Nice : après les larmes, par-delà la colère…

La France une nouvelle fois ensanglantée… Par le plus vil des terrorismes… Celui qui, par-delà ses motivations affichées, s’en prend à des foules assemblées, joyeuses et pacifiques… Pour faire le maximum de victimes, frapper l’opinion de sidération, répandre l’effroi… C’est Nice et sa célèbre Promenade des Anglais qui auront cette fois été touchées, à l’occasion du traditionnel feu d’artifice ponctuant la fête nationale, en pleine période estivale… Nos cœurs se serrent devant tant de vies sacrifiées, tant de corps à jamais mutilés, tant de familles disloquées…

L’enquête éclaircira les conditions de l’attentat de ce 14 Juillet, la personnalité de son auteur, ses intentions véritables, la réalité de ses liens avec « l’État islamique » qui vient de le revendiquer comme l’un des siens. Quelles qu’en soient les conclusions, et dès lors que le contexte de la terreur jihadiste répandant la mort aux quatre coins du globe ne saurait être tenu pour étranger à l’acte monstrueux de Nice, jusque dans le mode opératoire utilisé et à travers le choix de la date ô combien symbolique de la célébration de la prise de la Bastille, quelques réflexions me paraissent s’imposer.

D’abord, si c’est bien une guerre que livre aux peuples et à leurs attentes de démocratie ce terrorisme global que l’on voit à l’œuvre de Bruxelles à Bagdad, de Bamako à Paris, de Tunis à Peshawar, aucun moyen militaire ne suffira, en lui-même, à la remporter rapidement. L’inefficacité d’un état d’urgence plusieurs fois prorogé en est, hélas, l’ultime démonstration. Naturellement, on ne contestera pas à nos gouvernants la décision d’intensifier le soutien logistique aux forces qui combattent le totalitarisme islamiste en Irak ou en Syrie, ni le recours à des mesures telles que la mobilisation de la « réserve opérationnelle » de la police et de la gendarmerie afin de sécuriser, autant que faire se peut, nos compatriotes. Tout autant, on suivra volontiers l’appréciation de la commission parlementaire qui, constituée à cet effet, vient de mettre en évidence les lacunes de nos services de renseignement dans la traque et le démantèlement des filières du crime intégriste, responsables des massacres du 13 novembre à Paris.

Cela dit, tant que du volcan proche et moyen-oriental continueront de s’écouler les laves de l’obscurantisme assassin, tant que seul le mépris répondra aux revendications nationales du peuple palestinien, tant que le monde musulman éprouvera un sentiment d’immense humiliation de la part de ce qu’il perçoit comme un « Occident » aux visées recolonisatrices, tant que les rivalités entre puissances régionales viendront alimenter des querelles religieuses inexpugnables telle l’opposition millénaire des chiites et des sunnites, nous le paierons de ces ”« guerres irrégulières »” dont parle à juste titre le chercheur Élie Tenenbaum (in ”Nouvelles Guerres, L’État du monde 2015”, La Découverte 2014). Ces guerres qui frappent en leur cœur les États et leurs habitants. C’est la raison pour laquelle, pour justifiée qu’elle pût être, la coercition doit se concevoir dans sa complémentarité à des solutions politiques fondées sur la recherche d’un développement économique solidaire entre le Nord et le Sud, le rétablissement du droit international partout où il se voit bafoué, l’appui aux peuples dans leur quête de liberté. Il faut avoir le courage de le dire.

D’où il découle une deuxième réflexion, concernant spécifiquement notre pays. L’agitation de la droite, tout juste capable d’en appeler à la remise en cause de l’État de droit, à l’ouverture de camps de rétention administrative supposant l’institution d’une nouvelle « loi des suspects », ou à l’interdiction de tous les rassemblements populaires de quelque nature qu’ils fussent, va l’engager dans une folle surenchère avec la démagogie de Madame Le Pen. Ce qui, forcément, avivera terriblement la peur de l’Autre et l’angoisse de chacun devant l’avenir. En passant à côté du problème majeur, qui pourrait mener à la désintégration de notre République, faute d’être traité avec l’urgence indispensable. S’interrogeant sur les raisons pour lesquelles quelques centaines de jeunes, de nationalité française ou issus de l’immigration tout en ayant noué mille liens avec cette nation ”de facto” devenue la leur, en venaient à se retourner contre leur environnement proche, y compris lorsqu’il se trouve constitué d’autres musulmans, Gilles Kepel et Antoine Jardin auront récemment écrit : ”« L’islam politique n’apparaît plus seulement comme un projet de maîtrise et de reprise en main de la vie déstructurée dans les quartiers marginalisés, mais surtout comme une tentative de contrôle systématique de tous les aspects de l’existence. Cet horizon autoritaire semble offrir une garantie de stabilité, de retour à l’‘’ordre naturel des choses’’, en même temps qu’un moyen de définir de nouvelles ‘’logiques de l’honneur’’ »” (in ”Terreur dans l’Hexagone”, Gallimard 2015).

À suivre ces deux auteurs, on aboutira à la conclusion que ce n’est pas d’une « intégration » estimée impossible, ou encore d’un islam qui serait par nature et dans sa globalité incompatible avec son identité, que la France se voit menacée. Leurs analyses permettent même, peut-être, de saisir les mécanismes psychologiques à travers lesquels un être aussi manifestement dérangé que l’auteur du carnage de Nice en vient à trouver, dans une idéologie barbare, une apparente mise en cohérence de sa folie. S’avèrent bel et bien en question le lent déchirement du lien social, l’effondrement de nos services publics (à commencer par un système de santé à présent incapable de faire face aux maux d’une société percutée par une violence multiforme, maux qui demanderaient, par exemple, une assistance psychiatrique de haut niveau aux individus les plus fragilisés), le recul des solidarités citoyennes et de la légitimité du politique, le renoncement de la puissance publique à la nécessité de confinement des religions dans l’espace privé, l’affaiblissement d’un État en charge – dans notre tradition, du moins – de la cohésion du peuple autour de ses valeurs. Bref, les Français acquittent la note particulièrement salée de tout ce que le néolibéralisme a détruit sur deux ou trois décennies…

Dans ces conditions, stopper un processus de nature à favoriser toutes les dérives communautaristes, voire à aboutir à des tensions intestines aux effets potentiellement dramatiques, c’est s’atteler à la relève de la République. Donc, à la mise en œuvre d’un nouveau pacte de salut public. À l’élaboration d’un Plan Marshall pour les quartiers populaires et l’égalité des territoires. Au retour du principe de la liberté de conscience face à tous les tenants de la loi de Dieu. À la réhabilitation d’une citoyenneté faisant de chacun et chacune les acteurs conscients d’un destin commun.

Ce qui me conduit à la troisième réflexion de cette note. Elle a trait à la gauche. Celle-ci se voit présentement écartelée entre deux attitudes qui, pour professer des vues antagonistes, n’en aboutissent pas moins à se dérober aux véritables enjeux du moment. D’un côté, il y a ceux pour qui la bonne réponse aux paniques suscitées par le terrorisme passe par la surenchère sécuritaire et la reprise d’une rhétorique de stigmatisation d’une partie des Français, oubliant du même coup la mission de cohésion qu’il revient aux pouvoirs publics d’assumer. C’est la posture qu’un Manuel Valls aura choisi d’incarner… De l’autre, se coalisent tous ceux qui, en vertu d’un internationalisme abstrait ou du culte tout aussi désincarné de la mondialisation, veulent ignorer le nouveau phénomène totalitaire qu’est devenue la réaction fondamentaliste, refusant d’y voir autre chose qu’une réplique à l’interventionnisme néocolonial et à des discriminations ethniques ou religieuses. Un Olivier Besancenot peut, de ce côté, paradoxalement côtoyer un Emmanuel Macron…

L’une comme l’autre de ces appréhensions de la réalité font courir à notre camp politique autant qu’à la France un immense danger : il laisse, en effet, les solutions du pire, celles de la xénophobie instituée et de la volonté de remise en ordre musclée de notre société, conquérir les esprits sans rencontrer d’oppositions à même de convaincre. Du fait de la place que lui a assignée l’histoire, notre pays doit tout à la fois combattre sur la ligne de crête des valeurs de l’universalisme et s’employer à promouvoir une stabilisation pacifique autant que démocratique de ces vastes zones de la planète où se nourrit en permanence le projet globalisant du terrorisme. Il importe, à cette fin, de tenir à nos concitoyens le langage de la vérité. De faire en sorte qu’ils s’approprient les défis d’une période éminemment périlleuse. De les aider à comprendre pourquoi il faudra du temps pour décapiter l’hydre jihadiste. De les convaincre de la vacuité de comportements martiaux qui finissent immanquablement, tôt ou tard, par avouer leur impuissance devant un danger de cette nature. De les armer politiquement afin qu’ils fussent en mesure de se confronter aux ennemis de la citoyenneté, de la liberté de penser et de la laïcité, tout en cherchant, ici comme sur le théâtre planétaire, à rouvrir un chemin au progrès, à la justice et à l’égalité des droits.

Pour le dire autrement, devant les défis d’un engagement de longue haleine, notre communauté républicaine ne peut que se disloquer si elle cède, si peu que ce fût, à l’abdication, à la peur ou aux tentations des replis haineux. Sa force lui viendra, ”a contrario”, de sa capacité d’action collective. Dans le prolongement des plus belles pages qu’elle aura su écrire, inspirée par l’héritage de sa Grande Révolution…

Christian_Picquet

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