Alep, ou le bal des hypocrites
À n’en pas douter, Alep va s’inscrire dans la longue liste des cités écrasées et des populations martyrisées, quelque part entre Guernica, Grozny et Srebrenica. Devant l’horreur que nous avons toutes et tous ressentie, à l’instant où nous parvenaient images et récits de bombardements meurtriers, de civils écrasés sous des déluges de fer et de feu, d’êtres massacrés ou mutilés par centaines, la complicité est insupportable et l’indifférence méprisable. Mais que dire de l’hypocrisie et du cynisme d’État ? Car la compassion proclamée et les nobles intentions affichées par les discoureurs officiels, qu’ils fussent diplomates ou clercs abonnés des plateaux de télévision, ne doivent pas dissimuler la sordide réalité d’une époque en proie à une globalisation convulsive : dans ce nouveau crime perpétré contre l’Humain, tous les protagonistes ont leur part de culpabilité…
On se doit, évidemment, d’accuser Bachar al-Assad d’avoir voulu poursuivre sa sinistre carrière de potentat sanguinaire en transformant, à partir de 2011, l’affrontement qui l’opposait à un large pan de son peuple en une guerre civile sanglante. D’avoir ainsi usé de tous les moyens à sa disposition, y compris les plus abominables, pour briser une opposition démocratique fragile, afin de n’avoir plus pour adversaires principaux que les légions du jihadisme totalitaire, qu’elles fussent affiliées à « l’État islamique », à Al Qaida ou à diverses factions salafistes. D’avoir, grâce à l’appui de ses puissants parrains, transformé dernièrement en un champ de ruines ce qui fut la capitale économique de la Syrie, qu’il faudra des années à reconstruire, à supposer qu’il y eût des investisseurs et des gouvernements disposés à relever ce pari risqué.
On se doit, bien sûr, d’accuser Vladimir Poutine, non de s’être engagé militairement contre les unités de la terreur islamiste – alors que les capitales occidentales hésitaient, pour leur part, à le faire –, mais de s’être porté au secours d’un régime aussi vacillant que détesté de très nombreux Syriens. Certes, d’aucuns nous disent que la violence des moyens utilisés par l’homme fort du Kremlin, sur le théâtre des combats, est à la mesure de sa crainte que la contamination du fanatisme religieux ne vienne s’étendre à l’ensemble du Moyen-Orient et ne s’enracine jusque dans les territoires musulmans de la zone d’influence russe. Mais nul n’est dupe : l’engagement de ses troupes et de son aviation, l’expérimentation sur ce champ d’opérations grandeur nature des équipements les plus récents et les plus sophistiqués dont il a doté son armée depuis 2011 (avec, rappelons-le, un programme de réarmement de 718 milliards de dollars jusqu’en 2020) doit d’abord à une volonté de redevenir un acteur incontournable de la scène internationale. Mission accomplie… au prix de vies perdues en si grand nombre qu’elles marqueront à jamais les consciences.
On se doit, dans la foulée, d’accuser les dirigeants iraniens, et avec eux les diverses milices placées sous leur égide, d’avoir prêté leur concours à cette abomination. Là encore, moins par souci de protéger les populations chiites de cette partie de la planète, quoiqu’elles fussent effectivement menacées dans leur intégrité par les délires exterminateurs des nouveaux talibans jihadistes, encore moins par intérêt pour l’avenir démocratique de la Syrie et de tout le Proche-Orient, mais pour redonner à leur pays le statut de puissance régionale. Ici encore, l’objectif aura été atteint : après avoir été contraint à un accord de dénucléarisation au cours de l’été 2015, mais y ayant également gagné en respectabilité, le nouvel empire perse se sera retrouvé, grâce au rôle militaire de premier plan joué par les Gardiens de la Révolution sur le terrain, en situation de modifier le rapport des forces dans l’aire arabo-musulmane. Voici désormais, de ce fait, le wahhabisme saoudien qui se trouve bousculé dans ses prétentions à la domination du monde sunnite et la Turquie de Monsieur Erdogan qui se voit contrainte de réviser certaines de ses ambitions…
On se doit, précisément, s’agissant de la Turquie, d’accuser le maître d’Ankara d’avoir pris sa part à l’enfer que connaissent les Syriens. Brandissant l’étendard du retour ottoman dans l’aire arabe, et avec l’obscénité caractéristique de l’autocrate qu’il est, tout devait à ses yeux être mis au service de sa logique de reconquête. Se comportant en digne héritier des responsables du génocide des Arméniens, rien ne l’intéressait plus que de briser, de toutes les manières possibles, l’aspiration montante des Kurdes à leur autodétermination. Il n’hésita donc pas, pour parvenir à ses fins, à changer d’alliances comme de chemises, passant du partenariat avec Assad à l’appui contre lui aux mouvements insurrectionnels islamistes, de la confrontation belliqueuse avec la Russie à l’idylle avec Poutine. Cette dernière lui ayant dernièrement permis, ce qu’il recherchait depuis si longtemps, d’investir militairement le nord du territoire syrien, afin d’y créer une ”« zone de sécurité »” d’où il peut tout à loisir livrer une sale guerre aux combattants kurdes qui, eux, font face en première ligne à « l’État islamique ».
Mais on se doit, tout autant, d’accuser les États-Unis et les gouvernements ayant fait le choix de les suivre tels des caniches, Union européenne en tête, d’avoir au fil du temps contribué à transformer Proche et Moyen-Orient en un bourbier apocalyptique. Sans doute, foin de ces approches manichéennes qui faussent le jugement, Barack Obama n’est-il pas George W. Bush. Sauf que… Pour avoir cru, aveuglés par les théorisations bricolées du néoconservatisme en dépit du changement de locataire à la Maison Blanche, que leur hégémonie militaire suffirait à imposer leurs vues à cette zone aux frontières contestées et aux structures étatiques délabrées… Pour avoir imaginé, en dépit du fiasco qu’avait représenté l’invasion de l’Irak, que l’« Occident » ferait oublier son ignorance initiale des « Printemps arabes » en renversant le régime despotique libyen, puis pour avoir été tenté de faire de même avec le dictateur syrien (avant de renoncer devant les risques encourus), quitte à entretenir des relations inavouables avec certaines factions jihadistes ou en fermant les yeux sur les agissements troubles de la Turquie avec ces dernières… Pour avoir engagé, des frontières de la Russie jusqu’à ce monde arabe où l’ex-URSS avait longtemps construit une présence forte (au point que le Kremlin y conserve la base syrienne de Tartous, lui offrant son unique ouverture sur la Méditerranée), une entreprise de ”« refoulement »” de l’influence de Moscou… Pour être, dans ce cadre, allé jusqu’à confronter le pouvoir russe à un nombre invraisemblable de provocations par l’entremise de l’Otan (à commencer par l’installation, en Europe orientale, des éléments du prochain système Anti-Balistic Misile et le déploiement d’une brigade blindée de l’US Army) et à le placer sur la liste des ”« menaces »” pour la sécurité nationale américaine (après le virus Ebola mais avant… « l’État islamique »)… Les deux mandatures démocrates vont s’achever avec une Syrie devenue le champ clos d’une nouvelle guerre froide. Guerre froide travers laquelle se testent les futurs équilibres sur la planète. Pour le plus grand malheur d’un peuple qui s’en retrouve l’otage…
Et on se doit, tout particulièrement puisque cela nous concerne directement, d’accuser François Hollande et son gouvernement de comportement irresponsable ayant œuvré à l’impasse meurtrière que l’on sait. Alors que la France avait à juste titre su se porter au secours du Mali menacé par les émules africains de Daech, que le meilleur de ses traditions la prédisposait à faire entendre une voix forte et indépendante dans l’arène diplomatique, qu’elle pouvait être un acteur primordial d’une solution de paix et de démocratie pour toute la région, ses dirigeants ont préféré, dans la foulée du quinquennat précédent, s’aligner systématiquement sur Washington. Se plaçant au premier rang du redéploiement de l’Alliance atlantique sur le Vieux Continent. Pratiquant une surenchère indigne lors du conflit ukrainien et du débat sur les sanctions décrétées, à cette occasion, par l’Union européenne à l’encontre de la Russie. Jouant l’escalade militaire, jusqu’à vouloir (comme Nicolas Sarkozy l’avait fait précédemment avec Mouammar Kadhafi) entraîner la Maison Blanche dans une intervention destinée à chasser Bachar al-Assad de Damas. Négligeant l’importance, pour la restabilisation future du Proche-Orient, de dessiner une solution de justice au conflit israélo-palestinien, et facilitant au contraire le rapprochement de l’UE et d’Israël, au point de permettre que ce dernier État bénéficie d’un accès privilégié au marché européen. Et perdant, au final, ce qu’il lui restait de crédit et la possibilité même de peser sur le devenir d’une partie du monde qui lui est, pourtant, liée par l’histoire.
LA NOUVELLE BATAILLE DE LA PAIX
Bref, Alep est aujourd’hui la réfraction d’un monde en train de se redéfinir. Dans le fracas des armes comme dans les faux-semblants des tractations et épreuves de force entre grandes ou moyennes puissances. Moment éminemment dangereux, qui peut à tout moment échapper à ses acteurs, même si telle n’est pas leur intention initiale, et dériver vers l’irréparable. Est-il besoin, ici, de rappeler qu’en guise de riposte à un atlantisme particulièrement agressif à son endroit, la Russie s’est donnée une nouvelle doctrine militaire russe rétablissant, depuis 2010, l’idée d’un droit à la ”« frappe nucléaire préventive »” ? Cette doctrine indique : ”« La Russie est en droit d’utiliser l’arme nucléaire pour se protéger elle-même et ses alliés ou en cas de menace de destruction de l’État. »” Il serait d’une folle inconscience de ne pas prendre au sérieux ce genre d’avertissement.
L’action pour la paix redevient, dans ces conditions, un enjeu décisif. Elle suppose, en premier lieu, s’agissant de la tragédie d’Alep – ou d’autres qui pourraient se présenter par la suite –, que l’on place les populations civiles à l’abri d’un cessez-le-feu dont les modalités puissent être décidées et contrôlées par les Nations unies, et que l’on permette au plus vite l’évacuation, grâce à la formation de couloirs humanitaires, des dizaines de milliers de personnes encore prisonnières des milices, de la faim, des ruines et du froid. L’accord intervenu au Conseil de sécurité, ce 19 décembre, apparaît comme un pas dans cette direction.
Mais la bataille de la paix exige encore, pour que le combat contre la terreur intégriste acquière sa pleine efficacité sur le terrain, que se forme, toujours sous mandat de l’ONU et en lien avec les forces démocratiques présentes sur le terrain, à commencer par les mouvements kurdes, une réelle coalition politico-militaire internationale, réunissant toutes les puissances concernées. Le dialogue et la concertation entre celles-ci est un impératif. Car c’est seulement de cette manière que chacune des actions entreprises pourra faire l’objet d’une décision et d’une maîtrise de la communauté internationale. Loin des ignominies auxquelles nous avons assisté à Alep…
REDONNER À L’ONU TOUTE SA PLACE
Cela pose enfin, quoique l’objectif se situât à moyen terme, la question de la refondation de l’Organisation des Nations unies. Avec son Assemblée générale forte de 193 États membres, elle constitue de loin l’institution la plus universelle de réglementation des relations internationales. Elle a donc toujours une place essentielle, à l’orée d’un siècle que la mondialisation sauvage confronte aux tensions de toute sorte, aux risques de guerre, au terrorisme, aux migrations massives, aux famines et aux menaces sur le climat. Sa crise présente, matérialisée par son impuissance à Alep, ne se résoudra pas avec la disparition du droit de veto des cinq membres permanents du Conseil de sécurité, récemment évoquée par notre président de la République, dans la mesure où cette mesure laisserait intacte la prépondérance des États-Unis sur l’instance comme leur faculté de régenter les recrutements aux plus hautes fonctions de sa bureaucratie. Elle exige plutôt que l’on confère à l’ONU le pouvoir d’application pratique de ses décisions, résolutions et conventions, y compris dans le domaine de la lutte contre les menées prédatrices des multinationales. Et elle requiert la mise en place d’un nouveau système de sécurité collective (l’actuel ayant été établi en 1945, dans le chapitre VII de sa Charte), qui lui permettrait de reprendre la main sur une Otan s’étant progressivement octroyée une faculté d’intervention aux quatre coins du monde, et qui lui offrirait par exemple la possibilité de déployer des forces militaires en cas de périls sur la paix.
C’est dans cet esprit qu’il s’impose de créer, sous la responsabilité de ces Nations unies, les conditions d’une conférence internationale de tous les États et forces démocratiques impliqués, laquelle serait en charge de traiter l’ensemble des problèmes de la région : les transitions démocratiques à organiser pour en finir avec les dictatures en place ; la question des frontières à repenser au vu des évolutions ayant affecté le Proche et le Moyen-Orient depuis qu’elles furent initiées par les accords Sykes-Picot au début du XX° siècle ; le devenir des nations palestinienne et kurde ; la mise en place des mécanismes d’une sécurité mutuelle, à même de conjurer des conflits comme ceux auxquels on assiste depuis des décennies et d’interdire les ingérences de puissances ; les problèmes cruciaux du développement solidaire dont les peuples ont un si urgent besoin. Utopie, diront certains. Voire. Après tout, les négociations dites de « Genève II », il y a trois ans, avaient démontré que les voies de la diplomatie n’étaient pas hermétiquement closes et qu’il existait, bel et bien, des pistes de sortie pacifique et démocratique de la tragédie syrienne. La France s’honorerait à présent, plutôt que de jouer les demi-soldes pour le compte de la citadelle impériale américaine, de faciliter une telle réouverture du jeu.
Le 29 juillet 1914, alors que l’Europe allait être plongée dans un cataclysme de quatre longues années, Jaurès émettait, dans ”La Dépêche”, le souhait que les hommes finissent par se forger la conviction ”« qu’ils ne peuvent échapper à la destruction qu’en assurant la vie des peuples sur des bases nouvelles, sur la démocratie, la justice, la concorde, l’arbitrage ».” Des principes dont on ne répétera jamais assez la validité un siècle plus tard…