La Constitution, la déchéance, l’exception…

Où tout cela va-t-il nous mener ? L’ouverture, ce 5 février, à l’Assemblée nationale, du débat sur la révision constitutionnelle appelée à être soumise au Congrès d’ici l’été, amène inévitablement à s’interroger sur l’engrenage enclenché par le gouvernement. Au fil des rédactions successives proposées par ce dernier, à propos notamment de la déchéance de nationalité, c’est à un échange des plus confus que l’on assiste, où tout et son contraire est asséné avec un identique aplomb.

L’objet de la controverse ne s’en avère pas moins des plus cruciaux, puisqu’il concerne, rien de moins, que les conditions du vivre-ensemble en France. Toutefois, plutôt que de favoriser un échange d’arguments clair, dont la collectivité citoyenne sortirait renforcée, l’affaire est si mal engagée qu’elle l’embrouille complètement, qu’elle met la droite en position d’arbitre d’une querelle divisant profondément le pays puisque traitant de questions fondamentales, qu’elle permet à l’extrême droite d’observer avec gourmandise une dérive plaçant ses identifiants idéologiques au cœur de la vie publique, et qu’elle laisse la gauche égarée autant qu’incapable de retrouver ses repères, en lambeaux pour tout dire.

Tant de choses ont été exprimées, jusqu’à présent, sur les deux articles du projet de loi, si souvent à juste titre, que je serais bien en peine d’en ajouter de nouveaux. En revanche, plongés que nous sommes dans la plus incroyable des confusions, il ne me paraît pas inutile, à gauche, que l’on prenne bien la mesure de la dangerosité de la manœuvre où sont en train de s’embourber le président de la République et son Premier ministre. De s’embourber, d’ailleurs, du seul fait de leur obstination comme de leurs palinodies et, surtout, au prix d’un bouleversement profond des items politiques jusqu’alors les plus solidement établis et d’une crise morale dont nul ne saurait prédire sur quoi elle pourrait bien déboucher. Comme si ce pays avait besoin de cet épisode délétère. Éprouvé comme il l’est par la voracité du nouvel âge du capitalisme, ébranlé qu’il se trouve par l’offensive des marchés contre son modèle social ou encore par l’incapacité de ses élites à lui proposer un cap conforme à son histoire, désorienté qu’il se révèle du fait de la trahison de ses gouvernants, durement percuté comme il vient de l’être par le plus vil des terrorismes dans un contexte de convulsions dramatiques de l’ordre mondial…

CONSTITUTIONNALISER, C’EST SACRALISER…

Il n’est, tout d’abord, jamais anodin de toucher à la Loi fondamentale. Je le dis d’autant plus sereinement que je figure, depuis fort longtemps, au nombre de celles et ceux qui plaident en faveur d’une VI° République réordonnant de fond en comble l’architecture institutionnelle de notre Hexagone. Il n’en faut cependant pas oublier que les principes, droits et devoirs qu’une Constitution est censée ”« graver dans le marbre »” ne sauraient relever de tripatouillages de circonstances. Les juristes compétents ont ainsi coutume de souligner qu’un texte de cette nature doit être considéré comme ”« la règle la plus élevée de l’ordre juridique de chaque pays »”.

Ce qui, au fond, ne fait que nous renvoyer à l’approche de nos premiers constituants, eux dont on invoque tant les mannes ces derniers temps, en ignorant le plus souvent la réalité de leurs apports. En l’article 28 de la Déclaration des droits de 1793, ils disposaient certes qu’un ”« peuple a toujours le droit de revoir, de réformer et de changer de Constitution »”, mais c’était pour ajouter aussitôt qu’une ”« génération ne peut assujettir à ses lois les générations futures »”. Ce qui, si les mots ont encore un sens de nos jours, implique que ce n’est pas sur un coin de table, emporté par le plaisir forcément éphémère de réaliser une bonne opération tactique, que l’on peut risquer d’”« assujettir »” à des articles bricolés en toute hâte ”« les générations futures »”…

Nous touchons ici au caprice auquel le Prince en exercice a souhaité soumettre la représentation nationale. Qui ignore encore, en effet, que le texte législatif actuellement en discussion au Palais-Bourbon n’a pour objet véritable que de déstabiliser la droite en s’accaparant ses tropismes identitaires et sécuritaires les plus forts, pour mieux signifier à l’opinion que l’élu du 6 mai 2012 entend rompre avec son camp d’origine ? Qui ne voit que l’unique intention de cette grande manœuvre est la réélection du tenant du titre dans quinze mois, à partir de sa certitude que la « triangulation » programmatique (le pillage des thématiques de ses adversaires) est devenue une martingale gagnante dans un paysage politique frappé de décomposition ? Si le calcul est pour le moins aléatoire, aucune consultation n’ayant jamais été gagnée par ceux qui avaient préalablement fait exploser leur propre aire d’influence, il a surtout pour conséquence de porter un terrible coup – un coup possiblement fatal – à une certaine conception de l’État de droit.

LA DÉCHÉANCE… DU PRINCIPE D’ÉGALITÉ

L’objectif de déchéance de nationalité s’avère, à cet égard, des plus significatifs. Passons sur l’inefficacité absolue de la mesure pour dissuader de passer à l’acte ces soldats perdus du fondamentalisme qui se montrent prêts à sacrifier leurs propres vies pour faire périr d’autres Français. Passons sur le fait que la privation de la nationalité française existait déjà, pour faits de terrorisme, dans la loi de 1996, et que vouloir aujourd’hui l’inscrire dans la Constitution renvoie d’évidence à des considérations plus idéologiques que pratiques. Passons sur l’imprécision des termes retenus en l’article 2 du projet de Messieurs Hollande et Valls (”« La loi fixe les conditions dans lesquelles une personne peut être déchue de la nationalité française ou des droits attachés à celle-ci lorsqu’elle est condamnée pour un crime ou un délit constituant une atteinte grave à la nation »”) : ”« l’atteinte grave à la nation »” va bien au-delà de la notion de ”« crimes terroristes »” initialement évoquée, et elle pourrait désormais s’étendre, si les trois-cinquièmes du Parlement en décidaient, à de simples ”« délits »” (catégorie recouvrant potentiellement jusqu’au délit d’opinion…). Passons même sur le fait que l’exécutif risque de se prendre lui-même les pieds dans ses rédactions contradictoires, se trouvant immédiatement rattrapé par le monstre juridique qu’il est en train d’enfanter.

À cet égard, l’Élysée et Matignon peuvent bien, astuce que leurs communicants doivent imaginer imparable, supprimer toute référence aux binationaux dans la dernière version du projet. Leur loi ne s’en verra pas moins encadrée par la Convention de 1961 des Nations unies s’opposant à l’apatridie, qu’ils disent vouloir respecter scrupuleusement, ce qui fait bel et bien des ressortissants français bénéficiant d’une double nationalité ses seules cibles désignées. Là gît le fond du problème. C’est l’égalité des Français devant la loi qui se trouve, ce faisant, mise en cause. Et l’inscription de la mesure de déchéance dans la loi suprême a pour principale portée d’affecter la République en ce fondement essentiel en vertu duquel, jusqu’à présent, il n’existait qu’une catégorie de citoyens, nul ne se voyant autorisé à les distinguer, entre ceux qui seraient « de papier » et ceux que l’on reconnaîtrait « de souche », pour reprendre des thématiques que le Front national ne cesse de vouloir instiller dans les esprits depuis trois décennies. Si abominables fussent les menées jihadistes, le précédent est trop grave pour que l’on fermât les yeux. On se doit au contraire de rejoindre les dix-sept personnalités (au nombre desquels un ancien président – de droite – du Conseil constitutionnel, Pierre Mazeaud) signataires, dans ”Le Monde” du 2 février, d’un appel constatant, avec des mots d’une gravité extrême, que ”« le nouveau projet du gouvernement continue de traiter inégalement les Français” (…) ”et surtout institue dans la Constitution une menace pour notre liberté politique, au fondement même de toute démocratie »”.

Les partisans de la disposition gouvernementale, Monsieur Dosière au premier rang d’entre eux, invoquent volontiers la mémoire des Constitutions révolutionnaires, lesquelles incluaient le principe de déchéance. Ils escamotent seulement, assez indignement, que les constituants d’alors avaient simultanément tenu à souligner la profondeur de la rupture républicaine avec l’Ancien Régime, en dotant la nation du socle juridique le plus ouvert qui se pût, à l’époque, imaginer : ”« Tout homme né et domicilié en France, âgé de 21 ans accomplis ; tout étranger âgé de 21 ans accomplis, qui, domicilié en France depuis une année, y vit de son travail ou acquiert une propriété ou épouse une Française ou adopte un enfant ou nourrit un vieillard ; tout étranger enfin, qui sera jugé par le corps législatif avoir bien mérité de l’humanité est admis à l’exercice des droits de citoyen français »” (article 4 de la Constitution de 1793). À partir du moment où l’appartenance nationale était définie en de pareils termes et incluse dans la Loi fondamentale – laquelle reste, sur deux siècles, la plus avancée dont la France se soit jamais dotée –, il n’était pas anormal qu’elle fût assortie des conditions de son retrait aux personnes indignes de leur admission dans la communauté des citoyens. Nous ne sommes plus dans un semblable cadre, les Constitutions ultérieures ayant choisi de ne traiter de cette question qu’au travers de l’énoncé d’une règle générale, à laquelle il n’est de ce fait ni bon ni utile de déroger.

CONTOURNER L’INCONSTITUTIONNALITÉ DES LOIS ?

D’une certaine façon, il n’est pas étonnant qu’aient été liées, dans le même projet de révision, les deux dispositions concernant la déchéance de nationalité et la constitutionnalisation de l’état d’urgence. Il est évidemment compréhensible que nos concitoyens ne perçoivent, dans cette dernière volonté, qu’un souci de protection face à l’abomination terroriste qu’ils ont vue à l’œuvre en janvier et novembre 2015 à Paris. Sauf que nos gouvernants et leurs supporters suggèrent, à mots couverts bien sûr, qu’il s’agit en réalité de sanctuariser des orientations qui, à défaut, eussent pu être invalidées par les juges de la rue de Montpensier. Le juriste Olivier Beaud est, de ce point de vue, parfaitement fondé à relever qu’une ”« Constitution n’a pas vocation à contenir toutes les ignominies autoritaires qui ne passeraient pas le cap d’un contrôle de constitutionnalité »” (”Le Monde” du 2 février).

Il n’est pas abusif, de la part de cet éminent professeur de droit public à l’université de Paris II, de dénoncer des ”« ignominies autoritaires »”. La philosophie inspirant la proposition gouvernementale, que la réforme à venir de la procédure pénale vient un peu plus mettre en lumière, outre qu’elle fait une fois encore appel à une motivation parfaitement floue (un ”« péril imminent résultant d’atteintes graves à l’ordre public »”), confère à l’exécutif, à la police et au parquet des pouvoirs aussi considérablement étendus que soustraits au contrôle du juge judiciaire, bien que l’indépendance de ce dernier en fasse le garant des libertés individuelles.

Ce n’est pas pour rien que la secrétaire générale du Syndicat de la magistrature, Laurence Blisson, remarque que l’état d’urgence, même constitutionnalisé, reste par définition porteur de possibles atteintes à l’État de droit : ”« Il fonctionne comme un dispositif d’exception qui confère au seul exécutif, le ministre de l’Intérieur et son représentant local, le préfet, des pouvoirs exorbitants, gravement attentatoires aux libertés collectives et individuelles, d’aller et de venir, de se réunir, de manifester, tout comme au principe d’inviolabilité du domicile »”. Que le premier président de la Cour de cassation et le procureur général de cette dernière ont cru nécessaire de s’émouvoir publiquement. Que, tout récemment, les présidents des cours d’appel se sont sentis le devoir de s’élever contre l’affaiblissement, ”« par les réformes en cours »”, du ”« rôle constitutionnel de l’autorité judiciaire, gardienne de la liberté individuelle »”. Et qu’il se soit trouvé jusqu’au Défenseur des droits, Monsieur Toubon, bien que choisi en raison de son appartenance lointaine à la droite chiraquienne, pour tirer le signal d’alarme : ”« On rentre dans l’ère des suspects »” (”Le Monde” du 5 février).

QUE L’ON EN REVIENNE VITE AU VRAI DÉBAT !

On aura noté que je me suis gardé de toute formule renvoyant nos dirigeants actuels aux pages les plus sombres du siècle précédent, ou à ce que les attentats du 11 Septembre ont produit outre-Atlantique. Non que je veuille éviter les tombereaux d’immondices sous lesquels Cécile Duflot vient elle-même d’être ensevelie (pour avoir seulement remarqué à la tribune de l’Assemblée, comme d’ailleurs Robert Badinter dans une toute récente tribune de presse, que le régime de Vichy avait pratiqué massivement la déchéance de nationalité, ce qui est une réalité historique incontestable). Simplement, François Hollande n’est pas le maréchal Pétain, il n’est pas encore assimilable à Édouard Daladier dont les décrets-lois à caractère xénophobe annoncèrent la Révolution nationale, et les mesures dangereuses que l’on est en train d’empiler ne dessinent pas – à ce stade, du moins – un ”Patriot Act” à la française. Reste qu’en articulant des lois de stricte opportunité altérant substantiellement les libertés publiques et des changements constitutionnels extrêmement aventureux, on amorce une dynamique qui pourrait, demain, devenir redoutable. Soit que cette nouvelle construction sécuritaire ne vienne à tomber entre les mains d’équipes politiques fort peu soucieuses des équilibres qui font depuis toujours la République, soit que notre nation doive (comme c’est, au demeurant, probable) affronter de nouveaux assauts sanglants de la terreur intégriste au prix d’émotions collectives qui viendraient altérer sa faculté collective de raisonnement.

Il s’impose de parler avec netteté. Le problème, dans la démarche de nos têtes gouvernantes, ne provient pas de la volonté, qui serait la leur, de protéger nos concitoyens. Il vient de la confusion inhérente à l’instrumentalisation des moyens coercitifs renforcés que l’on veut octroyer à l’État, au service des arrières-pensées d’un résident élyséen qui semble ne plus aspirer qu’à une chose, le demeurer. J’ai, ici, apporté mon soutien à la première prorogation de l’état d’urgence, et je persiste à considérer qu’il convenait, au lendemain du 13 novembre, de répondre sans hésitations à la demande de sécurité émanant du pays dans sa diversité. Si, à présent, il ne faut reculer devant aucun des moyens nécessaires à la lutte contre l’islamisme totalitaire, dès lors qu’ils se montrent respectueux du droit… S’il est indispensable, pour ce faire, d’accroître les moyens de la police, de la justice et des services de renseignement… S’il importe de ne pas mégoter, au Proche-Orient ou en Afrique sub-sahélienne, sur l’appui militaire à apporter aux peuples pour mettre hors d’état de nuire l’autoproclamé « État islamique » ou les groupes du même acabit (ce qui ne doit, néanmoins, pas amener à oublier les initiatives politiques propres à rouvrir à cette région un chemin de paix, de développement et de démocratie)… Si, pour signifier « symboliquement » que ceux qui usent de bombes ou de fusils d’assaut contre leurs compatriotes se mettent au ban de la communauté nationale, on pourrait parfaitement décider de les déchoir de leurs droits civiques ou les frapper d’une peine d’indignité… Ni les changements que l’on tente d’apporter à la Constitution, ni la reconduction à l’infini d’un état d’urgence qui ne donne de résultats qu’aux premiers temps de son déclenchement, ni l’empilement de législations sécuritaires qui ont pour conséquence de nous faire vivre sous un régime d’exception plus ou moins permanent, n’y contribueront véritablement. Ils ne parviendront, à dire vrai, qu’à conforter des réseaux criminels qui s’emploient à installer la peur, à diviser les Français et à encourager tout ce qui stigmatise une partie d’entre eux pour mieux nourrir le « choc des civilisations » dont ils sont, eux aussi, les prêcheurs. Voilà pourquoi il est si indispensable d’amener l’exécutif à renoncer à la logique désastreuse qui l’anime, donc dans l’immédiat à retirer ses projets de révision ou de prolongation à l’infini de l’état d’urgence, et à défaut de le mettre en échec.

Se défendre contre le terrorisme, c’est naturellement assumer l’affrontement avec lui. Mais c’est également affermir une démocratie à laquelle un obscurantisme fanatique a décidé de livrer une guerre sans merci. Ce n’est pas s’enfermer dans l’énoncé atemporel de bons sentiments que de le prétendre. Asséner cette contre-vérité, comme Manuel Valls n’a pas hésité à le faire récemment, c’est tourner le dos à tout ce que les philosophes nous ont légué afin que soient jetées les bases d’un avenir où la raison et la justice pourraient triompher de l’inhumanité et de la barbarie. C’est Hannah Arendt qui le résumait le mieux : ”« La plus importante de ces idées, qui, pour nous également, appartient impérativement au concept de politique en général, et qui, pour cette raison, a survécu à tous les bouleversements historiques et à toutes les transformations théoriques, est sans doute l’idée de liberté. Le fait que la politique et la liberté soient intimement liées et que la tyrannie soit la pire des formes de gouvernement, voire la plus antipolitique, traverse comme un fil rouge la pensée et l’action de l’humanité européenne jusqu’à l’époque la plus récente. Ce sont tout d’abord les régimes totalitaires et leurs idéologies correspondantes (…) qui se sont risqués à rompre ce fil rouge… »” (in ”La Politique a-t-elle encore un sens ?”, L’Herne 2008). N’est-il pas tragique qu’il faille désormais s’arc-bouter sur ce qui était, hier encore, une évidence à gauche ?

Christian_Picquet

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