Une “primaire” de la gauche ? Ouvrons le débat sans tabous !
Point de doutes possibles, point d’atermoiements imaginables… L’appel publié ce 11 janvier par ”Libération” fait partie de ces initiatives qui comptent dans la vie d’un pays. En appelant à ”« une grande primaire des gauches et des écologistes »”, la quarantaine de personnalités qui en sont signataires viennent, en effet, de soudainement déverrouiller un jeu politique que l’Élysée s’employait jusqu’alors à cadenasser, dans l’objectif d’assurer au président sortant la capacité de solliciter sa réélection dans quinze mois, en profitant de sa prééminence institutionnelle et… sans discussion dans sa propre famille.
Ne négligeons pas, bien sûr, que l’événement ne va pas sans soulever des interrogations auxquelles il n’est, du moins pour le moment, pas apporté de réponses. Il n’est pas sans recéler d’ambiguïtés, il suffit pour s’en convaincre de relever la présence, parmi les initiateurs et aux côtés de personnalités à l’engagement de gauche indéniable, de quelques figures plutôt sociales-libérales, des frères Cohn-Bendit à Raphaël Glucksmann, sans parler de Romain Goupil. Il peut, quoiqu’à partir d’un motif des plus louables, concourir à un surcroît de personnalisation de notre vie publique, ce qui peut logiquement soucier celles et ceux qui se battent, à l’inverse, pour déprésidentialiser des institutions ayant poussé à son paroxysme l’atrophie de la démocratie. Il risque encore de générer d’inutiles illusions, dès lors que chacun sait qu’une candidature unique de la gauche se révélerait impossible si elle devait être portée par des personnages ayant piétiné les attentes du vote de 2012, qu’il s’agisse de François Hollande, de Manuel Valls ou d’Emmanuel Macron. Parlons cependant franchement, tout cela n’est pas le plus important au stade actuel. Pour trois raisons essentielles.
D’abord, parce que l’appel des 40 pointe très justement les questions primordiales du moment. Un système ”« bloqué »”, avec des institutions ”« inadaptées et sclérosées »”, conduisant les citoyens” « à s’abstenir aux élections quand ils ne s’abandonnent pas aux promesses insensées et aux discours de haine du FN »”. Une ”« société qui glisse vers le repli et la fermeture »”, lorsque des ”« pans entiers de la droite regardent vers l’extrême droite »” et que la confusion en est arrivée ”« au point de mettre en cause les valeurs humanistes et les droits humains qui fondent la République »”, avec l’”« injustifiable »” projet de déchéance de la nationalité et ”« l’instrumentalisation de la Constitution à des fins tacticiennes »”, au prix d’”« une rupture démocratique majeure »”. Le danger des renoncements, dès lors ”« que la menace du FN, le risque terroriste et l’état d’urgence permanent servent de prétexte pour refuser de débattre des défis auxquels notre société est confrontée »”. Autant de traits qui justifient l’initiative : ”« Nous ne changerons pas de République d’ici 2017, et tout reste suspendu à l’élection présidentielle-reine. Cet enjeu ne devrait pas être le seul mais, puisqu’il est incontournable aujourd’hui, nous voulons qu’il soit l’objet d’une réappropriation citoyenne, de sorte que la prochaine élection présidentielle soit la conclusion d’un débat approfondi. »”
Ensuite, parce que l’entrée dans l’arène de ces dizaines d’intellectuels et d’élus, désormais rejoints par des milliers de personnes à la notoriété moindre, illustre la profondeur abyssale de la fracture séparant le pouvoir en place de la gauche de terrain. Cette fracture n’aura cessé de se creuser au fil des trahisons ayant ponctué les quatre premières années du quinquennat. Elle sera devenue irréfragable dès l’instant où le président et son Premier ministre, croyant déstabiliser l’aire conservatrice et faciliter leur maintien aux manettes, seront allés jusqu’à reprendre à leur compte des dispositions, telle la remise en cause insidieuse du droit du sol, en tout point opposées aux principes les plus fondamentaux du combat progressiste et de la République. Une vieille loi de l’action politique se sera alors pleinement confirmée : on conforte l’adversaire lorsque l’on croit habile de récupérer ses thèmes les plus identifiants, et on divise du même coup son propre camp. La légitimité présidentielle à postuler à un second mandat s’en sera trouvée à ce point atteinte que le dernier carré des « hollandais » fidèles aura dû, dans la précipitation, monter en ligne pour fustiger l’inanité que revêtirait, à ses yeux, l’exigence d’une « primaire ». À les entendre, la logique de la V° République veut que ce soit au tenant du titre de décider, en majesté, s’il se représente ou non aux suffrages des électeurs.
Enfin, ce n’est pas le moins essentiel, parce que la pétition du 11 janvier replace au premier plan les défis devant lesquels la gauche tout entière se voit placée. Nul ne peut, évidemment, ignorer que notre camp politique et social peut se retrouver éliminé du second tour de la présidentielle et que, dans ce cas, c’est une polarisation entre une droite extrémisée et une extrême droite xénophobe qui menace de le marginaliser pour de longues années, les députés de toutes ses composantes risquant d’être réduits à la portion congrue dans la future Assemblée, ce qui prolongerait la perte d’une majorité de collectivités territoriales ces deux dernières années. Pour autant, il n’est pas envisageable de laisser le peuple de gauche devenir l’otage d’un vote prétendument utile au bénéfice de ceux-là mêmes qui ont méprisé ses espoirs, fait régresser ses droits et protections collectives, poussant maintenant le cynisme jusqu’à vouloir faire émerger une nouvelle donne, qui les verrait s’allier à une fraction de la droite sur la base d’une politique rompant définitivement avec les fondamentaux de la gauche.
Il n’est qu’une manière de déjouer ce piège possiblement mortel : la réouverture d’un débat de fond, l’enclenchement d’une large réflexion pluraliste, l’implication des citoyens dans un processus leur permettant de redevenir les acteurs de leurs destinées. C’est ce en quoi l’appel fait œuvre éminemment utile, lorsqu’il indique que ”« nous ne pouvons faire ce cadeau à la droite de la laisser seule conduire un débat devant l’ensemble des Françaises et Français sur l’avenir de notre pays »”, et lorsqu’il se fixe ce dessein : ”« Notre primaire tiendra ses promesses si elle est alimentée par des idées nées, en amont, de la confrontation et de l’enrichissement des points de vue et des expériences. »”
Voilà qui est amplement suffisant pour que, du côté de ce qu’il convenu de désigner comme la gauche anti-austérité, on ne se dérobe pas devant une opportunité, qui ne se représentera probablement plus d’ici la fin de la séquence que ponctuera le prjntemps 2017, de se porter de nouveau au cœur de la gauche, d’aider cette dernière à sortir de ses découragements et de ses impuissances, de faire bouger en profondeur les lignes en son sein. Je vois bien la tentation, chez certains, de taxer d’”« irréalisme »” la proposition des 40 et de lui opposer une « primaire » qui ne concernerait qu’une petite gauche repliée sur son auto-affirmation radicale. Les suivre sur ce chemin reviendrait à ne tirer aucune leçon des lourds échecs que nous avons essuyés depuis les législatives de 2012, donc consentir à notre enfermement dans une marginalité désespérante, et renoncer définitivement à l’ambition majoritaire que le Front de gauche disait porter lors de sa création.
La discussion ne porte pas, aujourd’hui, sur la possibilité ou non, pour François Hollande, de participer à la « primaire » proposée. Elle a pour unique enjeu le rassemblement de la très grande majorité de la gauche, qui ne se retrouve d’évidence pas dans les choix catastrophiques de l’exécutif, grâce à une confrontation publique sur les objectifs susceptibles d’entrer en résonance avec les aspirations du peuple à la justice et à l’égalité réelle. Ce qui appellera inévitablement une candidature de gauche affirmant sa volonté de renouer avec les attentes du vote de 2012. Ni plus, ni moins !
Je partage, à cet égard, entièrement les propos de mon ami Pierre Laurent, lors de la présentation des vœux du Parti communiste pour 2016 : ”« Ce qu’il faut au pays en 2017, c’est un candidat de gauche au service du peuple, un candidat porteur d’un projet de gauche pour la France, sur les valeurs de la gauche, qui rompe avec les errements du pouvoir actuel. »” Il ne reste qu’à passer aux actes. Car une brèche s’est ouverte, laissant entrevoir un chemin de crête, sans doute compliqué à explorer, mais qui peut déboucher sur un avenir bien différent de celui qui paraissait nous être inéluctablement désigné. Refuser de l’emprunter sans tergiversations constituerait une faute majeure…