pour cette raison, tracer une ligne de stricte continuité avec les deux exercices de François Mitterrand…

Christian_Picquet

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