Macron peut perdre… Mais attention aux fausses manoeuvres !
Dans un moment tel celui que nous vivons, les choses évoluent très rapidement. Voilà donc que la mobilisation des cheminots, conjuguée à celle de la fonction publique et de beaucoup d’autres secteurs, déjoue les pronostics d’isolement que d’aucuns avaient formulés. En dépit des contre-vérités gouvernementales (selon lesquelles le changement de statut de la SNCF ne préluderait pas à sa privatisation), des insultes proférées en grand nombre contre les grévistes (ils seraient des ”« gréviculteurs »”, à en croire un sémillant député de « La République en marche »), d’un matraquage médiatique comme nous n’en avions pas connu depuis l’ex-ORTF au temps du général de Gaulle (cherchant à dresser les usagers contre les salariés en lutte pour le service public), les sondages renvoient une très instructive photographie : l’opinion est, dans ses profondeurs, polarisée.
Si, pour l’heure, ils indiquent (avec la fameuse « marge d’erreur » qui peut vite, on le sait, en inverser les résultats) que le soutien à la grève du rail est légèrement minoritaire, ils soulignent que la perception de celle-ci dépend de la position sociale des personnes interrogées : ouvriers, employés et jeunes, entre autres, soutiennent les cheminots, tandis que les catégories les plus aisées approuvent la contre-réforme ayant mis le feu aux poudres. Il s’est même trouvé une enquête qui manifestait un accord majoritaire avec le mouvement (à 46% contre 42%). Ce qui témoigne de l’aiguisement de la lutte des classes, moins d’un an après l’arrivée aux affaires de Monsieur Macron. Et qui indique que celui-ci se heurte à une quadruple difficulté.
D’abord, il a échoué à convaincre le pays sur le fond de son projet. À démontrer en quoi la transformation de l’entreprise publique en société anonyme, qui pourrait ouvrir son capital à des intérêts privés (animés par une logique de profitabilité) réglerait magiquement les problèmes de sa modernisation autant que ceux de ses investissements d’avenir. À répondre au défi d’une dette abyssale, engendrée par des choix d’un État qui ne veut toujours pas en assumer la charge en ces temps d’austérité sacralisée, ce qui explique la colère de l’ensemble des syndicats à l’occasion de la réunion destinée à traiter de ce point, le 5 avril. À justifier en quoi l’abolition du statut des cheminots représenterait une amélioration des conditions du transport ferroviaire, ce qui d’un seul coup renvoie les ministres à leur véritable obsession : précariser le monde du travail, comme seule réponse à la concurrence impitoyable que déchaîne une mondialisation financiarisée.
Ensuite, le pouvoir se révèle victime de sa gestion absolutiste des affaires du pays. Laurent Berger y est d’ailleurs allé de cette formulé dépitée : ”« La méthode Macron, c’est ‘’vous discutez et je tranche’’. »” Dans le monde rêvé du macronisme, la démocratie sociale est une contrainte inutile, les ”« corps intermédiaires »” une lourdeur insupportable, les conventions collectives (auxquelles on peut rattacher le statut des travailleurs du rail) une entrave à la liberté des dirigeants d’entreprise de décider sans entraves du sort des personnels. Non seulement la procédure des ordonnances, retenue pour faire passer à la hussarde la seconde loi travail, mais le contenu de ces dernières (avec le dynamitage des droits des syndicats et la diminution brutale de leurs moyens de défendre leurs mandants), avant la rebuffade infligée aux signataires de l’accord sur la formation professionnelle, ont ôté aux composantes syndicales les mieux disposées à l’égard de l’Élysée l’illusion qu’il y aurait, pour elles, du ”« grain à moudre »” dans des processus de négociation. Ce n’est pas sans expliquer la tendance, qui s’affirme, à la reconstruction cahin-caha de l’unité, chez les cheminots autant qu’à l’échelon de plusieurs secteurs professionnels.
De même, en cherchant frénétiquement à briser les reins de l’un des derniers bastions du mouvement ouvrier, la Macronie a abouti à l’inverse de l’effet recherché. Les usagers peuvent bien grogner ou s’emporter devant les difficultés rencontrées les jours de grève, ils ressentent simultanément – et intuitivement – qu’une défaite des agents de la SNCF ne ferait qu’aggraver leur propre quotidien, fait de menaces sur l’emploi, de précarité sans cesse aggravée, de pertes régulières de pouvoir d’achat, de difficultés d’accès à des services publics par ailleurs asphyxiés, de retombées excluantes des inégalités territoriales. Le fait qu’à la mobilisation des cheminots s’ajoutât maintenant celles des fonctionnaires, des personnels de la santé et des Ehpad, des salariés d’Air France, des éboueurs parisiens, des employés de Carrefour ou des étudiants n’a fait que souligner l’enjeu crucial de l’instant politique et social. Le Roi-Soleil élyséen n’est aujourd’hui soutenu que par 27% des classes populaires, ne recevant l’appui massif que des « premiers de cordée ». L’entourloupe consistant à prétendre qu’il fut élu pour mettre en œuvre son programme a fait long feu…
Enfin, à la chaleur de l’affrontement social, toutes les faiblesses de l’entreprise macronienne, un temps oubliées tant notre juvénile président paraissait doter d’une baraka à toute épreuve, sont soudainement réapparues. On ne peut gouverner un pays dans un exercice de la responsabilité suprême plus solitaire encore que ne l’était celui du fondateur de la V° République, en réduisant le gouvernement à un simple conseil d’administration chargé d’avaliser les caprices du souverain, en piétinant la représentation parlementaire jusqu’à vouloir lui enlever les quelques prérogatives qu’il lui restait, en s’appuyant sur la seule expertise d’une poignée de technocrates ne jurant que par la vulgate néolibérale, en ayant construit un parti mobilisé par la seule promotion du Prince et ne disposant de ce fait d’aucun relais sérieux au sein des territoires.
RIEN N’EST JOUÉ !
Attention, néanmoins ! Cette équipe transpirant l’arrogance des bien-nés peut, c’est déjà un formidable encouragement, mordre la poussière. Mais rien n’est encore joué. Si l’exaspération gronde dans le pays, nous n’en sommes nullement arrivés à la ”« convergence des luttes »”, dès lors que le plus grand nombre des salariés, le plus souvent isolés et subissant la dureté de l’exploitation et de l’humiliation quotidiennes, doute encore de son aptitude à inverser la tendance. Il y a donc fort à parier qu’en haut lieu, on mettra tout en œuvre pour détourner l’attention de la population de ce qui se joue vraiment à la SNCF, égarer les esprits, effrayer ceux qui seraient enclins à se joindre aux mobilisations, créer à cet effet un climat de tension et de violences (comme on s’y emploie manifestement avec l’évacuation, ce 9 avril, de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes ou dans les facultés)…
La tâche est donc, avant de proclamer on ne sait quel ”« tous ensemble »” décrété en dehors de celles et ceux se trouvant au feu de la confrontation sociale, de consolider ce qui a été construit, afin de franchir de nouveaux paliers dans la réorganisation du rapport de force. De fortifier la mobilisation des cheminots tout en convaincant de plus larges fractions de l’opinion qu’ils servent l’intérêt général. D’élaborer, dans les secteurs qui entrent en action, les modalités d’une bataille appelée à se livrer dans la durée, exigeant que l’on surmonte les fragmentations catégorielles et que l’on reforme les unités syndicales brisées depuis des années. De soumettre à la réflexion collective les solutions alternatives plaçant la nation devant l’évidence qu’il existe d’autres politiques possibles, ce qu’a fait, au plan syndical, la fédération CGT des cheminots avec son contre-plan pour une réforme de la SNCF, contre-plan dans lequel tout est mis sur la table : la réforme ambitieuse du service public du rail pour relever les défis sociaux et écologiques du XXI° siècle, les moyens financiers d’y parvenir, la place nouvelle à définir pour les agents et les usagers. De faire surgir, à partir de cette progressive remontée, la réponse politique la plus unitaire à gauche, grâce à laquelle les citoyens pourront de nouveau se dresser contre le pouvoir de la finance, pour une autre utilisation de l’argent et une nouvelle répartition des richesses, pour une action publique au service des urgences sociale, écologique et démocratique.
Brûler les étapes, ce serait risquer de faire voler en éclat des cohésions qui se reforment mais demeurent fragiles, alors qu’il faut aider le monde du travail à reprendre confiance en lui-même. C’est, de ce point de vue, que je considère problématique, sinon dangereux, l’appel sorti le 4 avril d’une assemblée réunie à la Bourse du travail de Paris, à l’instigation notamment de François Ruffin et Frédéric Lordon, en faveur d’une grande marche festive le 5 mai prochain. L’initiative soulève, en effet, un problème de méthode et un problème de fond.
« FAIRE LA FÊTE À MACRON » OU CONSTRUIRE LE MOUVEMENT ?
Problème de méthode, dans la mesure où l’on est en droit de s’interroger sur la légitimité démocratique d’une agora convoquée en quelques heures par l’entremise des « réseaux sociaux », et baptisée réunion de ”« députés d’un jour »”. Surtout lorsqu’en ressort une proposition, adoptée par acclamations ( ! ) et dont la paternité revient à deux personnalités (officiellement du moins, car le fait que François Ruffin fût député de la « France insoumise » laisse imaginer que cette dernière organisation n’y est pas étrangère), qui ont dû confondre leur notoriété médiatique avec une autorité politique naturelle. Surtout quand tout cela aboutit à placer les organisations syndicales, en première ligne d’un combat qui va largement déterminer la configuration politique et sociale des prochaines années, devant le fait accompli d’une décision prise en dehors d’elles. Surtout si l’on risque ainsi de conforter la stratégie de l’adversaire qui tente, par tous les moyens, de les diviser en exploitant tout ce qui peut brouiller, aux yeux des citoyens, le sens de l’action.
J’imagine que certains, en participant au rendez-vous de la Bourse du travail, ont dû avoir le sentiment de renouer avec la spontanéité de Mai 68. Sauf qu’aucune des bifurcations ayant marqué le plus grand mouvement populaire de l’histoire française du XX° siècle ne provint de coups de poker solitaires ou de manœuvres opaques. Elles furent décidées au terme de délibérations collectives, de discussions nourries au sein de structures militantes disposant de leur fonctionnement propre, d’échanges et de polémiques publiques entre les projets des courants en présence, d’assemblées générales représentatives. De la même façon, est-il abusif de se référer au surgissement des « Indignados » espagnols, à travers l’immense marche qui avait déferlé sur la Puerta del Sol, le 15 mai 2011. Si cette dernière manifestation fut convoquée en dehors du syndicalisme et des formations traditionnelles, lesquels se trouvaient alors paralysés et incapables de toute riposte face à la situation sociale dramatique de l’Espagne au lendemain de la crise financière, elle procéda d’une profusion de réactions populaires dans l’ensemble du pays et de la constitution d’innombrables collectifs militants. Rien à voir, par conséquent, avec l’échéance unilatéralement appelée pour mai prochain, validée par une assemblée à la représentativité aléatoire, ayant elle-même été confrontée à la décision d’un petit groupe dont nul ne sait vraiment de qui venait le mandat.
À la forme se superpose le fond. Quels mots d’ordre justifient une convocation ne se préoccupant guère de la manière dont elle sera reçue par les premiers intéressés ? ”« Faire la fête à Macron »”, répond Ruffi”n, organiser le ”« débordement général »”, renchérit Lordon. Ce niveau de généralité et d’imprécision, à partir duquel on n’hésite pourtant pas à en appeler à la formation de” « comités du 5 mai », n’est nullement à la hauteur de la maturité du mouvement, de l’importance de ses enjeux, des attentes qu’il suscite d’une réponse politique sérieuse et à vocation majoritaire.
AGIR AVEC LES SYNDICATS, PAS CONTRE EUX
Si le mouvement social exige des initiatives politiques de haut niveau, pour en renforcer la détermination et la dynamique de rassemblement des citoyens, celles-ci ne sauraient venir télescoper le calendrier syndical. Or, le 19 avril est d’ores et déjà retenu comme date d’une action interprofessionnelle. Le Premier Mai, juste après, doit revêtir une ampleur et une dimension unitaire exceptionnelles. Ce n’est certainement pas en se lançant dans des surenchères aventureuses que l’on y travaillera. Si le 5 mai devait devenir une échéance pour le mouvement en cours, ce ne pourrait être que dans une complémentarité bâtie avec celles qui précédent, et dans une relation de partenariat avec les syndicats.
Je parle à dessein de surenchères aventureuses, sans pour autant vouloir blesser quiconque. Car, sauf à s’enivrer de l’idée d’une généralisation des combats pour abattre le pouvoir en place (ce que suggère, bien imprudemment, le slogan ”« faire la fête à Macron »”), l’étape actuelle de la confrontation avec la déréglementation gouvernementale exige plutôt l’organisation d’une bataille d’opinion, autour de la défense et du redéploiement du service public, dans une coopération recherchée de ses agents et des usagers.
Dans mon précédent billet, j’évoquais ainsi le lancement d’un large appel en ce sens. Il pourrait, au vu de l’évolution très rapide des consciences, se prolonger d’une initiative permettant l’implication populaire, sous la forme par exemple d’un référendum citoyen auto-organisé. C’est en tout cas la suggestion que je soumets à la discussion. Les partis y ont naturellement leur place, pourvu qu’ils sachent préserver et faire rebondir l’unité qu’ils ont manifestée ces derniers temps dans le soutien à la grève du rail. Cela ne peut toutefois s’imaginer en dehors des confédération et fédérations syndicales, voire contre elles. C’est, me semble-t-il, une confluence politico-sociale d’un nouveau type qui vient à l’ordre du jour.
Pour me résumer, nous entrons dans une période en tout point déterminante. Elle n’autorise pas les fausses manœuvres auxquelles amène le plus souvent l’inexistence de concertation entre forces impliquées dans une bataille de cette importance. Se mettre en condition de l’emporter contre la Macronie, c’est prendre l’exacte mesure des potentialités comme des limites du rapport des forces, savoir avancer pas à pas, se préoccuper à chaque instant de la progression du rassemblement de celles et ceux qui ont un intérêt commun à la victoire des cheminots, rallumer l’espoir d’une perspective de progrès. Telles doivent être nos boussoles…