Vous avez demandé la police ? Ne quittez pas…

Traitant d’une crise politique, institutionnelle et morale comme notre pays n’en avait pas connue depuis longtemps, j’avais dans ma dernière note évoqué la révolte des policiers. Le sujet mérite que j’y revienne bien plus longuement, tant il s’avère révélateur du degré d’explosivité atteint par notre société. D’autant que la pression de toute une profession ne s’est à aucun moment relâchée, quoique le président de la République ait reçu ses représentants ce 26 octobre, et qu’il se soit engagé à dégager une enveloppe de 250 millions d’euros pour répondre à certaines revendications.

Sans qu’il soit ici question d’agiter l’épouvantail d’un 6 Février en miniature, les manifestations de ces derniers jours attestent de l’affaissement de l’autorité publique et de la perte vertigineuse de légitimité du pouvoir en place, de la haute hiérarchie policière, mais aussi, plus généralement, des partis d’alternance dont l’action globalement similaire a placé un corps des plus sensibles dans une situation intenable.

Pour un républicain un tant soit peu digne de l’étiquette, il n’est évidemment pas acceptable que des centaines de flics s’affranchissent de leurs obligations légales pour prendre la rue et y arborer les attributs de leurs prérogatives : gyrophares, brassards et… armes de service. Ne voir, dans un tel comportement, que l’expression d’une tendance séditieuse sournoise, doublée de la confirmation du poids de l’extrême droite dans l’institution (un fonctionnaire de police sur deux, au bas mot, apporte désormais ses suffrages au Front national) reviendrait néanmoins à commettre un contresens.

Évidemment, la police est un corps très particulier. S’il lui revient la charge de protéger les citoyens et d’assurer la paix publique, ce en quoi elle relève du service public, elle ne peut y parvenir qu’en réprimant quiconque contrevient à la loi commune ou s’en prend aux personnes et aux biens. Au demeurant, le monopole dont elle dispose, à l’instar des autres structures coercitives, de la détention et de l’usage d’armes létales la place en permanence sur la frontière ténue distinguant État de droit et régime d’exception.

Jean-Pierre Bordier, un très vieil ami que j’ai connu lorsqu’il occupait la fonction de secrétaire général adjoint de la Fédération autonome des syndicats de police (organisation à présent disparue mais qui fut largement majoritaire dans l’ensemble des services policiers, à l’exception des commissaires, tout en se proclamant très officiellement ”« au plus près du mouvement ouvrier »”), avait un jour écrit : ”« Le rapport de la police à l’idée républicaine est ambigu, car faite pour fonctionner comme une administration sur le modèle du service public, la police pose trop de questions au droit, reste trop dépendante de l’État qui monopolise son action, préférant le secret à la vérité, l’opacité à la transparence, l’ordre à la démocratie, l’aspect répressif à l’aspect préventif »” (« Sous haute surveillance », in ”Politique, La Revue”, février-mars-avril 1994). 

C’est d’ailleurs la raison pour laquelle j’ai toujours défendu l’idée d’une structure indépendante de contrôle de l’action policière, une « haute autorité » dirait-on certainement de nos jours. Cette instance devrait, à mes yeux du moins, être composée de personnalités morales à la qualité incontestable, de parlementaires et de représentants des associations agissant en défense des libertés et des droits de l’Homme (celles et ceux qui le souhaitent peuvent, sur ce point, se reporter au chapitre que je consacrais aux institutions dans mon ouvrage ”La République dans la tourmente”, publié par les éditions Syllepse en 2003).

Une fois cela énoncé, il importe de ne pas perdre de vue deux évidences. D’abord, dès lors qu’elle a pour mission de faire respecter la loi, donc de prémunir la société des logiques de force qui sinon s’y exprimeraient avec la plus féroce inhumanité, l’activité policière va de pair avec l’exercice de la démocratie. Ensuite, quoique certains puissent en faire leur métier par goût un tantinet maladif de la « loi et de l’ordre », celles et ceux qui choisissent la police le font généralement ou par souci de défendre l’intérêt général et de participer ainsi à la vie de la nation, ou parce c’est pour eux le moyen d’échapper au chômage ou à la descente aux enfers de la précarité.

Autant dire que m’exaspère au plus haut point le discours antiflics dans lequel se complaît une petite gauche déconnectée de la réalité. Non qu’il ne faille pas dénoncer, avec la plus grande détermination, les « bavures » ou conduites liberticides dont des policiers peuvent se rendre coupables, soit qu’ils aient obéi aux ordres de leur hiérarchie, soit qu’ils aient cédé à quelque inclination personnelle. Mais le manichéisme, pour comprendre et se confronter à une institution de cette nature, m’apparaît recouvrir une impuissance caractérisée et une parfaite irresponsabilité. Sauf, naturellement, si l’on pense que violences et criminalité disparaîtront en même temps que le capitalisme, ou qu’un système de milices ouvrières a pu sous d’autres cieux faire la preuve de sa supériorité en matière de protection des êtres humains.

J’en reviens à la protestation actuelle. Impossible de ne pas y voir une réaction légitime. À la surcharge de missions qu’induit la menace terroriste, sans que le haut état-major policier n’y cherche des remèdes… À la sauvagerie que doivent affronter les policiers pour tirer certains quartiers ou cités de l’emprise de bandes et autres réseaux mafieux y faisant régner leur loi (les tentatives d’assassinats perpétrées contre quatre fonctionnaires à Viry-Châtillon n’en sont que les dernières illustrations)… À l’épuisante course aux chiffres que des hiérarques gérant l’institution comme une entreprise imposent, contraignant la profession à se concentrer sur des affaires subalternes afin de gonfler les statistiques, plutôt que sur les délinquances les plus sérieuses… À l’abandon dont sont dans le même temps victimes toutes les administrations publiques, dans un contexte d’austérité budgétaire sans cesse aggravé… Au mépris dont les agents (comme tous leurs collègues de la fonction publique) font l’objet de la part d’élites ne jurant que par les privatisations et la réduction du « périmètre » de l’État (y compris dans ce domaine crucial de la sécurité)… Au manque de respect et de considération que les « bleus » ressentent, à tort ou à raison, de la part de leurs compatriotes… À la multiplication de tâches indues qui, si l’appareil étatique n’était pas saigné à blanc par les prescriptions néolibérales, pourraient parfaitement être assumées par d’autres personnels…

DES FLICS DEVENUS « LANCEURS D’ALERTE »…

Bernard Cazeneuve peut bien mettre en avant les créations de postes décidées depuis presque cinq années, alors que l’État sarkozyste en avaient supprimé 12 500. La police n’en paie pas moins le prix des choix du hollandisme, lorsque celui-ci a délibérément affaibli, par sa soumission aux dogmes néolibéraux, les capacités de la puissance publique à combattre le délitement social, au prix d’un recul sans précédent du civisme et de l’adhésion citoyenne aux valeurs de la République.

D’une certaine manière, le grand paradoxe de la conjoncture voit les flics parler au nom de celles et ceux qui se retrouvent sur la ligne de crête de la désintégration française. Enseignants, auxquels on a imposé les dérives de ces choix pédagogiques calamiteux qui en sont arrivés à mettre en cause la substance même de l’école, et à aggraver la reproduction des inégalités… Personnels infirmiers et médecins urgentistes, qui doivent mener leurs missions de santé publique dans le cadre d’un univers hospitalier incroyablement délabré et avec des effectifs à bout de force… « Matons », auxquels on confie un nombre croissant de détenus, qu’ils doivent accueillir dans des structures indignes d’un pays comme le nôtre, et sans que la privation de liberté soit accompagnée d’un effort cohérent destiné à réinsérer socialement les personnes concernées… Agents de Pôle emploi, qui doivent appliquer aux privés de travail des mesures toujours plus injustes et punitives, alors qu’ils ont théoriquement pour responsabilité de les aider à sortir du chômage… Arrêtons-là l’énumération morbide…

C’est à cette réalité multiforme qu’il faut s’attaquer. Que la gauche doit s’attaquer, à moins qu’elle ne se résigne d’avance à assister au triomphe du national-lepénisme, non seulement chez les policiers, mais dans l’ensemble de ce secteur public sur lequel elle a pu s’appuyer des décennies durant. Il est encore possible d’opposer une politique de sécurité progressiste à tous ceux qui ne savent répondre à la colère présente qu’au moyen de recettes sécuritaires aussi dangereuses qu’inefficaces.

La question n’est, par exemple, pas d’élargir la possibilité, pour les policiers, de recourir à la légitime défense, en alignant leurs droits sur ceux des gendarmes : aux États-Unis, l’usage inconsidéré des armes, dans le cadre d’interpellations ou d’opérations de maintien de l’ordre, aura provoqué des émeutes urbaines en série et creusé la fracture entre la police et les catégories de population se sentant victimes de discriminations raciales ou de chasses au faciès. Elle ne porte pas davantage sur l’accroissement des prérogatives policières, qui verraient celles-ci empiéter sur les droits du citoyen ou se soustraire aux règles de transparence des procédures : il n’est pas imaginable de mettre la police au-dessus de la loi, à un moment où l’on demande précisément à la justice ou aux élus (pour ne parler que d’eux) de respecter scrupuleusement les principes du droit. Et elle ne se pose pas en terme de retour aux « peines-plancher » pour sanctionner les auteurs d’actes visant des fonctionnaires de police : toutes les études démontrent que ce mécanisme pénal, instauré sous le quinquennat précédent, n’aura eu aucun effet sur les violences considérées. L’objectif est plutôt de réhabiliter le métier de policier, en lui offrant de nouvelles fondations dans la République…

REPENSER LA CONCEPTION D’UNE POLICE RÉPUBLICAINE

Il importe en premier lieu, c’est l’évidence, de répondre au manque de moyens que dénoncent les manifestants, d’embaucher des personnels ”ad hoc” pour assurer les tâches administratives ou l’accueil dans les commissariats, de réviser les dispositifs de garde statique qui détournent nombre d’agents de leurs fonctions premières de gardiens de la tranquillité publique, de remplacer les armements et moyens de communication ou de transports qui se révèlent frappés d’obsolescence. Comme c’est demandé, il n’est pas absurde d’envisager le durcissement des sanctions pénales encourues par ceux qui portent atteinte à l’intégrité, non des seuls policiers, mais de toutes celles et tous ceux qui se trouvent dépositaires d’une charge publique. Plus encore, il convient d’affecter les moyens humains et financiers adéquats à la formation d’hommes et de femmes qui doivent affronter en première ligne les fractures françaises, en clair de leur permettre du même coup de maîtriser leurs impératifs déontologiques.

Face à la crise sociale surgie au tournant des années 1960, un grand préfet de police parisien, Maurice Grimaud, s’était solennellement adressé aux unités placées sous son autorité afin de leur rappeler les finalités de leur métier, et cela avait sans doute permis d’éviter un bain de sang en Mai 68. À presque cinquante ans de distance, il serait fort indispensable d’apporter à des fonctionnaires en grande souffrance le soutien plein et entier de la collectivité citoyenne, tout en renouant le fil entre la police et les exigences républicaines qu’elle a pour premier objectif de défendre.

C’est, à cet égard, une conception repensée de la police qu’il faut faire émerger. Son redéploiement au plus près des populations, dans un rapport de coopération et non plus de conflictualité latente, doit se retrouver au cœur des politiques de sécurité. Ce réinvestissement au sein des territoires ne peut plus être réservé aux polices municipales (dont l’essor, ces dernières années, aura accompagné l’abandon de l’idée de « police de proximité »). Rien n’est, en effet, plus important que de remédier à la coupure, qui s’est à la longue installée, avec les habitants des banlieues et quartiers populaires, alors que ces derniers sont les premiers à pâtir des incivilités, de la violence et de la peur que font régner petits trafiquants et mafias.

D’où il ressort la nécessité d’en terminer avec la conception du maintien de l’ordre que l’on a, au fil du temps, orientée vers les actions coups de poing, nécessairement brutales et arbitraires, telles qu’on les a vues conduites par les brigades anti-criminalité, même si l’intervention de celles-ci se révèle parfois nécessaire. Et d’en revenir simultanément à un renseignement de terrain (mis à mort par la réforme Sarkozy des services chargés de la collecte de l’information), le seul qui soit véritablement efficient pour lutter, tout à la fois, contre la criminalité et le terrorisme.

UNE POLITIQUE DE SÉCURITÉ DE GAUCHE, C’EST NÉCESSAIRE ET POSSIBLE

Poussons plus loin la réflexion. Les manifestations en cours n’interpellent pas les détenteurs d’une parole publique sur le seul point du devenir de la police. Elles soulèvent le problème de la justice, laquelle ne saurait devenir le bouc-émissaire de démagogues se livrant une concurrence démentielle, d’autant que son contrôle des procédures coercitives est au final la condition de la préservation de nos libertés. Les délais interminables des procédures – voire les fautes parfois commises par un magistrat – ne sont pas la conséquence d’un « laxisme » supposé, mais la sanction de moyens en baisse régulière depuis des années (qui ne se souvient de la fermeture de nombre de palais de justice par Rachida Dati ?). Quant aux juges, ils ne sont plus en mesure d’adapter les peines aux délits à propos desquels ils ont à statuer (le code pénal autant que le code de procédure attendent toujours les réécritures que revendique la gauche judiciaire depuis des lustres, afin de rééquilibrer le droit en faveur des moins protégés), alors que les maisons de détention sont le plus souvent des lieux d’encouragement à la récidive comme à la désocialisation, et que rien n’a été fait pour favoriser de véritables peines de substitution à l’incarcération. Quelque appréciation positive portée sur l’action de Christiane Taubira, le bilan de cette mandature restera, en ce domaine également, celui d’un rendez-vous manqué.

De la même manière, si l’institution carcérale demeure dans l’état lamentable où les pouvoirs successifs l’ont amenée, si les conditions d’internement ne préservent pas la dignité des personnes, si l’on pense uniquement le système pénal à travers la construction de nouvelles prisons (alors que 30 000 places ont été créées sur les trente dernières années, sans le moins du monde remédier à la surpopulation des maisons de détention), si l’on continue à se soucier comme d’une guigne de la réinsertion des délinquants (et tout particulièrement des plus jeunes) à leur sortie, si des cellules crasseuses restent les écoles de formation de l’islam totalitaire et du jihadisme, le corps des policiers verra se dresser face à lui un nombre grandissant d’individus totalement déclassés – ou socialisés à travers une multitude de réseaux parallèles –, prêts à tout pour préserver leur business de l’ombre.

Enfin, comment rendre à la police son rôle premier, qui est de protéger la paix publique et d’assurer une vie sûre à chacune et chacun, lorsque les périphéries urbaines demeurent les territoires oubliés de la République ? Tentations terroristes, essor d’un fondamentalisme moyenâgeux et phénomènes délictueux ou carrément criminels exigent qu’aucun point de l’Hexagone n’échappe à la reconstruction des solidarités. Ainsi que j’ai déjà eu l’occasion de le défendre ici, il serait par conséquent des plus urgents de mobiliser les moyens de la collectivité autour d’un plan Marshall au service du développement des zones concernées. Afin que l’Éducation nationale soit à la hauteur de ses immenses responsabilités dans la formation des jeunes… Que ces derniers se voient enfin offrir les emplois stables de nature à leur rouvrir un horizon… Que se reconstitue l’étroit maillage des services publics sans lequel on ne pourra sortir les cités populaires d’une exclusion qui ne dit pas son nom. Toutes dispositions que devrait accompagner l’action volontariste de l’État pour relever la citoyenneté et redonner à tous confiance en la politique.

Par où que l’on prenne l’appel des policiers à la société française, on aboutit à un constat identique : l’austérité et l’idéologie libérale ne sont pas seulement responsables de la montée intolérable des inégalités, elles n’ont pas uniquement pour conséquence d’affaiblir la puissance publique. Elles ont placé tous les secteurs face à un délitement social invraisemblable, à une décomposition politique sans précédent, à une perte de repères menaçante pour la cohésion du pays. Ce devrait être l’enjeu du débat électoral qui débute…

Christian_Picquet

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