Les véritables défis du terrorisme
De nouveau, une métropole frappée… De nouveau, du sang dans les rues, des vies fauchées, des existences mutilées au hasard des pérégrinations de quelques tueurs psychopathes… Avec pour effet l’installation d’une peur latente chez des millions d’hommes et de femmes se sentant à juste titre pris en otage. Avec, également, pour retombée ce climat lourd et anxiogène d’où naissent généralement les pires réflexes et les plus aveuglantes confusions. Ce 22 mars, c’est Bruxelles, double capitale de la Belgique et de l’Union européenne, qui a été visée par ce terrorisme global que projette à l’échelle de la planète tout entière – et non uniquement à celle du monde dit occidental – le nouveau totalitarisme né du chaos proche-oriental. À ceux qui l’avaient un peu vite oublié après le 13 novembre à Paris, les attentats bruxellois viennent rappeler que nous allons vivre longtemps sous cette menace, des années sans aucun doute.
Raison de plus pour que l’on en finisse, à gauche, avec cette forme d’aveuglement qui, pour se fonder sur les meilleures intentions du monde, n’en manifeste pas moins une inconséquence possiblement fatale à ceux qui y cherchent une grille d’explication. Je veux ici parler de ce discours porté, pour ne prendre que lui, par un Alain Badiou (j’eus pu aussi évoquer un Michel Onfray et quelques autres) devenu pour l’occasion le porte-parole de toutes les ultragauches, que leur survivance organisationnelle résiduelle ne prive cependant pas d’influence.
À vouloir uniquement démontrer que ”« notre mal vient de plus loin »” (titre de la dernière production « théorique », chez Fayard, de notre philosophe aussi en vogue qu’arcbouté sur une vulgate néostalinienne ignorante du bilan du XX° siècle), que nous sommes en présence d’un ”« mélange d’héroïsme sacrificiel et criminel »” engendré par ”« le triomphe du capitalisme mondialisé »” se conjuguant à l’inexistence d’une politique communiste à même d’y faire face… À trop chercher à prouver que ”« ce ne sont pas les ‘’barbares ‘’ qui ont déclaré la guerre, mais c’est l’État français qui y est allé, à la remorque des firmes et quelquefois des Américains, se mêler à des affaires impériales bourbeuses »”… À se refuser à toute manifestation d’opposition sérieuse à l’islamisme réactionnaire (ou, pire, à faire preuve d’une certaine complaisance à son endroit), au nom d’une ”« islamophobie »” que l’on veut considérer comme la principale menace pesant sur notre vivre-ensemble… On aboutit à faire l’impasse sur cette réalité que représente dorénavant un phénomène authentiquement monstrueux, qui fait du monde arabo-musulman son cœur de cible et prolonge sa dérive meurtrière partout où il le peut sur la planète. Pour le dire autrement, le jihadisme d’aujourd’hui a ceci de commun avec les fascismes d’hier que, s’il est bien le produit d’un ordre dominant en crise profonde, sa montée en puissance confronte l’humanité, l’héritage des Lumières, l’aspiration à un monde fondé sur la raison et la justice à la plus implacable des catastrophes.
Pour autant, il n’est évidemment pas contestable que le prétendu « État islamique » comme ses succédanés soient fils de la dislocation des États d’Irak et de Syrie, sans parler de la Libye, provoquée par les expéditions guerrières des grandes puissances ; que l’intégrisme assassin se soit enraciné au cœur d’une série de formations sociales africaines à la faveur d’une désintégration provoquée par la globalisation marchande et financière ; que l’idéologie salafiste ait prospéré, en France comme dans les principaux pays du Vieux Continent, sur les discriminations et ghettoïsations urbaines subies par tout un pan de l’immigration postcoloniale de culture musulmane. C’est la raison pour laquelle les poussées de fièvre sécuritaires, auxquelles on assiste après chaque vague d’attentats, ne représentent que des diversions pitoyables.
Comment accorder le moindre crédit à nos éminences ministérielles lorsqu’elles prétendent que la constitutionnalisation de l’état d’urgence puisse être d’un quelconque secours face au danger du terrorisme, alors que les tueries du 22 mars ont été réalisées dans une ville qui s’était à plusieurs reprises retrouvée en état de siège et, surtout, au lendemain de coups de filet policiers ayant sévèrement déstabilisé certains des réseaux liés à « l’État islamique » ? Comment continuer à prétendre que la déchéance de nationalité pourrait perturber la commission de massacres de la part d’individus que leur exaltation conduit, on vient encore de le vérifier, à sacrifier leurs vies ? Comment imaginer, ainsi que le fait la droite, qu’il suffirait d’ouvrir des camps d’internement administratif, en congédiant au passage la prééminence de l’instance judiciaire pour la mise hors d’état de nuire du fanatisme meurtrier – donc, quelque part, en étouffant l’état de droit –, alors que les propagateurs de la terreur cherchent précisément à priver notre démocratie de sa substance, pour mieux légitimer leur sinistre idéologie auprès des catégories de population qu’ils s’emploient à embrigader ? Comment même croire que l’entrée en vigueur du fichier européen des passagers aériens (le fameux « PNR ») ait une fonctionnalité, alors que, pour l’essentiel, ce sont des ressortissants nationaux des pays concernés par les exactions fondamentalistes qui sont en cause, et non des commandos venus de l’autre côté de la Méditerranée et se déplaçant en avion ?
La lutte contre le terrorisme s’avère une impérieuse nécessité. Mais elle sera longue et requiert, avant tout, un plan d’action global et articulé. Des dispositifs visant à protéger autant qu’il se peut les citoyens, à donner les moyens qui leur sont indispensables aux forces de police aux structures en charge du renseignement et à la justice, afin que la coercition inévitable s’opère dans les meilleures conditions… mais aussi dans le respect scrupuleux des droits individuels et des libertés collectives. L’appui militaire, qui ne saurait être négligé même s’il se résume à des bombardements et à des livraisons de matériels, aux forces qui, sur le terrain, à l’instar des Kurdes, affrontent les brigades du totalitarisme. Un engagement diplomatique déterminé de la France, pour contribuer à ouvrir un chemin à des solutions politiques aux convulsions du Proche et du Moyen-Orient, pour rétablir une paix juste dans cette zone, pour promouvoir un développement économique répondant aux besoins fondamentaux des peuples. Un Plan Marshall, ici, au profit des quartiers populaires, afin d’assécher le marais où s’abreuvent les « fous de Dieu » et de mettre un terme à ces situations ”« d’apartheid ethnique et social »” dont parlait à juste titre le Premier ministre au lendemain des assassinats de ”Charlie” et de l’Hyper Casher (avant de promptement oublier ses fortes paroles). La reconstruction du lien citoyen qui fit si longtemps la force de notre nation, conjuguée à la revitalisation du principe de laïcité, pour contrecarrer les logiques de la fragmentation communautariste que les gouvernants et nombre d’édiles municipaux ont fait le choix de favoriser… avant qu’elles ne se retournent contre la République à l’initiative de l’intégrisme religieux. L’exemple de la Belgique, et de ses Molenbeek gangrénés, montre où cela peut mener…
Comme toujours, le terrorisme confronte les sociétés, non seulement à une entreprise criminelle aveugle et systématique, mais aussi à un risque de basculement irrémédiable des conditions de la vie en commun de leurs populations. La gauche a tout à perdre si elle s’abandonne aux surenchères martiales et liberticides ou, à l’inverse, si elle décroche de ce que vivent vraiment les citoyens pour se réfugier derrière des approches déformées parce qu’abstraites de la situation. Il ne reste que très peu de temps pour que la conscience s’en fasse jour.