Cessez de jouer avec les angoisses françaises !

Gare à ce que l’on est en train de provoquer dans les esprits de nos compatriotes ! En quelques jours, ces derniers se seront retrouvés confrontés à un enchaînement de violences qui, bien que sans rapports entre elles, ne leur renvoie pas moins l’image d’une société fragmentée, menacée dans son devenir, à laquelle on ne propose plus le moindre élan collectif, la plus petite perspective d’espoir.

Qu’importe, au fond, que rien ne permît d’assimiler des faits fort disparates : les affrontements de « hooligans » aux marges des compétitions de l’Euro 2016, auxquels se mêlent de temps à autres des jeunes venus des quartiers populaires environnants (ce fut notamment le cas, à Marseille, le 11 juin) ; le terrorisme, qu’en arrivent désormais à pratiquer quelques loups solitaires aveuglés par la propagande haineuse d’un jihadisme fort présent sur les réseaux sociaux, et qui vient de coûter la vie à un couple de fonctionnaires de police dans le département des Yvelines (comme il avait, quelques jours auparavant, semé la mort dans une discothèque gay de Californie) ; le vandalisme, pratiqué à grande échelle par des centaines d’individus mêlés à la grande manifestation du 14 juin contre la « loi travail » pour mieux la détourner de ses objectifs, phénomène au fond très révélateur de l’espace que la désespérance ambiante ouvre à un nouveau nihilisme aux objectifs fort obscurs…

Cette succession d’événements est de nature à faire grandir les peurs, à interroger toujours davantage le rapport des citoyens à leurs représentants, à répandre un sentiment d’insécurité d’autant plus déstabilisant que l’appareil coercitif étale ses grandes difficultés à remplir ses multiples tâches. D’autant que les gouvernants et leur opposition conservatrice y répondent au moyen d’un discours tournant désespérément à vide, celui de la dramatisation, de l’autorité autoproclamée et des promesses de restriction des libertés fondamentales.

Au sommet de l’État, on se sera ainsi engouffré dans la nouvelle séquence politique en faisant profession de détermination, en utilisant cyniquement la menace (bien réelle, par ailleurs) du terrorisme, et même en profitant du parasitage des manifestations par des éléments incontrôlés pour afficher une totale intransigeance sur une loi pourtant très minoritaire dans le pays, attitude qui sera allée jusqu’à l’assimilation de la première organisation syndicale française aux ”« casseurs »” et à l’évocation de la remise en question du droit constitutionnel de manifester. Ce faisant, on aura cependant ouvert un boulevard à une droite si radicalisée dans ses fondamentaux réactionnaires qu’elle en arrive aujourd’hui à préconiser la criminalisation du mouvement social, voire l’instauration d’un régime d’exception qui ne dit pas son nom. Comme lorsqu’elle en appelle à l’ouverture de camps de rétention administrative, où se verrait enfermé, sans même une décision de justice, quiconque serait simplement suspect d’accointances avec les réseaux jihadistes…

Sauf que ces postures en miroir émanent de forces à la crédibilité déclinante. Si chaque enquête d’opinion atteste que les deux têtes de l’exécutif sortiront immanquablement carbonisées de l’affrontement social en cours, la droite n’est pas en bien meilleure forme, quoiqu’elle profitât mécaniquement, dans les intentions de vote, de l’impopularité record du pouvoir. Ce ne sont pas seulement ses divisions qu’elle paie à travers la piètre image de ses prétendants à la future « primaire », c’est sa totale absence de projet et une crise d’identité sans équivalent depuis la Libération. De sorte que c’est le Front national qui s’avère le seul parti en mesure de tirer bénéfice des angoisses françaises et des appels de ses rivaux à la remise en ordre de la France. À qui en voudrait la confirmation, les études récemment publiées sur les résultats des élections partielles des quatre ans écoulés la fournirait : non seulement l’extrême droite a très régulièrement accédé au second tour de ces scrutins, mais elle y aura systématiquement progressé en voix en dépit d’un taux d’abstention phénoménal…

Un pays plongé dans un tel état de tension appelle une politique d’apaisement. Les périls dont il se voit menacé, celui de la désagrégation autant que celui d’un fondamentalisme totalitaire trouvant ses relais parmi ses propres enfants, exige que l’on privilégie la cohésion républicaine plutôt que la brutalisation des relations sociales. C’est de ce point de vue que la mobilisation des salariés contre le démantèlement du code du travail, qui aura connu un impressionnant rebond en réunissant des centaines de milliers de personnes à Paris le 14 juin, représente une chance pour notre pays.

Une chance, parce qu’au-delà de la revendication du retrait du projet El Khomri, elle défend une certaine conception du progrès, un modèle de société fondé sur la défense des plus faibles par la loi et les conventions collectives, un principe d’égalité des droits entre l’ensemble des travailleurs, ce que disloquerait l’encouragement au « dumping » social présent dans le projet du gouvernement. Parce qu’elle repose sur une solidarité, réalisée dans la grève et dans la rue, entre toutes les victimes de la loi de la jungle libérale, et qu’elle fait en ce sens reculer les tentations du repli sur soi, les réflexes de panique, les pulsions identitaires qui finissent par dresser les uns contre les autres les divers segments du corps social. Parce qu’elle redonne un sens perceptible au clivage entre la droite, de tout temps obnubilée par la remise en cause des conquêtes arrachées de haute lutte au capital, et une gauche qui n’existe qu’en représentant le camp du travail et les intérêts du plus grand nombre.

Tout doit donc être mis en œuvre, dans les jours qui nous séparent du retour de la « loi travail » à l’Assemblée nationale, pour assurer une victoire à ce qui constitue d’ores et déjà l’une des plus grandes irruptions populaires depuis Mai 68. Les sept organisations du front syndical demandent la suspension du débat parlementaire, afin de permettre l’ouverture des négociations que Messieurs Hollande et Valls n’ont jamais permise. Dans le groupe des députés socialistes, très au-delà des « frondeurs », des voix de plus en plus nombreuses s’élèvent pour proposer que l’on réécrive les articles contestés du projet, ou du moins que l’on revoie les équilibres de ce dernier sur divers points, comme la fameuse inversion de la hiérarchie des normes et la rémunération des heures supplémentaires. Quelle que fût la solution choisie, sur laquelle il appartiendra ”in fine” aux confédérations ouvrières de se prononcer, la sortie de crise consiste bel et bien à revenir sur la philosophie gravement régressive du texte dit El Khomri.

D’évidence, à ce jour, le président de la République et son Premier ministre ne veulent pas en entendre parler, envisageant ouvertement un nouveau passage en force au Palais-Bourbon au moyen de l’article 49-3. Le premier, parce qu’il pense sans doute, contre toute logique, qu’une attitude martiale redressera son image en prévision de la prochaine présidentielle. Le second, car il espère manifestement, sur le champ de ruines dont pourrait accoucher ce rendez-vous, devenir le « refondateur » de sa famille politique, qu’il aura sciemment détruite à l’occasion de son passage à Matignon.

Ce jusqu’au-boutisme confine à la folie, dès lors qu’il bafoue délibérément les attentes d’un peuple qui, sondage après sondage, crie son refus de la déréglementation financière et de la casse des protections collectives du monde du travail. Autrement dit, il conduit tout le monde au désastre : le Parti socialiste, c’est l’évidence, mais également la gauche tout entière, qui n’aura jamais été aussi divisée et atteinte dans son identité, et plus généralement la France, menacée qu’elle se trouve par des dérives sinistres. Plus vite il sera infligé une défaite à ces apprentis-sorciers, mieux cela vaudra pour tout le monde…

Christian_Picquet

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