Le grand mensonge macronien à propos des migrants
Il devient grand temps de sortir des dénis de réalité, des instrumentalisations indignes, des politiques à courte vue. La ”« crise migratoire »”, comme la désigne de plus en plus souvent la ”novlangue” des élites, est en train d’empoisonner le débat public, en France autant qu’en Europe, avec des retombées s’annonçant d’ores et déjà catastrophiques sur le climat idéologique ambiant. Et ce, par la seule faute de gouvernants prétendant traiter de phénomènes gagnant sans cesse en ampleur, à l’aide de méthodes administratives et policières, alors qu’ils nécessiteraient de conjuguer volontarisme humanitaire et démarche de long terme.
S’il est une dimension de l’action publique où le ”« nouveau monde »” cher à Emmanuel Macron ressemble à s’y méprendre à ”« l’ancien »”, c’est bien celle-là. Sans la moindre différence avec ses deux prédécesseurs, le président de la République tente de convaincre l’opinion que la fermeté répressive, une extrême sélectivité dans le traitement des personnes arrivant sur notre sol pour y solliciter l’asile, la reconduite aux frontières des déboutés de ces procédures, et un « tri » implacable entre réfugiés et immigrés dits irréguliers suffiraient à répondre au problème. Affichant un soutien sans failles à son ministre de l’Intérieur, lequel voudrait transformer les centres d’accueil en zones d’arbitraire placées sous la férule de ses services, il sera même allé, à Calais, le 16 janvier, jusqu’à fustiger des associations cherchant à pallier aux manquements de l’État sur le terrain, les accusant de nuire ”« à l’efficacité collective »”.
À court terme, sans doute, notre exécutif pourra s’enorgueillir de statistiques plaçant la France au dernier rang des pays européens recevant des migrants. Non seulement, notre pays comptabilise moins de demandeurs d’asile que ses voisins (85 700 en 2016, contre 722 000 pour l’Allemagne ou 121 200 pour l’Italie), mais il est aussi celui qui a demandé 25 963 fois à un autre État de « reprendre » un réfugié ayant transité par lui pour entrer dans l’Union européenne, au titre du sordide ”« règlement Dublin »” (qui consiste à se débarrasser de celles et ceux que l’on a soi-même déboutés en les renvoyant dans le pays qui les a, le premier, enregistrés). Ce qui fait dire à Xavier Emmanuelli, cofondateur de Médecins sans frontières et président du Samu social international : ”« Ces dernières années, l’option privilégiée mais implicite des pouvoirs publics consistait à accueillir le moins possible de réfugiés ! Pour atteindre ce but, le mot d’ordre était : ne surtout pas organiser l’accueil. Un vrai jeu de dupes ! »” (in ”Accueillons les migrants !”, L’Archipel 2017).
Cette attitude revient donc, cyniquement, à laisser nos « partenaires » traiter les difficultés rencontrées par toute l’Europe, alors qu’ils ne sont pas nécessairement les mieux placés, économiquement, pour faire face à l’arrivée d’un si grand nombre de personnes, s’agissant entre autres de la Grèce et de l’Italie. Plus encore, elle aboutit à laisser les pays du Sud gérer des camps où s’entassent en grand nombre des hommes et des femmes consentant à leur déracinement pour essayer de sauver leurs vies et celles de leurs familles (à titre d’exemples, la Turquie en aura accueilli 2,5 millions en 2015, le Pakistan 1,6 million, l’Iran 850 000 et la Jordanie 650 000, le Liban se retrouvant, quant à lui, en charge d’un réfugié pour cinq de ses habitants).
Nous n’avons pas là simplement affaire à des considérations ”« morales »”, comme le prétendent ceux qui y opposent volontiers leur ”« réalisme »” (on nous répète ”ad nauseam” la fameuse phrase de Michel Rocard, selon laquelle la France ne saurait accueillir ”« toute la misère du monde »”), mais à de l’inconscience et de l’irresponsabilité. Car comment, de la part de ces hauts personnages enivrés de leur autorité, feindre d’ignorer que la planète doit aujourd’hui faire face à de gigantesques déplacements, qui sont au demeurant appelés à s’aggraver dramatiquement dans la prochaine période ?
DÉRACINEMENTS DE MASSE À L’HORIZON
Selon le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés, le nombre d’êtres humains fuyant conflits et persécutions est passé de 59,5 millions en 2014 à… 70 millions à la fin de 2016. Une personne sur cent-treize, à l’échelle du globe, se retrouve à présent en situation d’exil. Aux guerres sans fin ravageant des régions entières à l’instar du Proche-Orient (mais se trouvent aussi concernés l’Afghanistan, l’Érythrée, la Somalie ou le Soudan), aux massacres perpétrés par des dictatures sanguinaires ou des théocraties non moins meurtrières quand il ne s’agit pas de milices génocidaires, aux interventions répétées de métropoles impériales ignorantes des effets dévastateurs de leurs entreprises pour les pays concernés (que l’on songe ainsi à ce qu’est devenue une Libye désormais privée d’unité et d’État grâce à Monsieur Sarkozy), s’ajoutent maintenant les effets du dérèglement climatique, de l’amenuisement des réserves d’eau et de la dégradation des terres agricoles.
Toujours d’après les estimations de l’ONU, le nombre des réfugiés « climatiques » devrait être de 250 millions en 2050, mais certains, telle l’ONG britannique Christian Aid, évoquent le chiffre d’un milliard. Prenons bien la mesure d’une réalité dont on mesure l’amplitude dès à présent : rien que pour 2014, le typhon Rammasun aura déplacé 2,99 millions d’individus aux Philippines, son homologie Hagupit aura touché 1,82 million de Philippins, les inondations dans l’État indien de l’Orissa auront conduit au déplacement de plus d’un million de personnes, tandis qu’au Cachemire 812 000 autres étaient frappées.
À ces chiffres éloquents, il convient d’adjoindre les migrations que provoquent le pillage des ressources de nombre de pays en développement et la dévastation de leurs économies, par les transnationales et du fait des logiques libre-échangistes imposées par les grandes puissances : 32 millions d’Africains, en particulier à l’Ouest, auront dû abandonner leurs villes ou villages en 2015, la moitié d’entre eux pour une autre contrée du même continent et neuf millions pour l’UE. Sachant que cette partie du monde comprendra 2,5 milliards d’habitants en 2050, soit le quart de la population mondiale, on devine à quel cataclysme l’humanité peut se voir confrontée si n’est pas relevé le défi du développement. Ce développement en panne qui conduit à cette ”« immigration économique »” dont nous parlent nos gouvernants, pour mieux la fustiger auprès d’opinions auxquelles on cache soigneusement la réalité.
PRENDRE LA DIMENSION D’UNE QUESTION GLOBALE
Voilà qui nous confronte à trois questions étroitement imbriquées. Une question d’humanité, tout d’abord, aucune frontière, aucun mur, aucun déploiement militaire ou policier ne pouvant arrêter de telles vagues d’exilés, qui préfèrent braver la mort que de subir plus longtemps leurs terribles conditions d’existence (on ne dira jamais assez que des centaines d’individus périssent régulièrement sur les rafiots affrétés par des passeurs sans scrupules en Méditerranée, que la traversée des Alpes coûte souvent la vie ou l’amputation des membres à ceux qui s’y risquent, et que l’on peut tout autant être promis à une agonie terrible dans ces camps de transit où il se révèle impossible de soigner celles et ceux en attente de leur éligibilité au statut de réfugiés en Europe). Une question de civilisation, ensuite, pour une nation comme la nôtre en particulier, qui devrait se souvenir que la Constitution fondatrice de sa République, celle de 1793, instaurait un devoir d’asile pour les ”« étrangers bannis de leur patrie pour la cause de la liberté »” ; c’était 158 ans avant que la Convention de Genève, le 28 juillet 1951, définisse un droit imprescriptible d’être accueilli pour quiconque craignait la persécution ”« du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques »”. Une question de responsabilité politique, enfin, car il importe de traiter à la racine les facteurs conduisant à de tels déracinements en masse.
Je veux insister sur ce point. Parce que l’on ne saurait sous-estimer le choc qu’est susceptible de représenter l’arrivée de centaines de milliers d’exilés pour des pays déjà fragilisés par la précarisation généralisée induite par une globalisation dévastatrice ; ce qui est vrai pour les nations développées de la vieille Europe l’est bien davantage pour un Sud qui absorbe, on l’a vu et on ne le répétera jamais suffisamment, l’essentiel des flux migratoires. Parce que l’on ne doit pas plus ignorer à quelle détresse obéissent ces hommes, ces femmes et ces enfants abandonnant leur terre d’origine pour des contrées qui leur sont inhospitalières, et dont ils ne connaissent le plus souvent ni la langue ni les traditions. Parce que, de surcroît, nul ne peut imaginer que l’accueil humain et républicain des réfugiés s’accomplira sans qu’il fallût définir une nouvelle hiérarchie des priorités dans le déploiement d’une politique d’immigration conséquente.
Quant aux discours d’apparence généreuse, qui défendent parfois l’idée que ”« l’immigration est une chance pour nos économies »”, il leur arrive de dissimuler l’attente d’une dérégulation accentuée du marché du travail comme des droits collectifs du salariat : dans l’ouvrage cité précédemment, et sans doute avec les meilleures intentions du monde tant l’homme est un humaniste, quoiqu’il ait participé à un gouvernement de droite dans le passé, le docteur Emmanuelli, s’inspirant du « modèle britannique », se fait l’apôtre de ”« plus de souplesse dans le droit du travail, afin que les réfugiés puissent s’insérer plus facilement dans la vie active »”. Outre que cette approche des phénomènes migratoires, que l’on retrouve également au Medef ou chez les dirigeants conservateurs d’une Allemagne en proie à la rétraction de sa population active, conduit à une régression sociale dont chacun – réfugié comme autochtone – se révèlera ”in fine” victime, elle entraîne une autre conséquence. Elle organise délibérément la fuite des cerveaux comme de la force de travail dont des zones saignées à blanc par l’ordre meurtrier du monde auraient le plus grand besoin pour se reconstruire.
Comme quoi, sur fond de désinformation ou d’occultation de vérités dérangeantes pour la quiétude des puissants, on peut vite se retrouver piégé entre les coups de menton sécuritaires des uns et le néolibéralisme aux accents libertaires des autres. C’est la raison pour laquelle, si l’ouverture des frontières et des cœurs s’avère un impératif devant une détresse humaine insoutenable, elle n’est cependant que l’une des dimensions de la réponse à imaginer. L’objectif doit être, certes, de parvenir à la plus vaste implication militante, mais plus encore d’entraîner la société française, et plus largement les opinions européennes, en leur fournissant les instruments d’une maîtrise des enjeux soulevés pour des décennies, dans leur complexité et leur globalité.
ACCUEILLIR ET DÉFENDRE UNE AUTRE VISION DU MONDE
On ne saurait, dans ce cadre, se borner à accueillir. Il convient de restituer aux populations migrantes une dignité qui leur a si fréquemment été confisquée durant leurs affreux périples, tout en recherchant leur intégration à la communauté nationale par le logement, l’apprentissage de la langue et le travail. Sans consentir, évidemment, à ce qu’elles fussent les instruments d’un dumping social ravageur pour toutes et tous. C’est parfaitement possible, et notre Hexagone en possède la pleine capacité. La mobilisation des moyens financiers adaptés à une réception humaine lui serait probablement moins coûteuse que l’affectation d’un très grand nombre d’unités policières à des traques révoltantes et à des matraquages injustifiés. Il lui serait, au demeurant, bénéfique de penser une nouvelle approche des migrations en relation avec le réaménagement si urgent de nos territoires, afin de répondre aux besoins de ceux qui subissent dépeuplement et désertification industrielle. De prometteuses expériences d’insertion ont été réalisées récemment dans des zones rurales ou péri-urbaines, il serait grand temps que l’on se décidât à en tirer toutes les leçons.
Dit très clairement, une prise en charge conséquente de l’exil forcé de millions d’individus exige une autre appréhension des injustices et abominations sans cesse amplifiées par une mondialisation aussi prédatrice que militarisée. Et cela soulève, en premier lieu, le problème de la construction européenne. Si cette dernière veut reprendre un peu de sens aux yeux des peuples, il lui faut maintenant s’extraire des logiques de replis égoïstes et de surenchères répressives, pour favoriser les coopérations entre États, la mutualisation des moyens mis en œuvre pour recevoir les réfugiés et, surtout, la convergence des objectifs poursuivis. La France possède, à cet égard, une responsabilité singulière. Fondatrice de la Communauté européenne – on ne cesse de nous le rappeler, dans le cadre de la célébration présente de la signature franco-allemande du Traité de l’Élysée –, il lui est parfaitement possible de faire prévaloir l’audace, plutôt que la frilosité ou la peur, sur l’ensemble du Vieux Continent. Monsieur Macron, toujours si prompt à nous vanter l’avenir supranational de notre pays, oublie vite ses grandes envolées lorsqu’il lui faut aborder un sujet jugé probablement délicat…
Cinquième puissance du globe, elle peut également œuvrer, auprès de la communauté internationale et sous l’autorité des Nations unies, à une solution de paix et de démocratie pour ce Proche et ce Moyen-Orient plongé dans une instabilité dévastatrice. Il lui revient, en particulier, d’engager les réparations de ses propres interventions, qui ont engendré les chaos innommables que l’on sait, comme en Libye. Elle peut être, avec ses partenaires européens, là encore, à l’initiative d’une grande politique de co-développement solidaire avec l’Afrique, continent promis au formidable essor de sa population dans le futur et qui pourrait, de ce fait, se retrouver à l’origine d’une relance pour toute la planète. Elle doit encore se situer à l’avant-garde de l’action mondiale pour un autre modèle économique, allant bien plus loin que les décisions de la COP 21 et seul à même d’épargner l’apocalypse climatique à notre Terre.
À l’inverse, préférer les exhortations démagogiques au langage de la vérité et à des actes de courage, aboutira immanquablement à l’installation dans les consciences de l’indifférence au sort de l’Autre, permettant du même coup la prolifération des idéologies de haine. Le 11 février 1917, dans un article de ”La Città futura”, Antonio Gramsci écrivait ces lignes : ”« On ne peut être seulement homme, étranger à la cité. Qui vit vraiment ne peut pas ne pas être citoyen, et partisan. L’indifférence est aboulie, parasitisme, lâcheté ; elle n’est pas vie. C’est pourquoi je hais les indifférents »” (in ”Écrits politiques”, tome 1, NRF/Gallimard 1974). Il résumait l’essence même de l’engagement progressiste…