
Quelle est, au juste, la voix de la France ?
Ce sera, décidément, l’un des paramètres de la rentrée prochaine : la crise de légitimité affectant le sommet de l’État va se trouver terriblement aggravée par son incapacité à doter la France d’une voix aussi cohérente qu’à même de porter, par-delà ses frontières, des positions conformes à son histoire et aux principes fondant son identité républicaine. L’accord signé par Ursula von der Leyen et Donald Trump, le 27 juillet, n’aura pas vraiment surpris celles et ceux qui connaissaient les orientations de la présidente de la Commission européenne et sa propension, tout à la fois, à perpétuer la subordination de l’Union à l’impérialisme états-unien et à préserver les intérêts de la première des économies du Vieux Continent, je veux parler de l’Allemagne. Cela se sera traduit par une capitulation en rase-campagne. Un « Munich commercial », auront même pu dire certains commentateurs, sanctionné par l’acceptation de droits de douane de 15% sur les exportations européennes à destination de l’autre côté de l’océan, par l’interdiction consentie de toute taxation réciproque des produits américains, par l’engagement à investir 600 milliards supplémentaires d’euros aux États-Unis (soit quatre fois le volume des 140 milliards de dollars investis en France par leurs multinationales), par l’obligation d’acheter à l’Amérique trumpienne 750 milliards de pétrole de gaz de schiste et d’armements… Tout cela sans la moindre contrepartie, mais avec une épée de Damoclès : la perspective de nouvelles injonctions géostratégiques de la part de Washington, dont on ne doute pas qu’elles accentueront la sujétion de l’UE aux desseins guerriers de la citadelle impériale. Le Premier ministre, François Bayrou, aura bien pu déplorer cet accord léonin, nul ne croit un instant que la France se préparerait à prendre la tête de la résistance à la prédation sans bornes dont le continent est la victime. De sorte que les Françaises et les Français, partis en congés avec le sentiment — justifié — que notre pays reprenait des couleurs en arborant les exigences de justice et de droit que porte la reconnaissance d’un État de Palestine, n’auront pas tardé à découvrir qu’une nouvelle fois nos gouvernants se préparaient à trahir la souveraineté du pays, qu’ils ont théoriquement pour charge de garantir. Pire, tous les échos leur parvenant les auront convaincus que leurs représentants s’apprêtaient à avaliser la signature du Mercosur, la même Madame von der Leyen ayant manifestement l’intention de passer outre, avec le plus hautain mépris, les réserves (même fort polies) unanimement émises par les forces politiques de l’Hexagone à l’endroit d’un traité libre-échangiste qui pénalisera lourdement une large partie de nos agriculteurs et ce qu’il nous reste de tissu industriel.
Nul n’ignore les lourdes conséquences de ce prétendu « deal », dit du golf Trump Turnberry, puisque c’est sur ses terres de villégiature que le milliardaire new-yorkais aura choisi de convoquer la représentante de l’UE, telle une féale comparaissant devant son suzerain. Les 15% de droits de douane imposés aux importations européennes coûteront chers à certaines économies. Dans notre pays, en particulier, ils renchériront de 1,8 milliards d’euros le prix de la pénétration des entreprises tricolores sur le marché nord-américain, conduisant donc immanquablement certains fleurons du CAC 40 — et d’autres grands groupes européens — à délocaliser certaines de leurs productions outre-Atlantique. À titre d’exemple, anticipant les injonctions de la Maison Blanche, le laboratoire suédo-britannique AstraZaneca se prépare à renoncer à l’implantation initialement prévue d’un site sur notre territoire, après avoir annoncé un investissement de 50 milliards de dollars aux USA.
Ce qui ne prémunira pas, pour autant, les nations européennes d’un train de sanctions brutales dans le cas — probable — où les capitulations de la porte-parole de la Commission de Bruxelles ne pourraient être suivies d’effets. D’ailleurs, alors que l’UE annulait sans attendre les mesures de rétorsion un bref instant envisagées par elle alors que se déroulaient les pourparlers avec les émissaires nord-américains, Trump la menaçait de déclencher la foudre contre ses États membres s’ils n’obtempéraient pas servilement à ses diktats…
UNE CAPITULATION SI PRÉVISIBLE…
Personne ne pourra toutefois feindre la surprise. Car il est dans la nature même du programme sur lequel le 47° président des États-Unis aura été élu de le voir exiger maintenant, de l’Europe ou de l’Asie, l’acquittement de la facture du redressement impérial de la première puissance capitaliste du globe. Il ne fait que tenir ses engagements en oeuvrant à la sous-évaluation du dollar afin de favoriser la compétitivité de ses firmes, en déployant une politique agressive d’attraction de l’épargne mondiale, ou en voulant faire financer la réindustrialisation de son pays par ses concurrents.
Au-delà, c’est le projet politique global et cohérent dont Trump n’aura jamais fait mystère qui prend forme, rendant proprement invraisemblable l’ébahissement de dirigeants européens ressemblant à des lapins pris dans les phares du trumpisme. Un projet qui entend dessiner un nouveau système de relations internationales, où l’âpre bataille qu’engage l’impérialisme encore dominant pour reconquérir son leadership en péril fait primer la force sur le droit, génère un climat de guerre sur le front de l’économie et du commerce autant que sur celui de l’hégémonie militaire, pousse les États de sa sphère d’influence à s’affranchir de toute règle démocratique.
Il est, cela dit, tout autant dans la nature de la construction européenne, telle que l’auront dessinée ses traités fondateurs, de lui interdire toute riposte véritable. Ne se trouve-t-elle pas, depuis toujours, corsetée par une vision qui la réduit à n’être qu’un grand marché balayé par les vents déchaînés d’une globalisation marchande et financière dominée par les États-Unis ? Qui l’enferme dans des politiques « de l’offre » qui l’auront conduite à ne rechercher que la « baisse du coût du travail » et la désintégration des protections sociales arrachées de haute lutte ? Qui l’englue dans d’impitoyables logiques d’austérité satisfaisant la soif de profit à court-terme de ses classes possédantes, tout en l’assujettissant toujours davantage aux intérêts industriels et commerciaux d’une Allemagne ayant eu l’habileté de transformer l’Union à 27 en instrument de sa suprématie ? Ce qui aura eu pour effet d’interdire le déploiement de politiques qui eussent favorisé des investissements massifs et une relance créatrice d’emplois et de richesses…
Ce à quoi nous assistons présentement, avec une présidente de l’institution bruxelloise outrepassant largement ses pouvoirs et plaçant les pays européens devant le fait accompli de décisions s’exerçant au détriment de la majorité d’entre eux, ne fait que confirmer ce que nous étions nombreux, à gauche, à affirmer en défendant le « non » de 2005. Comme nous en avions, il y a tout juste 20 ans, convaincu une majorité nette de nos compatriotes, la prétendue « concurrence libre et non faussée », sur laquelle reposait le projet de traité constitutionnel européen, n’ouvrait pas une ère de liberté pour le continent, mais bâtissait la prison qui allait l’enfermer à jamais dans la sujétion à un néolibéralisme destructeur, les règles de la sacro-sainte « concurrence » n’ayant évidemment pas tardé à être « faussée » par la dynamique des affrontements entre géants multinationaux et États pour l’instauration de nouveaux rapports de force entre eux.
La franchise dont fait aujourd’hui preuve un François Lenglet, longtemps l’un des thuriféraires des dogmes néolibéraux, constitue un hommage tardif à notre lucidité d’alors : « Il faut se souvenir que l’Union européenne n’a pas été conçue pour peser dans le jeu mondial. La raison d’être fondamentale de la Commission de Bruxelles, c’est de surveiller les États membres pour qu’ils se soumettent aux règles du marché unique et de la concurrence. Bruxelles a été dressée pour éradiquer les frontières et le nationalisme économique à l’intérieur de l’Union. L’édification de ce marché unique a d’ailleurs été une propédeutique utile pour apprivoiser la mondialisation… » (Le Figaro, 4 août 2025).
DES POUVOIRS QUI AURONT TOUT LAISSÉ FAIRE
S’étant assis sur la volonté du peuple de France, en substituant un traité avalisé par la représentation parlementaire au TCE repoussé dans les urnes, tous nos gouvernants, jusqu’aux actuels macronistes, n’auront fait que préparer le fiasco du 27 juillet. Leurs déplorations des derniers jours ne peuvent les exonérer de tant de discours présentant l’actuelle construction européenne comme le rempart nous protégeant des assauts de l’Empire américain. Elles ne peuvent davantage faire oublier la veulerie avec laquelle ils facilitèrent la reconduction d’Ursula von der Leyen à la tête de la Commission, en dépit de l’autoritarisme avec lequel elle contraignit la France à démettre Thierry Breton, alors que celui-ci — quelles qu’aient d’ailleurs été ses tropismes néolibéraux — était précisément son représentant en charge depuis des années de la défense de l’industrie européenne face aux attaques répétées des États-Unis.
Jusqu’à la purge austéritaire annoncée par François Bayrou à la mi-juillet, officiellement pour satisfaire aux prescriptions budgétaires des traités européens, ceux-là auront tout laissé faire, avalisant les fermetures d’entreprises dans des secteur-clés de l’économie française, laissant saccager les politiques de « recherche et développement » essentielles à nos filières stratégiques, déversant sans compter les aides publiques sur des actionnaires pressés de les convertir en dividendes plutôt qu’en investissements productifs qui eussent permis d’initier un processus de renouveau industriel de nos territoires. Aujourd’hui encore, ils n’envisagent même pas d’actionner le levier des dispositifs « anti-coercition » que l’UE aura pourtant mis à disposition des États membres en vue de faciliter leur réaction dans ce genre de circonstances.
De toute évidence, si Emmanuel Macron aura fort bien perçu les bénéfices politiques qu’il pouvait retirer du bras-de-fer engagé avec Benyamin Netanyahou et l’administration « Maga » à propos de l’avenir des territoires palestiniens — et l’on doit s’en féliciter, tant ce geste est de nature à rouvrir une perspective de paix dans cette région ensanglantée depuis trop longtemps —, le courage lui aura manqué de remettre en cause les règles d’un capitalisme plus destructeur que jamais, même si celui-ci sacrifie le développement des nations exhortées à la soumission, et s’il hypothèque le futur de peuples dont les droits sociaux et les conditions d’existence, autant que le climat et les équilibres écologiques, sont délibérément ruinés.
À PARTIR DE LA FRANCE, RELEVER LE DÉFI
Sans se lancer dans une « guerre commerciale » hasardeuse pour les travailleurs et les travailleuses, auxquels le grand patronat cherche toujours à présenter la facture, il existerait pour l’Europe et ses gouvernements maintes possibilités de relever le défi que leur lance Washington. La France, en particulier, disposerait des moyens de prendre la tête du refus de voir piétiner l’intérêt général humain.
À partir d’elle, comme le propose le Parti communiste français, hélas bien seul à gauche, il serait dès à présent possible d’agir dans un esprit de résistance et de conquête. Pour bloquer les plans de licenciements…Pour oeuvrer, à l’échelle de l’Union, afin que la Banque centrale use de l’arme de la création monétaire en son pouvoir, pour abonder un fonds européen au service d’une nouvelle industrialisation et d’un nouvel essor des services publics… Pour pousser à la pénalisation européenne des exportations de capitaux vers les USA… Pour encourager, en s’appuyant sur le levier que représente notre pôle public bancaire, l’octroi de crédits à bas taux en direction de projets socialement et écologiquement ambitieux… Pour changer radicalement les critères d’attribution des aides publiques aux entreprises qui créent des emplois durables et contribuent à la protection de l’environnement…
On me dira que cela ouvrirait une phase d’affrontements aigus au sein de l’Union européenne. C’est certain, les trajectoires divergentes entre États membres, comme la confrontation inévitable avec les dirigeants allemands ou italiens si prompts à négocier quelques marges de manoeuvre au sein du dispositif d’asservissement du Vieux continent, rendant l’épreuve de force nécessaire et, osons le dire, doublement bénéfique : pour sortir les peuples du sentiment qu’ils sont condamnés à l’impuissance ; et pour jeter les bases d’une coalition de pays refusant de se laisser étrangler. Auteur de dystopies dénonçant la montée en puissance des prédateurs impériaux en ce début de XXI° siècle, Giuliano da Empoli met implicitement en lumière le renoncement de notre gouvernement et de ceux avec lesquels il pourrait s’allier, lorsqu’il écrit : « Si l’UE à 27 ne parvient pas à agir de manière unie, il est possible que des coalitions plus restreintes de pays prennent l’initiative pour avancer, comme c’est déjà le cas sur certains sujets. C’est une question vitale pour l’avenir de l’Europe » (Le Figaro, 6 août 2025).
Encore faudrait-il, pour passer à l’acte, que la volonté fût au rendez-vous… La France occupant une position charnière — du fait de son histoire et de l’écho que suscitent ses prises de position, de son statut de fondatrice de la construction européenne, et de sa place de deuxième économie de l’UE —, le locataire de l’Élysée eût dû désavouer sans ambiguïté la présidente de la Commission européenne. Il n’eût pas dû se contenter de laisser les ambassadeurs des pays de l’UE gérer les retombées de l’accord frelaté du 27 juillet, mais exiger que fût convoqué, en urgence, un Conseil des chefs d’État et de gouvernement, afin de statuer sur la situation créée hors de tout mandat par Madame von der Leyen. Surtout, la gravité du moment et ses enjeux eût exigé que les institutions représentant les citoyens, le Parlement européen et les parlements nationaux, pussent s’emparer de la question et décider de l’attitude à adopter à présent. À défaut, c’est aux peuples qu’il eût fallu directement soumettre la question, à travers des processus référendaires chaque fois que les Lois fondamentales des pays les rendent possibles, ce qui est le cas en France. Rien de tout cela n’aura été fait, ni même tenté.
Les débats qui ne manqueront pas de rebondir à la rentrée prochaine, au Parlement comme dans le pays, devront avoir pour objectif de rendre possible ce qui a été empêché par la démission de nos gouvernants. Nul ne pourra, en tout cas, dire qu’il ne savait pas à quel point la bataille du progrès se faisait chaque jour plus âpre. La souveraineté et l’indépendance, concepts indissociables d’une démocratie vivante, ne sont décidément pas un combat d’arrière-garde, comme d’aucuns le prétendent parfois. Elles ne sont pas davantage synonymes de « souverainisme », autrement dit de repli national voire de nationalisme, dès lors que c’est le bien commun et les protections du plus grand nombre qui sont en jeu. Elles représentent, au contraire, les instruments grâce auxquels ceux d’en bas peuvent prendre enfin la main, faire valoir leurs droits contre la cupidité des puissants. Sans elles, l’Europe ne peut retrouver le chemin de coopérations solidaires et contrôlées par ses peuples. Si la gauche, dont un si vaste secteur se sera dans le passé abîmé dans la complaisance avec l’européisme néolibéral, celui-là même qui l’aura profondément coupée des forces vives du monde du travail, ne se réoriente pas dans cette direction, elle renoncera définitivement à réveiller l’espérance. Pour, hélas, le seul profit des pires ennemis de la justice, de l’égalité, de la République sociale. Le temps des atermoiements a véritablement pris fin…