Ni à Mayotte, ni ailleurs, on ne doit toucher au droit du sol
Avec le pouvoir de Monsieur Macron, il faut décidément s’attendre à tout. Enfin, surtout au pire… Ainsi, sa réponse à la grève générale et aux barrages paralysant Mayotte depuis le 20 février, soulèvement de toute une population devant une situation sociale calamiteuse et une insécurité dramatique, vient-elle de nous en fournir un nouvel exemple.
Nos concitoyens ont longtemps ignoré à quel point la population de cette île, devenue le 101° département français depuis 2009, vivait l’enfer. Un enfer tout à fait révélateur de la situation de cette Outre-Mer que nos gouvernements successifs, sans aucune exception, auront tout fait pour conserver dans l’orbite française, par souci de conserver la trace d’une grandeur impériale pourtant inexorablement évanouie, sans pour autant se préoccuper d’en assurer l’égalité avec la métropole.
En l’occurrence, prolongement d’une histoire coloniale remontant à la fin du XIX° siècle, tout aura été mis en œuvre, à partir de 1974, pour séparer Mayotte des trois autres îles de l’archipel des Comores, devenues indépendantes à cette date. Y compris des manœuvres électorales éhontées, destinées à dérober aux Mahorais leur droit à l’autodétermination, et jusqu’au recours aux bandes mercenaires menées par le trop célèbre « Bob » Denard. Ce qui devait d’ailleurs amener au désaveu de l’État français par l’Assemblée générale des Nations unies (une résolution de cette dernière, en 1994, se sera prononcée en faveur du rattachement à l’État comorien).
Depuis, singulièrement dans la dernière période, l’île se sera enfoncée dans une relation d’inégalité sociale grandissante vis-à-vis de la métropole, et même du reste de la communauté ultramarine. Avec des prestations sociales de quatre à cinq fois inférieures à celles dont bénéficient l’Hexagone ou les autres DOM (alors que les Mahorais disposent de bien plus faibles revenus), un niveau de vie moyen de 290 euros mensuels pour les Français originaires de Mayotte (quand celui des Français venant d’autres zones, « Blancs » pour la plupart d’entre eux, atteint 1400 euros), des aides étatiques à l’investissement bien moindres que celles affectées à d’autres départements d’Outre-Mer (ce qu’accentue l’inexistence totale de contributions en provenance de l’Union européenne)…
À l’inverse, nœud de la crise paroxystique qui vient d’éclater après avoir couvé de longues années durant, l’écart avec les voisins de Mayotte, eux-mêmes plongés dans une misère encore plus dramatique, n’aura cessé de se creuser. En dépit de son sous-développement endémique, le produit intérieur brut par tête y est, en effet, plus de dix fois supérieur à celui des Comores, et plus de vingt fois supérieur à celui de Madagascar. D’où l’amplification vertigineuse des flux migratoires – au demeurant, inscrits dans l’histoire de cette zone, où la circulation d’une île à l’autre est traditionnelle depuis le 7° siècle –, de nature à déstabiliser un contexte déjà chaotique et à générer une insécurité devenue à la longue insupportable aux habitants.
Contraint de réagir dans l’urgence à une révolte ne cessant de s’étendre tout au long de ces trois dernières semaines, le gouvernement n’aura su avancer que des propositions relevant de la coercition et de la lutte contre l’immigration illégale. Comme si des dispositions de même inspiration, imaginées par chacune des équipes dirigeantes dans le passé, ne s’étaient pas déjà révélé un fiasco. Ni le durcissement des entraves à la circulation entre Mayotte et ses voisines (avec le rétablissement d’un visa à partir de 1995), ni l’instauration d’un régime d’exception ayant conduit à 20 000 expulsions expéditives chaque année, ni la rétention administrative de milliers d’enfants en contradiction avec la législation française qui interdit cette pratique (en 2014, sous le quinquennat de François Hollande, on en aura dénombré 5500) n’auront pu interrompre les vagues migratoires. Au point d’avoir vu la population totale de l’île s’accroître de près de 44 000 individus sur les seules années 2016 et 2017, pour une population totale de 256 000 personnes…
Il est, naturellement, justifié de répondre aux revendications de l’intersyndicale et du collectif à la tête de la mobilisation, en agissant notamment pour rétablir la tranquillité publique, démanteler les zones de non droit, mettre hors d’état de nuire les bandes qui font régner la terreur. Il est tout aussi légitime de vouloir réguler, autant qu’il est possible et dans le respect du droit français comme international, les phénomènes migratoires, ce qui suppose en premier lieu d’assurer des conditions d’accueil décentes à celles et ceux qui arrivent, afin d’éviter la multiplication des « clandestins ». Mais, sauf à s’enfoncer toujours davantage dans les impasses ouvertes par les politiques déjà mises en œuvre, les engagements des pouvoirs publics en matière de sécurité doivent se compléter de mesures visant au développement économique, coordonné et solidaire, de l’archipel autant que de cette partie de l’océan Indien et du canal du Mozambique.
Seule une telle ambition, en s’affrontant courageusement aux déséquilibres et injustices à l’origine d’une crise sociale et humanitaire sans précédent, se révélera efficiente. La France, parce qu’elle aura été la puissance tutélaire de cette zone, et parce qu’elle ne peut se dérober à ses responsabilités dans le désastre qui l’affecte, se retrouve au pied du mur. Elle se doit, dans le même temps, d’intervenir auprès de ses partenaires du Vieux Continent afin d’obtenir un engagement à la mesure de la représentation qu’assure à l’UE l’existence d’un département français dans cette région.
Autant dire qu’il s’avère proprement indigne de voir nos éminences gouvernementales, emmenées par ce Monsieur Collomb qui semble vouloir dépasser en abjection Nicolas Sarkozy quand il était lui-même ministre de l’Intérieur, s’aventurer sur le chemin de la remise en cause du droit du sol à Mayotte, plutôt que de se poser les bonnes questions. Et ce, par le biais d’un artifice juridique, à savoir l’octroi d’un statut ”« d’extraterritorialité »” à la maternité de Mamoudzou, dans le but d’interdire aux enfants qui y naîtront de parents étrangers de pouvoir faire ultérieurement valoir leur droit d’accéder à la nationalité française. Vieille recette que celle-là… Voilà belle lurette que le Front national mène battage sur ce thème, et que la droite la plus perméable à ses idées l’aura suivi (dans sa campagne de 2017, François Fillon expliquait par exemple : ”« Je veux qu’à Mayotte, l’acquisition de la nationalité française soit subordonnée à la régularité du séjour des parents »”).
Il importe de prendre la mesure du précédent gravissime que constituerait la suspension d’un pilier de notre pacte civique à l’échelle d’un département français, même s’il se trouve à des milliers de kilomètres de Paris. Ce pacte veut que la France ne trie pas ses enfants selon leurs origines, dès lors qu’ils ont vu le jour au sein des mêmes frontières. Non seulement, si l’on allait au bout de l’intention aujourd’hui affichée, c’est l’indivisibilité de la République qui se verrait sauvagement remise en cause, mais c’est une dimension fondamentale de l’identité française qui s’en trouverait atteinte. Plus rien n’empêcherait, ensuite, que l’on consente d’autres exceptions. En Guyane, tout d’abord, dans la mesure où cette dernière affronte des difficultés qui ne sont pas sans ressemblances avec Mayotte, puis en d’autres territoires accueillant eux aussi un très grand nombre de réfugiés (pourquoi pas, dans ce cadre, étendre un jour la mesure à la Seine-Saint-Denis ?)
À un moment où l’extrême droite gagne du terrain dans toute l’Europe, où le racisme se traduit en de nombreux pays par l’organisation de véritables chasses aux migrants (on vient de voir où cela aura conduit l’Italie), c’est de notre pays que viendrait alors le signal du repli sur des logiques d’ethnicime ou de discriminations institutionnalisées. Le silence par lequel un large pan de la gauche a accueilli le nouveau dérapage liberticide de la Macronie est, à cet égard, préoccupant. Céder sur des principes fondamentaux, admettre une entorse à l’exigence d’égalité entre celles et ceux qui sont appelés à former une commune nation, même au nom des circonstances particulières que peut connaître une des contrées de celle-ci, reviendrait à prendre sa part d’une défaite politique, idéologique et morale majeure.
Certaines et certains d’entre vous ont pu trouver exagérées mes notes précédentes, lorsque j’aurai été amené à argumenter sur la rupture que cherche à opérer le macronisme avec la tradition républicaine. Ils ont aujourd’hui la confirmation que l’offensive ne connaît plus de limites, s’étendant maintenant à des domaines sur lesquels un consensus avait pu s’installer au fil de l’histoire nationale (le droit du sol, sous des formes particulières liées à l’exercice du pouvoir royal, est par exemple antérieur à la Révolution et à l’instauration de la citoyenneté). Pour le dire crûment, en défense de l’égalité sociale, de la démocratie ou de droits universels arrachés depuis des lustres, c’est bel et bien une même bataille pour la République qui vient de débuter…