À des amis juifs qui n’osent plus parler de paix

7 Octobre… L’anniversaire du pogrom perpétré, voici tout juste deux ans, par les miliciens jihadistes du Hamas contre des hommes, des femmes ou des enfants systématiquement exécutés parce qu’ils étaient simplement présumés Juifs ou simplement Israéliens, conjugué à l’enlèvement simultané de 250 otages, portent toujours en chacun de nous sa charge traumatique. Dans notre Hexagone, les effets en auront été d’autant plus catastrophiques que cette effroyable journée aura été immédiatement suivie de l’entreprise meurtrière déclenchée par une extrême droite israélienne emportée par sa volonté d’interdire à jamais au peuple palestinien d’être reconnu dans ses droits nationaux. On aura vu le climat politique et le débat d’idées se dégrader régulièrement, se traduisant par la montée d’essentialismes odieux, permettant à certains de dévoyer la légitime solidarité avec les Palestiniens dans un antisémitisme à peine dissimulé, permettant à l’inverse à l’extrême droite de se poser — à rebours de toute son histoire — en ultime rempart des Juifs de France, alimentant à l’endroit de la gauche tout entière un procès que ne justifient ni son héritage ni ses engagements véritables. C’est dans ce contexte que j’ai choisi cette date éminemment symbolique pour m’adresser à des amis juifs que je vois hésiter entre acceptation tacite de la prétendue riposte déclenchée par le pouvoir d’extrême droite israélien, au prix de la destruction pierre après pierre de Gaza, et malaise silencieux devant le massacre de dizaine de milliers de civils que nul ne peut assimiler à des pogromistes criminels. Une adresse se voulant appel à un débat qui, pour exigeant qu’il pût être, redevienne un peu plus sain…

« Vous l’aurez évidemment compris, la date que je choisis pour m’adresser à vous n’a rien de fortuit.

« L’abominable pogrom, perpétré voici tout juste deux ans par le Hamas sur le sol israélien, reste à tout jamais gravé dans nos mémoires. Il n’aura, en effet, pas uniquement constitué le pire massacre commis contre des Juifs depuis la Shoah, il aura aussi ouvert un nouveau moment antisémite à l’échelle de la planète entière. Le tout récent attentat contre la synagogue de Manchester, à l’occasion de la célébration de Yom Kippour, n’en est hélas que la dernière des manifestations.

« Impossible, donc, d’ignorer quel choc cela a représenté, et représente toujours, pour le peuple israélien, pour les Juifs du monde, pour l’humanité entière.

« Pour cette raison, oui, l’exigence de libération des otages toujours aux mains des miliciens jihadistes résonne comme notre indispensable opposition au fanatisme criminel. Et non, décidément, la haine des Juifs n’est nullement, en ce premier quart du XXI° siècle, ce phénomène « résiduel » qu’un personnage politique s’est aventuré à décrire.

« Ce n’est donc pas sur ce point que j’ai éprouvé le besoin de prendre la plume. Mais pour vous dire à quel point ce que j’entends, ce que je lis, de la part de certains d’entre vous, parfois détenteurs d’une parole communautaire officielle, me désole.

« Après être demeurés silencieux, pour nombre d’entre vous du moins, ce qui put passer pour de la complaisance, face à l’écrasement abominable de la population civile de Gaza par la coalition d’extrême droite présidant actuellement aux destinées d’Israël, voici que, par voie de tribunes ou de pétitions, sur les réseaux sociaux, vous en venez à dénoncer la reconnaissance par la France de l’État de Palestine.

« Je ne vous confonds pas, bien sûr, avec des supporters de Benyamin Netanyahou et de ses alliés suprémacistes qui, en décrétant qu’il n’y aurait jamais d’État palestinien, sont d’ores et déjà passés à la mise en oeuvre de l’épuration ethnique de cette terre, de Gaza à la Cisjordanie, quitte à ce que cela s’accomplisse dans un fleuve de sang. Je vous sais, à l’inverse, autant que moi attachés à l’héritage des Lumières, à celui de la Haskala qui en fut le prolongement dans le judaïsme européen, au principe de l’universalité des droits humains proclamé dès l’origine par notre République en même temps qu’elle émancipait les Juifs.

« Je connais vos craintes, parce que vous me les confiez parfois. Crainte que l’on puisse vous reprocher de manquer au devoir de soutien inconditionnel censé incomber à la diaspora, ce que d’aucuns font avec véhémence, alors que c’est par la politique ignominieuse de ses actuels dirigeants qu’Israël se voit menacé de devenir un « État paria » aux yeux d’une immense majorité de la communauté internationale… Crainte de tomber à votre tour sous l’accusation de « trahison du peuple juif », comme cela est arrivé à ces figures courageuses du judaïsme français ayant refusé de se laisser entraîner dans l’approbation de gouvernants piétinant sans vergogne la plus élémentaire humanité… Crainte que votre parole puisse être instrumentalisée par des courants dévoyant cyniquement la cause palestinienne pour mieux encourager des phobies ignobles venues de la nuit des temps…

« Je ne peux, pour autant, comprendre qu’une tribune récemment mise en circulation aille, à propos de la décision de la France le 22 septembre, jusqu’à parler de « capitulation morale face au terrorisme ». Chacun sait pourtant que ledit terrorisme islamiste rejette sans réserve la solution à deux États, puisque la Palestine qu’il appelle de ses voeux, « du fleuve à la mer », doit à ses yeux être débarrassée de ses Juifs. Nul n’ignore, à l’inverse, que depuis les accords d’Oslo, l’Organisation de libération de la Palestine a fait sans ambiguïté le choix de reconnaître Israël, et que le président de l’Autorité palestinienne vient, dans une lettre adressée à Emmanuel Macron, de récuser dans les termes les plus clairs toute idée de collaboration avec le Hamas à la tête de l’État de Palestine.

« C’est à partir de cette réalité, et non en recourant à des arguties ne servant qu’à justifier un statu quo mortifère, qu’il faut bien chercher une issue politique à une tragédie qui n’a que trop duré. Qui peut encore prétendre, ou croire, que cette guerre pourrait se perpétuer, alors qu’en infligeant des souffrances infinies à des civils, elle n’a rien à voir avec de la légitime défense ? Qui ne voit qu’à se poursuivre, l’effusion de sang en cours ne laissera face-à-face que les tenants du pire, ceux qui n’envisagent d’autre avenir que dans l’élimination de l’Autre ?

« Empêcher l’existence d’un État palestinien laïque et démocratique ne fera que creuser davantage le fossé de haine entre les deux peuples, et créera un inépuisable vivier pour le terrorisme, notamment auprès d’une jeunesse privée de reconnaissance nationale et donc d’espoir. Ce sont également les bases mêmes d’Israël, comme l’« État juif et démocratique » que dessinait sa Déclaration d’indépendance, qui s’en retrouveraient inéluctablement sapées. Pas après pas, Messieurs Netanyahou, Ben Gvir ou Smotrich sont d’ailleurs en train de démanteler ces fondements, en substituant une visée ethniciste des plus glaçantes au principe de « complète égalité de droits sociaux et politiques à ses citoyens, sans distinction de croyance, de race ou de sexe », édicté par Ben Gourion le 14 mai 1948.

« Que vaut, au regard de pareils enjeux, la principale objection opposée à la reconnaissance de l’État de Palestine, à savoir qu’elle viendrait trop tôt ? Ne serait-ce pas, plutôt, qu’elle arrive bien tard, le plan de partage des Nations unies ayant vu le jour il y a 77 ans sans avoir été suivi d’effet, et la reconnaissance de l’existence du peuple palestinien par Yitzhak Rabin, avant qu’il ne soit assassiné par un terroriste israélien d’extrême droite, remontant déjà à 32 ans ? Ne devrions-nous pas nous accorder sur le fait que les destructions opérées à Gaza, autant que la colonisation incessante de la Cisjordanie et de Jérusalem-Est au mépris du droit international, risquent de ne laisser bientôt subsister, en lieu et place d’un État palestinien de plein droit, qu’un gigantesque cimetière, un champ de ruines et des terres arrachées de force à leurs occupants ?

« Et je ne parle pas de cette monstrueuse affirmation, émise jusque dans notre pays, selon laquelle il n’existerait pas de civils innocents dans les territoires où ont grandi les terroristes du 7 Octobre, ou que les enfants ne sauraient eux-mêmes échapper à la punition collective de Tsahal dès lors qu’ils peuvent avoir été éduqués dans la haine des Juifs. La laisser s’exprimer sans réaction reviendrait à se rendre complice de l’insoutenable. Je ne m’y résoudrai jamais. Tous les massacres de l’histoire, toutes les conquêtes éradicatrices de nations présumées menaçantes, tous les génocides ont été justifiés de cette manière.

« Parlons-nous franchement : au point où nous sommes rendus, demeurer dans l’ambiguïté n’est plus acceptable. Ou on laisse s’accomplir l’irréparable, l’entreprise du pouvoir israélien actuel pour éradiquer la question nationale palestinienne, jusqu’à l’écrasement total de Gaza sous ce tapis de bombes ayant déjà causé des dizaines de milliers de victimes, jusqu’à l’expulsion de leurs terres des Palestiniens de Cisjordanie, et jusqu’à l’exode de tout un peuple hors de sa patrie. Nul ne peut l’ignorer, cela portera à incandescence une détestation inexpugnable, continuera à dévaster le Proche-Orient pour de très longues décennies, interdira in fine à Israël de vivre en véritable sécurité. Ou l’on agit, avant qu’il ne soit trop tard, pour travailler à une solution politique basée sur la coexistence des deux nations, garantie par la communauté internationale, et un espoir pourra alors renaître.

« On me dit souvent que la succession des massacres rendrait les deux peuples sourds à une pareille perspective. L’expérience nous enseigne pourtant qu’à chaque fois qu’une issue pacifique s’est dessinée, l’aspiration à voir cesser l’horreur aura prévalu sur les logiques barbares. C’est la raison pour laquelle un Élie Barnavi, cette grande figure morale d’Israël, ou un Ami Ayalon, l’ancien directeur du Shin Bet, ne cessent d’exhorter les principales puissances du globe à forcer la porte du processus politique dont ne veulent à aucun prix les dirigeants actuels d’Israël, et que les Palestiniens n’ont pas présentement la force d’imposer.

« La France, les neuf États qui l’ont accompagnée dans la reconnaissance de l’État de Palestine, l’immense majorité des États membres de l’ONU qui les avaient précédés, l’ont fait. Ainsi ont-ils symboliquement marqué que la communauté des nations n’entendait plus qu’un peuple puisse être définitivement dépossédé de ses droits fondamentaux. Il faut d’ailleurs que les surenchères de l’ultradroite israélienne se soit révélée une impasse révulsant les opinions, pour que Donald Trump en vienne, timidement, à exiger un arrêt des bombardements à Gaza et à évoquer un règlement politique tournant le dos à ses rêveries, aussi absurdes que nauséabondes, de création d’une nouvelle « riviera » dans la région.

« Sans aucun doute, s’agit-il d’une ligne de crête. Pour qu’une paix juste autant que durable voit le jour, il conviendra de réparer les dégâts humanitaires causés par le blocus de l’enclave de Gaza, repartir de toutes les résolutions onusiennes depuis 1967 comme des esquisses de compromis ébauchées lors des négociations ayant suivi le processus d’Oslo, de définir des frontières sécurisées entre les deux États, d’assurer la continuité du territoire palestinien et son accès aux ressources essentielles, de déployer une force de protection des populations sous le contrôle des Nations unies. Il faudra également restaurer la souveraineté de l’OLP et de l’Autorité qu’elle dirige, de leur conférer les moyens de reconstruire Gaza et de reprendre le contrôle de la Cisjordanie, de les aider ce faisant à refouler l’islamisme totalitaire aux marges de la société palestinienne, de leur ouvrir l’accès à un développement économique à travers lequel le peuple palestinien pourra accéder à la liberté et à la démocratie. Tel est le prix à payer afin qu’une tragédie séculaire s’interrompe enfin.

« Entendez-moi bien : loin de moi l’idée de vous demander de vous engager dans la voie pour laquelle je plaide. Les Français juifs, comme n’importe lequel des citoyens et des citoyennes de notre pays, peuvent avoir des opinions diverses sur la question qui focalise aujourd’hui la situation internationale. Qu’ils soient indéfectiblement attachés à l’existence d’Israël n’en fera jamais les ambassadeurs d’un gouvernement qui fait honte à quiconque se veut fidèle aux valeurs d’un judaïsme humaniste. D’autant que ledit gouvernement se heurte à la levée en masse d’une ample partie de la société israélienne, celle qui ne supporte pas la mise en danger des otages du fait de la fuite en avant meurtrière de Benyamin Netanyahou, et qui ne veut pas laisser une droite illibérale étrangler l’état de droit et la vie démocratique dans le pays.

« Voilà, très précisément, ce que je vous reproche : lorsque vous paraissez engager le judaïsme hexagonal dans un soutien tacite à la politique du Premier ministre israélien, vous entretenez — involontairement, certes — une confusion préjudiciable à un climat déjà fort détérioré dans notre pays. Trop de pêcheurs en eaux troubles, se revendiquant hélas parfois de la gauche, s’emploient à attiser le brasier des affrontements communautaires et des assignations identitaires. Il n’est pas plus grande urgence que de leur opposer le rempart de la République, rassemblée dans l’universalisme qu’elle proclame par-delà ses frontières.

« Un dernier mot sur ce qui motive cette adresse. Il se trouve qu’en me renvoyant à mes origines ces derniers temps, d’aucuns m’ont reproché, pour les uns de trahir la cause palestinienne, pour les autres de manquer à la solidarité sans réserve qu’à leurs yeux il me faudrait afficher avec Israël. En tenant à distance les uns autant que les autres, je n’entends tout simplement pas tourner le dos à mon histoire et à mes engagements de toujours. Ceux d’une gauche héritière des Bernard Lazare, Émile Zola, Jean Jaurès ou Georges Politzer qui, depuis le combat pour la réhabilitation de Dreyfus, n’a jamais failli devant l’antisémitisme et son cortège d’obscurantismes et de pulsions détestables. Ceux des communistes français, dont je suis, qui ont pris fait et cause en faveur de la reconnaissance de l’autodétermination palestinienne, tout en restant fidèles à leur histoire sous l’occupation et aux côtés de la Main-d’Oeuvre immigrée ; jusqu’à la formation du Comité général de défense juive en 1943, dont le Crif fut issu l’année suivante, ils se seront honorés en permettant à la Résistance juive, dans sa diversité, de participer à la reconstruction de la France une fois la Libération venue.

« Dit autrement, c’est une autre voix de gauche que je voulais vous faire entendre à l’occasion d’un anniversaire qui nous laisse toujours traumatisés. Une voix que je trouvais trop peu entendue par les temps qui courent… »




































































Christian_Picquet

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