De la mobilisation majoritaire à construire à l’alternative pour la France

Rarement rentrée politique et sociale se sera-t-elle révélée à ce point tendue et déterminante pour l’avenir. Comme je l’avais évoqué dans l’une de mes notes de juillet, l’annonce par François Bayrou d’une purge austéritaire de quelque 44 milliards d’euros dès 2026 aura focalisé la situation française tout au long de l’été, sans que la trêve des congés ne vienne un seul instant détourner la colère de nos compatriotes des mauvais coups qu’on leur promet. Les deux têtes de l’exécutif, relayés par les principales éminences ministérielles autant que par les figures médiatiques de la pensée unique néolibérale, auront pu dramatiser l’importance des déficits publics et de la dette, ils auront pu chercher à fracturer un peu plus notre société en accusant les « boomers » d’être les responsables de la situation des comptes publics, rien n’y aura fait : une large majorité de Françaises et de Français dit son rejet des mesures annoncées à la mi-juillet (les sondages s’élevant même à plus de 80% lorsqu’il est question de la suppression de deux jours fériés). En plaçant le sort de son équipe entre les mains des députés, à l’occasion d’un vote de confiance le 8 septembre, le Premier ministre vient, de facto, d’annoncer sa démission prochaine. C’est le signe incontestable que la crise politique et institutionnelle, qui balaie le pays depuis des mois et fait écho à une crise sociale d’ampleur inédite depuis longtemps, s’aggrave jusqu’à entrer dans une phase paroxystique. Ce qui en fait probablement la plus importante secousse que la France ait connue depuis celle qui emporta la IV° République en 1958.

La crise présente se caractérise par deux traits distinctifs. D’abord, ce pouvoir, privé de majorité dans l’électorat et donc à l’Assemblée nationale, ne dispose dorénavant plus d’aucune légitimité populaire. Il est, en effet, sans précédent dans l’histoire de la V° République, que le Prince élyséen et l’occupant de l’hôtel Matignon ne soient plus soutenus que par moins d’un citoyen sur cinq. La raison n’en est guère mystérieuse : dans une France éreintée par des décennies de destruction des protections de la population travailleuse et de régressions démocratiques, dépossédée de sa souveraineté par la soumission de ses élites dirigeantes aux lois d’airain de la mondialisation marchande et financière, enfermée dans le carcan d’une construction européenne dépourvue d’autre objectif que la course effrénée à une compétitivité et à un libre-échangisme sans bornes, et maintenant engagée dans une course aux « économies de guerre » déclenchée pour satisfaire les injonctions de la citadelle impériale d’outre-Atlantique, un projet de budget à ce point marqué par l’égoïsme d’une classe possédante avide de rendement sera apparu comme la provocation de trop.

UN EXÉCUTIF À LA LÉGITIMITÉ DÉFAILLANTE

Une provocation d’autant plus insupportable, pour nos concitoyens et concitoyennes, que le « surendettement » dont on leur rebat les oreilles aura été creusé, non par les protections dont ils ont pu bénéficier et qui relevaient simplement des missions d’un État soucieux de répondre à l’intérêt général — comme à l’occasion de l’épidémie du Covid —, mais par les cadeaux fiscaux consentis en série aux ultrariches et au capital, comme par les politiques conduites par tous les gouvernements sur plusieurs décennies. Celles-ci, en accompagnant la financiarisation toujours plus grande de l’économie et le fanatisme libre-échangiste, auront creusé sans fin les inégalités, fait régresser le pouvoir d’achat, entretenu le chômage de masse et accru la précarisation de pans entiers de notre Hexagone, engendré le déchirement de notre tissu industriel et le démantèlement de nos services publics, affaibli la puissance publique pour qu’elle ne réponde qu’aux intérêts du capital. Ce qui aura grevé la création de richesses, et conduit le pays à son état présent de décrépitude.

Lorsque les Français, interrogés par les sondeurs, disent aujourd’hui ne pas vouloir payer à la place de ceux qui sont responsables de l’affaissement de leur pays, c’est bel et bien cette réalité qu’intuitivement ils mettent en cause. À l’inverse, lorsque les Importants qui nous dirigent se désolent des dégâts provoqués, à leurs yeux, dans l’opinion, par les révélations de la commission sénatoriale sur les aides publiques — 211 milliards, soit trois fois l’effort consenti pour l’Éducation nationale, annuellement déversés sur les grandes entreprises sans le moindre contrôle et sans aucune contrepartie en termes de créations d’emplois et d’investissements d’avenir —, ils dépeignent le même sentiment populaire d’injustice.

Dans le même temps, second trait caractéristique de la crise française, la coalition gouvernante auto-baptisée « socle commun » apparaît désormais supporté du bout des lèvres seulement par la bourgeoisie elle-même. Non que cette dernière ne se félicitât pas des mesures annoncées par le locataire de Matignon pour les prochaines années, qui répondent à sa soif de profits à court terme et à sa volonté de dégrader toujours davantage les positions du monde du travail. Mais l’incapacité du pouvoir à prolonger sa déclaration de guerre à la classe travailleuse d’un projet de nature à doter le capitalisme français de marges de manoeuvre nouvelles, au sein d’une globalisation en proie à d’intenses convulsions et à des modifications majeures des rapports de force planétaires, affaiblit comme jamais sa relation avec ses puissants mandants.

Signe de cette détérioration et du désappointement des possédants, le très libéral Nicolas Baverez aura dressé un réquisitoire sans appel à l’encontre de l’équipe en laquelle lui-même et ses semblables avaient placé leurs espoirs en 2017, avant qu’elle ne se heurte de front à la résistance du peuple : « Notre pays se trouve à un tournant historique, confronté simultanément à l’accélération de son déclassement après quarante-cinq ans d’un long déclin, à l’implosion du commerce et des échanges mondiaux sous la pression des États-Unis de Donald Trump, à la menace des empires autoritaires au premier rang desquels la Russie de Vladimir Poutine, enfin à l’impuissance de l’Union européenne, prise à contre-pied dans un monde où la force prime le droit et où il n’est plus de pouvoir de négociation sans capacité à recourir à la force armée » (Le Figaro, 21 juillet 2025). Qu’importe ici l’exactitude du diagnostic formulé, ce dernier révèle à quel point le camp bourgeois se retrouve sans réponse aux dangers dont il se sent menacé.

Au sein d’une Union européenne qui se fragmente à mesure que les trajectoires de ses principaux États se désynchronisent, la différence saute aux yeux avec la puissance allemande, qui aura été la principale bénéficiaire des logiques économiques, monétaires et commerciales mises en oeuvre sous l’égide des traités depuis celui de Maastricht. Son chancelier, même s’il poursuit les orientations antisociales de ses prédécesseurs, se targue désormais de sortir le « bazooka budgétaire » afin d’investir massivement dans la relance économique du pays, sa réindustrialisation, sa recherche et son réarmement massif. Au contraire, quand notre Premier ministre ne songe qu’à tailler dans les revenus populaires, les moyens de l’État et les dotations des collectivités territoriales, nul n’ignore que la France en sortira saignée à blanc, en proie à la stagnation voire à la récession, enfoncée dans un étiolement menaçant de devenir irréversible.

Loin de rassurer le grand patronat et la finance, la « thérapie de choc » que le Premier ministre voudrait administrer à l’Hexagone, en recourant au catastrophisme du discours, risque d’aboutir à l’inverse de l’effet recherché. Éric Monnet, enseignant à l’EHESS, en fait la démonstration imparable : « Répéter que le service de la dette va représenter le premier poste du budget ne veut rien dire. Pas une seule règle ne dit que lorsque le remboursement de la dette devient le premier poste du budget, cela entraîne une crise de la dette publique ! De même, parler comme le font les membres du gouvernement, d’une intervention du Fonds monétaire international (FMI), comparer la situation à la Grèce des années 2010, revient à jouer avec le feu. Les situations ne sont pas comparables, à moins que le gouvernement ne veuille signaler qu’il a maquillé les comptes publics, falsifié les statistiques, comme c’était le cas de la Grèce ! Quel signal le gouvernement français veut-il envoyer ? Il est très étonnant que ce soit lui qui emploie cette rhétorique catastrophisme… »  (Libération, 28 août 2025).

LE PLAN BAYROU DEVANT SON INÉLUCTABLE ÉCHEC

Dans ces conditions, le chef du gouvernement ne pouvait aller qu’à un échec cinglant. À l’immense majorité du pays, à ces hommes et ces femmes ne vivant de plus en plus difficilement que de leur travail, à ces retraités auxquels leurs pensions souvent indigentes ne permettent guère de vivre décemment, à ces chômeurs qui ont été sortis du « marché du travail » au gré des délocalisations ou des restructurations d’entreprises, à cette jeunesse appelée à y entrer à son tour prochainement sans savoir quel sort lui sera réservé, à ces petits entrepreneurs ou à ces petits agriculteurs que les règles de la prétendue « libre concurrence » étranglent, il n’avait que du sang et des larmes à proposer. Chacune et chacun voit pourtant que les actionnaires des grands groupes ou encore les grosses fortunes continuent de s’enrichir indécemment d’année et année. Pour autant, à l’infime minorité possédant déjà tout mais ne se rassasiant jamais, il n’offrait aucune perspective cohérente, à moyen et long terme, pour affronter un marasme structurel et surmonter l’état délétère dans lequel les prédations du capital ont enfermé la nation.

Acculé, François Bayrou aura joué le tout pour le tout, en recourant à cet article de la Constitution, en l’occurrence le quarante-neuvième alinéa un, qui permet à un exécutif d’arracher la confiance du Palais-Bourbon alors que celui-ci n’a même pas délibéré sur le fond de ce qui lui est proposé. L’argutie selon laquelle le vote du 8 septembre ne servirait qu’à vérifier l’accord des députés sur l’état des lieux a tout de l’arnaque, les prévisions apocalyptiques des grandes éminences ministérielles ne visant qu’à justifier le plan de 44 milliards de coupes claires dans la dépense publique. Le maire de Pau devenu Premier ministre, en laissant croire que son cadre budgétaire restait ouvert à la négociation, alors qu’il se trouve solidement fixé depuis le 15 juillet, aura seulement tenté un ultime coup de force, le 49-1 tout autant que le 49-3 relevant d’une commune logique consistant à laisser aux gouvernements les mains libres face à des Assemblées transformées en chambres d’enregistrement.

Cela dit, ledit article 49, en ses divers alinéas, s’il vise à assurer les deux têtes de l’exécutif d’une prééminence sur le pouvoir législatif, n’en requiert pas moins, pour trouver sa pleine efficience, une légitimité minimale des équipes installées au sommet de l’État. Or, celle-ci s’est évanouie. Déjà, c’est à grand-peine que Madame Borne était parvenue à faire adopter le report à 64 ans de l’âge du départ à la retraite, et c’est dans les mêmes difficultés que Monsieur Bayrou avait fini par imposer la loi de finances élaborée par son prédécesseur avant que ce dernier ne fût censuré. Cette fois, compte tenu de son discrédit abyssal, il était impossible au Premier ministre de renouveler la manoeuvre. Sans doute le savait-il avant sa conférence de presse du 25 août, faire monter les enchères ne lui servant qu’à préparer une démission déguisée.

Il n’en reste pas moins que son échec, pour bien venu qu’il fût, va terriblement aggraver l’instabilité politique. Au point où les choses en sont maintenant arrivées, le « socle commun », et singulièrement le chef de l’État auquel reviendront in fine, toutes les décisions, ne disposent que de quatre issues possibles. Ou ils acceptent que fût nommé à Matignon une personnalité issue de la gauche — sortie, rappelons-le, en tête de la consultation électorale de l’été 2024 —, et la laissent trouver avec les groupes de l’Hémicycle les compromis susceptibles de répondre à l’exaspération et aux attentes du corps social. Mais, ne rêvons pas, à moins de s’essayer à une manoeuvre fort aléatoire visant à discréditer une partie du camp progressiste, on ne voit pas pourquoi ils consentiraient maintenant au changement de cap qu’ils auront avec tant de détermination refusé à l’issue des législatives anticipées de l’an passé. Ou, sous prétexte de ne pas perturber davantage le fonctionnement des institutions, ils s’accordent sur le nom d’un nouveau chef de gouvernement issu de la droite ou de la Macronie. Mais, comme on ne voit guère quel budget celui-ci pourrait faire adopter en échappant à une motion de censure, cette option reviendrait à entretenir et intensifier le chaos en espérant qu’il réveillerait peut-être le « parti de la peur ». Le risque serait alors de voir la colère populaire se cristalliser, tandis que les marchés financiers exerceraient une pression redoublée sur le pays. Ou Monsieur Macron procède à une nouvelle dissolution, en faisant le pari que le Rassemblement national en fût le grand bénéficiaire, que cela accélérât une recomposition entre la droite et l’extrême droite, une telle alliance se voyant alors confier le soin de « remettre la France en ordre » (signe que cette hypothèse dispose dorénavant des faveurs d’une partie significative du bloc bourgeois, des voix l’évoquent positivement, du président du Medef jusqu’au centriste Jean-Louis Borloo). Mais rien ne certifie que les urnes ne délivreront pas un verdict proche de celui qu’elles avaient rendu en juillet 2024. Ou, enfin, la classe dominante s’emploie, à plus ou moins brève échéance, à faire partir l’occupant du Trône élyséen, à la manière dont les élites possédantes de l’époque s’étaient débarrassées du général de Gaulle peu après Mai 68. Mais il leur resterait à trouver un champion, porteur de la visée sur laquelle toutes les fractions du capital pourraient se retrouver, voire une figure bonapartiste qui serait en état de recouvrer un certain soutien populaire, afin de faire avaler enfin à la France la potion amère d’une régression sociale et démocratique sans précédent depuis la Libération. On le voit, décompositions et déstabilisations sont appelées à durer.

OUVRIR UN CHEMIN À L’ALTERNATIVE

Voilà donc reposée la question du débouché politique à une conjoncture aussi cruciale qu’incertaine. Pour qu’elle ne profite pas à l’extrême droite, en tête de toutes les enquêtes d’opinion, il importe de travailler à une riposte que le mouvement ouvrier polariserait de nouveau, autrement dit où l’enjeu de classe dominerait l’affrontement en train de se nouer, comme cela avait été le cas à l’occasion de la formidable mobilisation en défense du droit à la retraite.

La difficulté, ne nous le cachons pas, vient du fait que la gauche n’apparaît pas, en l’état et après l’explosion du Nouveau Front populaire sous les coups de boutoir due l’aventurisme mélenchonien, en mesure d’incarner une relève crédible à un pouvoir déliquescent. Soit que certains, du côté des socialistes ou des écologistes par exemple, ne jurent que par la perspective d’une candidature unique à la présidentielle de 2027, sans se préoccuper du fait que cet horizon fût très éloigné des attentes populaires, et surtout qu’il fût totalement déconnecté du contenu programmatique dont dépend la reconquête des secteurs du monde du travail qui se seront, au fil du temps, éloigné de la politique et de notre camp. Soit que d’autres, du côté des insoumis, croient préparer l’accession de Jean-Luc Mélenchon au second tour de la présidentielle en prétendant dépasser l’affrontement entre travail et capital, et en se présentant comme le réceptacle d’une colère dont il suffirait d’encourager l’essor, sans hésiter à cautionner les confusions ou dérives véhiculées par une conjoncture aussi chaotique.

Dans ces circonstances, c’est dans une mobilisation sociale construite autour du rejet de l’austérité, de la défense des conditions d’existence du monde du travail et des catégories populaires, que se concentre notre principal défi. Pour que celle-ci entraîne avec elle la majorité de la population, comme cela avait été le cas au printemps 2023, c’est aux organisations syndicales qu’il revient de la conduire. Elles seules ont, en effet, l’autorité leur permettant de rassembler derrière elles une majorité populaire, en faisant en sorte que la société dans ses profondeurs prenne le parti du travail contre un capital plus vorace que jamais. C’est autour d’elles que les forces du travail peuvent reprendre confiance en elles et en leurs capacités d’arracher des victoires. Il leur appartient, dès lors, de rebâtir l’unité qui leur avait conféré une force exceptionnelle voici deux années, de s’accorder sur un calendrier de mobilisations dans les entreprises et dans la rue (la journée interprofessionnelle du 18 septembre, après celles des énergéticiens et d’autres secteurs, peut en être l’acte premier), de nourrir leur action de contre-propositions budgétaires répondant à l’intérêt de celles et ceux qu’elles représentent.

Il faut reconnaître à Marylise Léon, la secrétaire générale de la CFDT, qui ne peut être suspectée de graviter dans la mouvance communiste, d’employer les mots justes pour décrire les responsabilités du syndicalisme : « Tout peut arriver. Mais, ce qui est certain, c’est que le monde du travail a des attentes fortes en ce qui concerne son évolution. Il a besoin de se projeter. Pour cela, il nous faut un budget qui ne soit pas punitif. Dans ce contexte compliqué, instable, il nous revient, à nous la CFDT et aux organisations syndicales, de tenir le cap, de fixer des repères, pour faire en sorte que ce ne soit pas le monde du travail qui en paie le prix » (Le Monde, 28 août 2025). Des mots qui font écho à ceux de la CGT et de sa secrétaire générale Sophie Binet, cette convergence représentant déjà un élément éminemment positif.

Les partis de gauche ne sauraient chercher à se substituer à cette dynamique naissante. Bien au contraire ! Ils doivent, dans le respect de l’indépendance des organisations syndicales, mais en pleine coopération avec elles, encourager les luttes et leurs convergences, y participer activement, être de toutes les batailles que cette période décisive va inévitablement faire naître. À charge pour eux, car c’est leur mission, de concourir aux débats d’idées, de défendre le projet d’une autre société et d’une logique sortant l’humanité des désastres dont la menace un capitalisme en crise, de mettre sur la table un programme offrant à la conflictualité sociale le débouché qui lui fait défaut, d’aider ce faisant des millions d’hommes et de femmes à se forger, à la chaleur de leurs propres expériences, la conscience des enjeux que recèle le moment politique présent. C’est ainsi, dans cette complémentarité respectueuse des spécificités de chacun, qu’une alternative politique pourra se frayer un chemin, et que l’on obtiendra une pleine efficacité pour faire refluer les idéologies de haine et de division qui accompagnent la montée de l’extrême droite.

Durant le mois d’août, aura surgi, à partir des réseaux sociaux, des appels croisés à « tout bloquer » le 10 septembre, en réaction aux provocations de la Macronie. Ces appels, à l’origine souvent nébuleuse et portant parfois des exigences très éloignées des valeurs de la gauche et des revendications du mouvement ouvrier organisé, ne sauraient se substituer aux mobilisations initiées par l’intersyndicale. Disons-le franchement, le blocage du pays se conçoit difficilement en contournant les luttes à l’entreprise, et il ne peut s’imaginer à partir d’actes de désobéissance individuels, fussent-ils très nombreux. Les appels à la fusion des ras-le-bol, et même des révoltes, ne peuvent davantage venir remplacer le mouvement qui, s’enracinant dans l’histoire et ripostant aux empiètements du capital sur les vies humaines, met la question sociale au centre de son action, et peut seul réunir d’immenses majorités populaires, autour des exigences d’égalité, de défense de l’intérêt général humain, de République sociale.

Pour autant, l’écho rencontré par les appels au 10 septembre, jusque dans une partie notable du monde syndical, dans de nombreuses entreprises et dans la jeunesse, témoigne de la profondeur de la colère qui monte de notre société. Il est donc juste, comme vient de le faire la confédération CGT, d’appeler tous les secteurs s’y retrouvant actuellement à faire de cette date la « première étape » d’une lutte qui devra s’élargir considérablement et se structurer si elle veut obtenir des victoires. Ce qui devra, néanmoins, s’accompagner d’une extrême vigilance devant les agissements de groupements qui chercheraient à dévoyer le combat social par des mots d’ordre qui diviseraient le front de classe en construction, encourageraient le racisme et l’antisémitisme, développeraient des théories complotistes ou populistes parfaitement réactionnaires.

S’INSPIRER DE L’EXEMPLE DU CNR

De la configuration de cette rentrée, il ressort qu’il n’aura jamais été à ce point impératif de travailler à la confluence de toutes les forces politiques et sociales ayant intérêt à un changement complet de politique à la tête du pays. Relever ce dernier suppose d’abord de se doter d’une visée claire : remettre en cause le coût du capital pour l’immense majorité de la population. En une période où tous les basculements deviennent imaginables, y compris ceux qui seraient porteurs de nouveaux et terribles malheurs pour notre peuple, la renaissance d’une perspective de progrès appelle au rassemblement des forces vives de la nation, s’inspirant de la manière dont le Conseil national de la Résistance avait en son temps dessiné l’horizon des « Jours heureux », alors que la France se voyait plongée dans la plus totale obscurité.

C’est l’intention qui anime le Parti communiste français avec le « Pacte pour la France » qu’il vient d’adopter et va maintenant soumettre au plus vaste débat. Sa démarche innovante ne se contente pas seulement d’opposer des mesures fiscales de justice au « musée des horreurs » promis par le gouvernement, comme on s’y limite souvent à gauche. Elle refuse tout autant d’enfermer l’exaspération de notre peuple dans une agitation entretenant l’illusion mortifère que le pays serait au bord d’une « révolution citoyenne ». Et elle rejette, avec la même conscience de la gravité des événements, toute conciliation avec le « bloc central » macronien, qui amènerait à cogérer avec lui l’austérité, fût-ce au nom du barrage à opposer à l’extrême droite. Elle cherche, à l’inverse de ces différentes impasses, à désigner les objectifs d’une bifurcation décisive, amenant à une existence digne pour les salariés, à l’éradication du chômage et de la précarité, à une vie heureuse pour nos anciens, à un avenir prometteur pour notre jeunesse, à la conquête de l’égalité réelle pour tous et toutes.

Pour y parvenir, une nouvelle industrialisation de nos territoires, la reconstruction de services publics de qualité, la refonte d’une école émancipatrice et d’un système de sécurisation de l’emploi dispensant des formations qualifiantes, l’encouragement d’une recherche performante, l’engagement volontaire de l’action urgente que nécessite le dérèglement climatique, appellent cependant à prendre enfin le pouvoir sur la finance. Pour le dire autrement, il s’agit de récupérer les moyens d’imposer une autre utilisation de l’argent, non plus pour satisfaire quelques actionnaires et rentiers avides, mais au service de ces besoins urgents de la société.

Si l’on veut relever la France, faire en sorte qu’elle crée des richesses tout en répondant aux immenses besoins populaires, un plan d’investissements de 500 milliards d’euros devrait voir le jour sur les cinq prochaines années. Ce plan pourrait être abondé par un pôle public bancaire renforcé et élargi grâce à la nationalisation d’une grande banque privée, doublée du recours à la création monétaire aujourd’hui entre les mains de la Banque centrale européenne, celle-ci pouvant, si la France agit en ce sens, financer un fonds dédié à l’emploi, aux services publics et à la transition écologique. C’est, au contraire de la purge à courte vue proposée par Monsieur Bayrou, de cette manière qu’il deviendra possible de s’attaquer réellement à la dette et de redonner une impulsion à la nation en initiant un nouveau modèle de développement, socialement utile et écologiquement soutenable.

Ce gigantesque effort, à la mesure du défi historique à relever, ne se conçoit pas sans réhabilitation de l’action publique. Plutôt que de continuer à disloquer la République, en réduisant toujours davantage les capacités de l’État et en privatisant à tour de bras, il importe de la relever. De favoriser son action protectrice de celles et ceux qui n’ont à leur disposition que leurs bras et leurs cerveaux, ce qui implique qu’elle renoue avec l’inspiration de la Grande Révolution lorsqu’elle en appelait à briser les privilèges des bien-nés et des profiteurs. De doter les citoyens, autant que les salariés dans leurs entreprises, de pouvoirs nouveaux à contrôler et décider de ce qui se fait en leur nom.

Ainsi notre pays pourra-t-il retrouver l’élan qui le sortira du déclin auquel le condamne la désastreuse « politique de l’offre », tant vantée par le président de la République depuis son entrée en fonctions, autant d’ailleurs que par tous ses prédécesseurs. Ainsi lui deviendra-t-il possible de lutter efficacement contre les dynamiques de division minant son peuple, grâce à un cap clair qui le rassemble toutes générations confondues, quelles que fussent les origines de chacun ou chacune, leurs religions, leurs couleurs de peau. Ainsi également sera-t-il de nouveau en mesure de faire entendre, au-delà de ses frontières, une voix de paix, de fraternité et de coopération entre les êtres humains, de transformation de l’Europe en union de peuples et de nations souverains et solidaires.

Si je devais me résumer, je dirais qu’il faut peut-être reconnaître à François Bayrou un unique mérite : celui d’avoir, jusque dans ses propos arrogants et provocateurs, ouvert devant le pays le débat sur son avenir. Ce qui menace la France n’est certainement pas le « surendettement » auquel auraient concouru les générations passées, ou encore l’inconscience de citoyens « trop » protégés. Ce qui la prive d’horizon s’avère plutôt l’obstination de ses classes dirigeantes à vouloir la convertir aux vertus d’un modèle économique et social qui la rabougrit, enfonce sa population dans le mal-vivre et le désespoir, la conduit à un abaissement inéluctable. Avec, à la clé, la menace de la placer bientôt sous le joug, sinon d’une variante de fascisme, du moins d’un autoritarisme anéantissant nombre des dernières conquêtes populaires héritées de la Libération, étranglant l’état de droit et les libertés publiques, jouant sur les pires démagogies pour régner en fracturant le corps citoyen. Aussi ai-je voulu conclure cette note par l’évocation d’un nouveau Conseil national de la Résistance. Non pour comparer notre état présent au contexte de l’occupation hitlérienne, mais simplement pour signifier que c’est à l’échelle d’un enjeu historique d’une même ampleur que nous devons projeter nos luttes et nos propositions…



















Christian_Picquet

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