La crise française à son point de bascule
Inutile, dans ces colonnes, de s’y appesantir : la crise politique et institutionnelle qui, sur fond d’incandescence sociale, secoue la France depuis de très longs mois, s’avère inédite dans sa gravité depuis celle qui aura emporté la IV° République, voici presque 70 ans. C’est toutefois l’absence de dénouement prévisible de ces convulsions incessantes qui décontenance, ou désespère, nos compatriotes. Comment en irait-il autrement ? La succession des événements depuis la chute de François Bayrou et la nomination de Sébastien Lecornu à Matignon parle d’elle-même. Elle aura été suivie d’une interminable séquence de prétendues concertations du nouveau Premier ministre avec les partis représentés au Parlement, puis de la nomination d’un gouvernement ayant implosé en quatorze heures sous l’effet des contradictions minant un « socle commun » dorénavant privé de toute consistance, avant que l’hôte de l’Élysée ne manifeste qu’il entendait demeurer le seul « maître des horloges » en renommant le même chef de gouvernement. Lequel se sera cependant senti contraint d’annoncer la « suspension » de la réforme des retraites jusqu’à l’élection présidentielle, et son renoncement à utiliser l’article 49-3, pour prix de la non-censure attendue de l’Assemblée nationale. Des rebondissements en série qui n’auront pas tardé à révéler les pièges dans lesquels une partie de l’opposition de gauche, en l’occurrence le Parti socialiste, pourrait se retrouver enfermée après avoir fait le choix risqué, le 16 octobre, de ne pas censurer à cette étape l’exécutif. L’objectif de trouver des compromis budgétaires dans l’Hémicycle se sera tout d’abord heurté à la volonté du Premier ministre d’échanger la possibilité de quitter l’activité avec 170 trimestres, à l’âge de 62 ans et neuf mois — concession non négligeable faite à une pression populaire ininterrompue depuis deux ans, puisqu’elle devrait concerner plusieurs centaines de milliers de salariés dès cette année — contre un projet de budget copié, à quelques nuances près, sur le « musée des horreurs » qui avait entraîné le départ de Monsieur Bayrou. Il aura ensuite été contrarié par le refus réitéré, de la part du « socle commun » et du Rassemblement national, de la taxe Zucman ou d’un nouvel impôt sur la fortune, la copie de Monsieur Lecornu allant même à l’origine jusqu’à diviser par deux la contribution exceptionnelle que Michel Barnier s’était résolu à demander aux plus hauts patrimoines dans le budget 2025. Il aura également été contredit par une loi de financement de la Sécurité sociale qui prévoit de sabrer durement les dépenses de santé, avec des déremboursements de médicaments et de consultations, ainsi que, sous l’appellation d’« année blanche », de geler les pensions comme les prestations sociales en 2026, une hausse inférieure à l’inflation étant par la suite prévue jusqu’en 2030. Depuis le début, plane au surplus sur les affrontements budgétaires la menace de voir le gouvernement recourir à une misérable astuce institutionnelle : laisser les tractations dépasser les soixante-dix jours fixés par la Constitution pour, en vertu de son article 47 alinéa 3, faire passer par ordonnances le budget dans la version initialement proposée aux parlementaires. L’imbroglio aura été porté à son paroxysme lorsque le chef de l’État se sera publiquement distancié de son Premier ministre en n’assumant qu’un « décalage » provisoire de l’application de la réforme Borne sur les retraites, et non sa « suspension ». Dit autrement, si rien ne vient empêcher l’équipe gouvernante de nuire, et en dépit des concessions de Sébastien Lecornu, que les organisations syndicales auront justement qualifié de premier succès du mouvement social, des millions d’hommes et de femmes pourraient, au final, demeurer les victimes désignées de « l’effort » de 39 milliards d’euros (soit une infime différence avec les 44 milliards du plan Bayrou) autour desquels l’hôte de Matignon aura construit ses textes budgétaires, sous le contrôle toujours aussi sourcilleux de son mentor élyséen. D’un Premier ministre à l’autre, même si les députés auront cette fois récupéré un peu de leur liberté de délibération, la logique de départ sera restée identique : faire payer aux moins fortunés, à l’action publique et aux collectivités territoriales, une dette et des déficits publics creusés par les politiques conduites, ces dernières années, au service exclusif du capital. De quoi entretenir dans l’opinion le sentiment que l’arène parlementaire n’était plus qu’un théâtre d’ombres et que l’état cataclysmique du pays allait se poursuivre et même s’aggraver. Avec les conséquences que le grand nombre est en droit de redouter…
Tout cela, à bien y regarder, n’aura été qu’une confirmation. Nous n’avons pas affaire à une simple instabilité conjoncturelle, engendrée par l’inexistence d’une majorité politique dans le pays et à l’Assemblée nationale. Mais à une crise profonde, qu’aggravent actuellement les arrières-pensées des hauts personnages gouvernant la France, lesquels ne cherchent qu’à préserver leurs choix politiques en échec total et leur pouvoir vacillant.
FIN DE RÈGNE, FIN D’ÉPOQUE…
Le ressort premier de cette situation d’une exceptionnelle gravité est à rechercher dans la sécession, aussi insidieuse qu’extrêmement profonde, d’une large majorité de notre peuple envers une gestion néolibérale qui, en quelques décennies, aura jeté la France dans une stagnation économique et une désindustrialisation catastrophiques, la destruction méthodique des protections associées à son modèle républicain et à ses services publics, l’aggravation sans fin des inégalités et singulièrement d’une injustice fiscale heurtant frontalement l’aspiration populaire à l’égalité, une fragmentation sociale et territoriale minant l’identité même de la nation, la précarisation grandissante de la société et plus particulièrement d’une jeunesse que le délitement du système scolaire laisse sans horizon.
Autant de facteurs qui auront contribué à généraliser dans la population la peur de l’avenir et ce sentiment de déclin qu’avive en permanence une perte de souveraineté provoquée par la soumission de tous les gouvernements aux dogmes d’une construction capitaliste de l’Europe aujourd’hui confrontée à sa faillite. Sentiment que ne peut qu’accentuer l’inféodation de l’Hexagone aux vues de la citadelle impériale nord-américaine, matérialisée par sa présence dans l’Alliance atlantique. Voilà qui explique, sur les deux années écoulées, que la contre-réforme des retraites, imposée par un 49-3 alors qu’elle ne disposait d’aucune majorité à l’Assemblée nationale et dans le pays, ait à ce point catalysé le rejet du macronisme.
Ici, trouve sa source la phénoménale perte de légitimité de l’ensemble des formes de représentation institutionnelle, des mécanismes électoraux traditionnels aux scrutins professionnels. À voir leurs attentes systématiquement ignorées par les sommets de l’État, à constater que le résultat de leurs votes était constamment bafoué — le dernier exemple en date ayant été le refus d’Emmanuel Macron de prendre acte de sa défaite aux législatives anticipées qu’il avait lui-même provoquées l’an passé —, et à subir l’avalanche des régressions comme autant d’affronts à leurs attentes, un très grand nombre de citoyennes et de citoyens en seront arrivés à éprouver de l’aversion pour la politique (avec pour principale retombée cet abstentionnisme populaire qui, à des degrés divers, n’épargne plus aucune consultation), voire à s’abandonner à ce geste de désespoir qu’est, pour beaucoup d’entre eux, le vote en faveur de l’extrême droite.
Par leur dynamique cumulative, ces phénomènes auront fini par ébranler ce qui constituait, depuis ses origines, la clé de voûte de la V° République, à savoir la fonction présidentielle. La crise sociale devenue crise politique se sera transformée en crise de régime ouverte, dès lors qu’au-delà de l’autorité de l’occupant du Trône élyséen, c’est la colonne vertébrale des institutions elle-même qui se sera trouvée atteinte. L’historien Christophe Prochasson le pointe avec pertinence : « L’instabilité est un symptôme, pas la cause. Ce qui est aujourd’hui en péril, c’est le régime tel que nous le connaissons : celui d’un président de la République dominant, appuyé sur une majorité disciplinée. Ce modèle, celui du ‘’président monarque’’, a structuré la vie politique française pendant soixante ans. Mais il ne fonctionne plus » (Le Nouvel Obs, 9 octobre 2025).
À dire vrai, l’actuel tenant du titre n’aura fait que porter à son comble un processus engagé sous ses prédécesseurs. Charles de Gaulle, campé dans la posture bonapartiste qui lui avait permis d’incarner une issue à la désintégration de la IV° République, avait imaginé un « État fort » reposant sur le lien direct supposément noué entre le peuple et le magistrat suprême. Cette construction, quoique reposant sur la centralité proclamée du pouvoir présidentiel, n’en préservait pas moins un relatif équilibre entre l’exécutif, les Assemblées et les « corps intermédiaires ». Ce que voulait, par exemple, signifier le fameux article 20 de la Constitution, en stipulant : « Le gouvernement détermine et conduit la politique de la nation. Il dispose de l’administration et de la force armée. Il est responsable devant le Parlement… » Au fil du temps, chacun des successeurs du Général aura toutefois réduit le fonctionnement des institutions à un présidentialisme de plus en plus déconnecté des réalités du pays. Un régime, pour tout dire, qui aura conservé les traits du bonapartisme gaullien originel, mais sans Bonaparte à même de l’incarner…
Voici quelques années déjà, le constitutionnaliste Paul Alliès avait mis le doigt sur les trois transformations subies, dans ce cadre, par la V° République (in Le Rêve d’autre chose, Don Quichotte éditions 2017) : lorsque se sera opérée une « disjonction entre les qualités requises pour gagner l’élection et celles requises pour bien gouverner » ; lorsque, « une fois élu, le président (n’aura plus été) tenu d’appliquer un programme censé avoir été débattu et voulu par les citoyens » ; et lorsque se sera instaurée une « déresponsabilisation problématique du pouvoir exécutif », l’usage répété du 49-3 ne faisant que dissimuler l’emprise croissante d’administrations aussi acquises à la vulgate néolibérale qu’inamovibles quel que soit le verdict des urnes. C’est ainsi qu’Emmanuel Macron, croyant que sa promesse de restauration d’un pouvoir « jupitérien » pouvait tenir lieu de modernisation de l’action publique, aura fini par devenir le symbole honni du mépris de ceux qui dirigent envers le peuple et la démocratie. Une déréliction entamée dès l’affaire Benalla en 2018, poursuivie avec l’irruption des « Gilets jaunes » l’année suivante, et achevée avec l’immense déferlante sociale s’étant dressée en 2023 contre le passage à 64 ans de l’âge du départ à la retraite.
UNE BOURGEOISIE DÉPOURVUE DE PROJET
Si la crise française prend néanmoins la tournure qu’on lui connaît présentement, c’est qu’elle réfracte la panne de projet affectant la classe possédante. Le général de Gaulle avait conçu sa V° République comme l’instrument permettant à la France de s’adapter au contexte des Trente Glorieuses et de la réorganisation des rapports de force mondiaux tels qu’ils s’exprimaient à l’époque. Il s’agissait, d’un même mouvement, d’infliger une défaite politique au mouvement ouvrier et à ses partis, de se débarrasser du fardeau que représentait « l’Algérie française » au terme d’une sale guerre perdue par le colonialisme, et de lever les entraves à l’essor des secteurs industriels et financiers alors dominants.
C’est ce à quoi visait l’installation de ce que l’on aura désigné comme un « capitalisme monopoliste d’État », retrouvant de l’indépendance dans l’affrontement avec ses concurrents internationaux. D’où ces actes, au plus haut point symboliques, qu’auront été, au service de ce redéploiement du capitalisme français, le retrait du commandement intégré de l’Otan, la prise de distance envers les États-Unis sur l’échiquier planétaire, ou encore la création d’une force nucléaire indépendante. Cornelius Castoriadis, en juillet 1958 dans la revue Socialisme ou Barbarie, n’avait pas tort de relever que le capitalisme français devait à ce moment passer « à une structure moderne, correspondant aux conditions de l’époque, dont le modèle est donné par les États-Unis, l’Angleterre ou l’Allemagne occidentale. Il doit liquider ses éléments d’arriération, rationaliser son organisation d’ensemble, se donner un État et un gouvernement » (in La Société française, 10/18 1979).
À l’exception des deux premières années du mandat de François Mitterrand — où aura été tentée une relance par la consommation populaire et la récupération de la maîtrise publique des banques et de grands groupes industriels —, les présidences suivantes se seront engagées dans une rupture avec cet héritage, afin de s’adapter au nouveau contexte de la globalisation néolibérale. Au prix de ces innombrables régressions qui auront aujourd’hui conduit la France au bord du précipice. Émanation directe du monde de la finance, Emmanuel Macron aura néanmoins tenté d’ouvrir une nouvelle perspective au capital. Mais elle n’était qu’illusion.
Accentuant encore la présidentialisation des institutions, écrasant le débat citoyen et marginalisant les Assemblées élues sous une hyper-communication pilotée depuis le Château, offrant à la technostructure une place encore plus prépondérante que par le passé, recourant aux techniques du management d’entreprise pour faire fonctionner la machine étatique, il aura cherché à transformer radicalement le mode de direction politique du pays. Dans l’objectif affiché de transformer notre pays en « start-up nation », il aura cherché à accentuer la dérégulation de l’économie, à mettre en pratique la fameuse théorie du « ruissellement » consistant à alléger toujours davantage la contribution des grandes fortunes et des gros actionnaires aux besoins de la nation, à en finir simultanément avec ce qui demeurait du « pacte social » hérité de la Libération, à favoriser l’avènement d’un capitalisme numérique inspiré du prétendu « modèle californien », à encourager l’individualisation du salariat.
Ce césarisme putatif se sera, in fine, abîmé sur son incapacité à susciter l’adhésion populaire. Il laisse maintenant sans visibilité une bourgeoisie qui constate que le modèle néolibéral et libre-échangiste, l’ayant inspirée sans discontinuer quatre décennies durant, a totalement perdu sa force propulsive. Et qui doit, dès lors, retrouver des marges de manoeuvre nouvelles au sein d’un ordre mondial qui se fragmente et voit se déchaîner les compétitions entre puissances et multinationales. Avec sa vision très libérale du futur, ce qui nous sépare fondamentalement, Nicolas Baverez exprime la défiance montante des dominants envers le clan qu’ils avaient plébiscité voici huit ans : « L’histoire du XXI° siècle a basculé. Un nouvel âge des empires s’est ouvert, structuré autour de zones d’influence où la force prime le droit. La paix est impossible et la guerre omniprésente, sur fond de libération de la violence et de décomposition des institutions et des règles qui la contenaient. La mondialisation a éclaté en blocs économiques, commerciaux et monétaires entre lesquels il n’existe plus de régulation autre que les rapports de puissance et l’arsenalisation des échanges, des flux de capitaux, des technologies, de l’énergie et des matières premières. L’Europe, qui prétendait fonder la paix sur le commerce et le droit et qui misait sur la taille de son marché pour asseoir son influence politique, se trouve menacée de vassalisation. (…) L’instabilité politique chronique et la désintégration des institutions de la V° République font de la France l’homme malade d’une Europe qui s’adapte à la nouvelle donne mondiale… » (Le Point, 9 octobre 2025).
DÉSINTÉGRATION À TOUS LES NIVEAUX
C’est parce qu’elles procèdent de ces facteurs structurels que les secousses politiques s’enchaînent et que les Français n’en perçoivent pas l’issue. Chaque échéance voit, au contraire, le champ politique se fracturer à l’infini, jusqu’à devenir totalement illisible. Ainsi, à l’occasion de la désignation du dernier exécutif gouvernemental, le parti Les Républicains aura-t-il littéralement implosé, sans même qu’un affrontement entre des lignes politiques opposées viennent le justifier publiquement. De même, la formation présidentielle aura-t-elle simultanément assisté à la fuite éperdue de ses ténors, effrayés devant la perspective de subir une sévère déroute en cas de retour aux urnes. Et, alors que la situation tournait à la farce grotesque au sommet de l’État, la gauche se montrait, quant à elle, incapable d’ouvrir un chemin de clarté : elle se trouve, en effet, écartelée entre une France insoumise s’enfermant dans une stérile rhétorique antisystème censée en faire l’unique opposant du Rassemblement national, et un Parti socialiste dont une des composantes cherche manifestement, et prioritairement, à regagner un électorat macroniste en pleine déconfiture.
Comment, dans ces conditions, l’opinion n’oscillerait-elle pas entre « dégagisme » et peur du chaos, les mêmes citoyens pouvant d’ailleurs passer sans transition d’une attitude à l’autre ? Les équilibres politiques n’en deviennent, au fil des semaines, que plus fragiles et aléatoires. Malgré le brouillard qui se répand sur l’échiquier politique, la colère n’aura pas faibli face aux terribles régressions dont les choix gouvernementaux menacent le corps social. Elle aura même, grâce au deux journées de grèves et de manifestations appelées en cette rentrée par l’intersyndicale, permis que la question sociale revienne au coeur des confrontations. Ce qui se traduit par le fait que le pouvoir d’achat, le devenir du système de santé ou le besoin de justice fiscale arrivent le plus souvent en tête des préoccupations des Français, avant les questionnements que suscitent l’insécurité ou l’immigration dans une société travaillée depuis des décennies par les discours haineux de l’extrême droite. C’est d’ailleurs sous ce rapport qu’il convient d’apprécier comme un premier succès la « suspension » de la contre-réforme des retraites, en dépit des équivoques ayant accompagnées son annonce par le Premier ministre.
Il n’en reste pas moins qu’une configuration à ce point porteuse de tensions se révèle de nature à nourrir les tentations les plus contradictoires, à commencer par celle du retour à l’ordre. L’enquête « Fractures françaises », réalisée par Ipsos-BVA, permet encore de le vérifier en ce mois d’octobre, lorsque 85% des personnes sondées — pourcentage en progression de quatre points — adhèrent à l’idée qu’il faudrait « un vrai chef en France pour remettre de l’ordre » (Le Monde, 21 octobre 2025). De quoi conforter la stratégie du Rassemblement national. Aux yeux d’une classe dirigeante de plus en plus inquiète de turbulences pouvant demain la contraindre à lâcher du lest devant la pression du monde du travail et de ses organisations, l’extrême droite s’emploie à valoriser l’influence électorale dont elle dispose désormais comme un gage de retour à la stabilité.
La menace n’est sans doute pas, au stade actuel, l’instauration d’un fascisme qui s’inspirerait de ses précédents historiques d’avant-guerre. Elle vient plutôt d’une possible solution autoritaire, d’un nouveau bonapartisme ou d’un trumpisme à la française. À défaut de proposer une sortie cohérente de la crise française, un dénouement de ce type se prévaudrait au moins de sa volonté de restaurer l’ordre institutionnel. La grande nouveauté de la séquence en cours est, à cet égard, d’assister à l’amorce de grands reclassements d’une extrême dangerosité : avec un RN qui n’hésite plus à édulcorer ses promesses sociales d’antan (jusqu’à maintenant s’opposer, à l’Assemblée, à toute atteinte fiscale aux privilèges des mieux dotés) ; avec une aile du patronat qui appréhende positivement une telle éventualité, et l’aura manifesté bruyamment à l’occasion des journées d’été du Medef : et avec un large pan de la droite traditionnelle qui s’avance ouvertement sur le chemin de l’alliance avec le national-lepénisme, en acceptant l’hégémonie politique et idéologique de ce dernier. Ne négligeons pas le sens que revêtent, ces derniers temps, des événements révélant une tendance lourde, de l’appel d’un Bruno Retailleau à battre la gauche au profit du candidat d’Éric Ciotti lors de la récente législative partielle en Tarn-et-Garonne, aux exhortations de plus en plus bruyantes à réaliser « l’union des droites », en passant par les nombreuses invitations à faire sauter le « barrage républicain » qui avait jusqu’alors empêché l’extrême droite de se hisser jusqu’au pouvoir.
NE PAS SE TROMPER DE TERRAIN DE BATAILLE
En un pareil moment, les responsabilités de la gauche sont immenses. Elle doit néanmoins ne pas céder à l’illusion selon laquelle il serait possible d’affirmer une alternative d’espoir en se contentant d’user de toutes les possibilités que lui offrent les mécanismes institutionnels à sa disposition. Parlons en toute franchise, il n’est pas en soi infamant, comme s’y emploient les députés socialistes, le plus souvent avec d’autres groupes progressistes, de chercher à bâtir des majorités parlementaires autour de mesures budgétaires allant dans le sens de la justice sociale et fiscale. La décomposition de la Macronie, les dissensions traversant la droite traditionnelle, l’inexistence de majorité dans l’Hémicycle peuvent justifier pareille démarche. Après tout, les formations du Nouveau Front populaire se seraient engagées dans cette direction, au sortir des législatives anticipées de 2024, si le président de la République avait accepté le verdict des urnes et désigné un Premier ministre issu du bloc arrivé en tête. Encore convient-il, face à un pouvoir qui manoeuvre et ne veut renoncer à aucun de ses fondamentaux néolibéraux, même s’il a consenti à « suspendre » la contre-réforme emblématique des quinquennats macroniens, de rendre la démarche lisible pour le monde du travail et les catégories populaires. Ce qui suppose de construire avec ceux-ci le rapport de force politique et social indispensable, et de se garder de l’enfermement dans ce qui peut apparaître comme un jeu de dupes au sein de l’enceinte parlementaire.
À l’inverse, ni le vote d’une motion de censure mettant en échec la énième tentative d’un pouvoir totalement discrédité de se maintenir au gouvernail contre la majorité du pays, ni une dissolution de l’Assemblée qui pourrait s’en suivre, ni même une présidentielle anticipée n’ouvriraient, par elles-mêmes, une perspective favorable à notre peuple. Il est, là encore, parfaitement légitime, au vu du projet de budget et de la loi de financement de la Sécurité sociale, qu’une large majorité des députés de gauche ait décidé de signifier son congé à Monsieur Lecornu en le censurant. Cela dit, dès lors que la majorité requise pour faire tomber le gouvernement ne peut être atteinte que si les députés de gauche et d’extrême droite mêlent leurs voix, un tel vote ne représente pas, en soi, un débouché positif aux attentes populaires.
S’il est parfaitement juste de vouloir, de cette manière, en appeler à la souveraineté des citoyennes et des citoyens pour dénouer le blocage du débat parlementaire, rien ne dit toutefois que celle-ci trancherait en faveur d’une visée progressiste. Dans la configuration actuelle, et plus encore dans le cadre d’un mode de scrutin imaginé pour favoriser les partis paraissant les plus crédibles pour accéder aux affaires, c’est par une poussée de l’extrême droite, accompagnée par une droite qui ne cesse de lui faire la courte échelle, que pourrait se traduire un retour aux isoloirs. À l’inverse de ce qu’avaient été les résultats du 7 juillet 2024. Raison pour laquelle l’attitude devant une motion de censure n’est pas, à gauche, la ligne de partage entre radicalité et compromission, les procès en trahison instruits par les Insoumis à l’endroit des socialistes ne faisant qu’ajouter de la confusion à une situation qui n’en a nul besoin.
La gauche, certes, n’a jamais eu peur de l’expression du peuple souverain. De ce fait, si Emmanuel Marron devait prochainement demander aux Français de désigner de nouveaux représentants, il faudrait s’engager avec détermination dans la mêlée. Non, c’est l’évidence, en renouvelant les expériences de la Nupes et du Nouveau Front populaire, constructions politiques qui auront fini par éclater sous l’effet de la stratégie aventuriste autant que minorisante de La France insoumise et des divisions qu’elle aura provoquées. Mais en s’attachant à mettre en oeuvre une autre méthode de rassemblement populaire, afin de faire élire dans chaque circonscription les candidates et candidats les mieux placés pour battre les nationaux-lepénistes et ceux qui veulent s’allier à eux. La lucidité serait particulièrement de mise pour relever efficacement les défis d’un moment où il est singulièrement difficile, pour les électeurs et les électrices, d’effectuer un choix dans la clarté.
Quant à demander le départ du premier personnage de l’État, comme le font les amis de Jean-Luc Mélenchon en déposant régulièrement des résolutions de destitution au Palais-Bourbon, la démarche s’avère pour le moins paradoxale. Sans doute ont-ils raison de considérer qu’Emmanuel Macron se révèle le premier responsable du chaos dans lequel nous vivons, et sans doute l’irresponsabilité que la Loi fondamentale assure au monarque durant l’exercice de son mandat est-elle devenue insupportable à notre peuple. Mais l’une des racines principales de la crise vient aussi, précisément, du fonctionnement d’institutions qui permettent aux Princes, une fois élus, de jouir de pouvoirs exorbitants et de piétiner s’ils le désirent les aspirations de la nation. Le scrutin de 2022, dans les conditions et délais pourtant prévus par la Constitution, avait déjà vu le tenant du titre s’asseoir sur le jeu démocratique en refusant de débattre de son programme, devant le pays et avec ses concurrents. Qu’en serait-il d’une consultation anticipée, qui réduirait la campagne à sa plus simple expression, empêchant une fois de plus que le corps électoral puisse s’emparer pleinement des enjeux ? Il est plus que surprenant, et disons-le navrant, qu’une formation et son leader, quoique se revendiquant à tout propos de la VI° République, choisisse la procédure la plus présidentialiste pour remplacer le personnage qui se prenait pour Jupiter, et qu’ils le fassent en dépit du danger planant présentement sur le devenir de la République.
ARRACHER DES VICTOIRES, S’APPUYER SUR L’INTERVENTION POPULAIRE
Rien, absolument rien, n’est à ce stade joué. Le pays se retrouve au carrefour de chemins qui vont déterminer son avenir, il hésite, et seule la dynamique des propositions qui lui seront faites détermineront l’issue de la séquence qui vient de s’ouvrir. C’est la raison pour laquelle rien n’est plus important que d’éclairer les consciences sur la réalité des choix en présence. De démasquer l’imposture par laquelle les chefs du RN se prétendent les porte-parole des milieux populaires, tout en défendant par leurs votes au Palais-Bourbon les intérêts égoïstes des privilégiés de la naissance et de la fortune. De montrer avec précision que rechercher une issue à la crise actuelle exige d’aller à la racine du problème posé à la France : ce que lui coûte le capital, à travers des politiques qui s’efforcent de répondre à ses besoins d’accumulation, mais qui ne réussissent qu’à appauvrir le plus grand nombre de ses habitants, celles et ceux qui ne vivent que de leur travail. De prendre appui sur un mouvement populaire auquel son ampleur inédite en cette rentrée confère la possibilité de bouleverser la donne et de redistribuer les cartes politiques.
Il importe, en ce sens, de saluer l’appel des huit organisations de l’intersyndicale, ce 20 octobre : « Pour nos organisations syndicales, la suspension ne peut qu’être un préalable à l’abandon de la réforme in fine. Le budget présenté par le gouvernement fait encore porter l’essentiel des efforts sur le monde du travail. C’est à nouveau un budget d’austérité avec des mesures inacceptables pour la population. (…) Avec l’abandon du 49-3, l’adoption de l’ensemble de ces mesures va reposer sur les parlementaires. L’intersyndicale leur demande de supprimer les mesures d’austérité annoncées et d’élaborer un budget de justice sociale et fiscale garantissant un haut niveau de protection sociale, des services publics renforcés et des investissements vers une transition écologique et industrielle juste et de haut niveau. Nos organisations appellent les travailleuses et les travailleurs et leurs syndicats à maintenir la pression et leurs revendications par des actions dans les entreprises, les services et administrations, par différentes initiatives, organisations de réunions d’information, assemblées générales du personnel… »
Se situer à la hauteur des exigences exprimées par des forces ayant été capables de rassembler l’écrasante majorité du peuple en 2023, représentant toujours des millions de salariés, et ayant su maintenir leur unité par-delà toutes leurs différences, c’est avoir le courage d’en finir avec le chantage à la dette. Même le secrétaire nord-américain au Trésor vient d’ailleurs de le reconnaître pour son pays, en expliquant qu’il fallait reprendre le contrôle du financement de l’économie, réorienter l’argent de l’État vers les secteurs industriels stratégiques, et cesser de subir la loi des marchés pour gérer l’endettement public. Chacun sait quel crédit il convient d’accorder à l’action de l’administration Trump lorsqu’il s’agit de défier la finance. Mais le propos de Monsieur Scott Bessen a au moins pour vertu de commencer à dissiper l’épaisse brume que s’attachent à répandre les tenants de la pensée unique libérale. Pour relancer l’économie, il importe d’abord de créer de la richesse et de l’emploi, de favoriser la consommation populaire, d’aller chercher l’argent où il se trouve, et de prendre la main sur son utilisation.
Arracher des victoires est possible et nécessaire, si l’on veut redonner de l’espoir à notre peuple. Cela demande que l’on récuse tout à la fois les tentations du compromis parlementaire à n’importe quel prix, car elles engendreraient seulement de la déception, et celles de l’ultimatisme prétendument radical, qui finissent toujours par nourrir le sentiment d’impuissance. Afin de rassembler le plus largement possible et de transformer le rapport des forces, chaque avancée devra plutôt être le fruit d’une bataille d’idées acharnée autant qu’audacieuse, avec pour objectif de susciter l’intervention populaire. Et si cette bataille de clarification venait à échouer devant l’intransigeance d’une Macronie et d’une droite jouissant de la complicité des amis de Madame Le Pen, si donc le vote d’une motion de censure par toute la gauche débouchait sur une dissolution, le combat électoral qui suivrait en serait positivement éclairé.
C’est pourquoi, comme le demandent les communistes, il faut aller vers l’abrogation pure et simple de la réforme Macron-Borne, afin de rouvrir le débat sur une autre réforme, de justice, du système des retraites. Augmenter les salaires et les pensions, tout en faisant avancer l’égalité professionnelle entre hommes et femmes, ce qui augmenterait immédiatement les rentrées de cotisations au bénéfice de la protection sociale. Taxer les très hauts revenus comme les revenus du capital, conditionner rigoureusement les aides aux entreprises (estimées à 211 milliards par une commission d’enquête pluraliste du Sénat, dont le rapporteur était certes communiste, mais dont le président… était issu du groupe Les Républicains), et commencer à récupérer celles qui n’ont servi qu’à engraisser les dividendes des actionnaires des plus grandes entreprises. Revenir sur l’augmentation du budget militaire exigée par l’administration Trump à l’occasion du dernier sommet de l’Otan. Créer un fonds d’avances de 100 milliards d’euros, dès l’an prochain, pour l’investissement, l’emploi et la formation dans l’industrie et les services publics.
Au fond, la discussion budgétaire en cours traduit à son niveau l’affrontement autour des trois enjeux fondamentaux de l’heure : le travail, qui doit redevenir le « parti pris » de la gauche, afin qu’il soit le levier du redressement du pays, tout en devenant un vecteur d’émancipation du grand nombre et de libération des capacités créatrices qu’étouffe un capitalisme en crise ; la reconstruction de la République, qui en devenant sociale doit à la fois se faire protectrice, réhabiliter l’action publique afin qu’elle pût s’imposer aux logiques mortifères du capital en favorisant le renouveau industriel comme écologique du pays, et permettre au peuple autant qu’aux travailleurs de conquérir le pouvoir souverain de décider de l’avenir, à la cité comme à l’entreprise ; la récupération par la France d’une voix forte et surtout indépendante, afin qu’elle pût défendre par-delà ses frontières, et à l’encontre notamment d’une Union européenne minée par des intérêts de plus en plus contradictoires, des propositions de paix, de justice et de coopération entre les peuples. C’est autour de ces questions que devront s’organiser les débats futurs sur l’alternative à porter devant le peuple de France.
J’en termine sur un constat. Il est inédit, à deux ans d’une présidentielle, que nous soyons amenés à dresser le bilan d’un régime en proie à son agonie précoce. Je n’ai pas l’habitude de me citer moi-même, mais ayant eu la curiosité de relire que ce que j’écrivais au lendemain de la première élection d’Emmanuel Macron, je me suis surpris à considérer que je n’aurais rien à ajouter maintenant à ma conclusion d’alors : « Malgré tout son talent, et l’on aurait tort de le sous-estimer, il pourrait cependant finir comme l’un de ces potentats sourds à la souffrance du peuple, dont le publiciste Leroy-Beaulieu disait, au XIX° siècle : ‘’ Il ne traite pas la France comme une victime ou une conquête ; mais il la traite volontiers comme une écolière. Il se constitue le pédagogue du pays. (…). Il le met sous tutelle, il se croit investi du droit de lui apprendre, à ce grand pays, ce qu’il doit vouloir, savoir et faire.’’ Toute notre histoire en fait foi : l’ivresse de la puissance (l’hubris dont se méfiaient tant les philosophes athéniens), l’explosion démesurée de l’ego, l’omnipotence illusoire d’un magicien prétendant guérir jusqu’aux écrouelles finissent généralement mal ». Nous y sommes…
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