Avec Jaurès, engager la nouvelle bataille laïque
Le 9 décembre 1905, la loi de Séparation de l’Église et de l’État marquait la défaite du cléricalisme et de l’obscurantisme. Elle avait été précédée, et elle fut suivie, d’autres textes législatifs, dont l’adoption nécessita l’engagement déterminé de la gauche et des forces progressistes. Car la bataille fut rude et longue contre les forces conservatrices coalisées, la laïcité proclamant la liberté de conscience et, de ce fait, l’égalité des droits pour chacune et chacun, sans distinction d’origine et de conviction philosophique ou religieuse. Expression des principes fondateurs de la République, la victoire de 1905 imposa que le fait religieux soit désormais considéré comme une affaire privée, et elle fit de l’esprit critique la condition de la souveraineté populaire. 120 ans plus tard, force est de constater que le combat est toujours à livrer. Les intégrismes de tout poil, les courants identitaires, les extrêmes droites n’ont en effet pas renoncé à faire prévaloir leurs conceptions du monde, qui fracturent la société et opposent entre eux les êtres humains. Pour le plus grand profit du capital qui n’est jamais aussi fort que lorsque ses adversaires sont divisés. D’hier à aujourd’hui, la laïcité est donc de nouveau un enjeu fondamental pour notre camp politique et social. Jaurès, avec Aristide Briand, fut l’un des artisans du succès remporté contre la réaction. Ses textes de l’époque conservent une actualité brûlante. C’est la raison pour laquelle la fédération de Haute-Garonne du Parti communiste français avait, cette année, décidé de consacrer, le 5 septembre, sa commémoration annuelle de la naissance du grand tribun, à son riche apport à la bataille laïque. J’y ai participé, aux côtés de Gilles Candar, le président de la Société d’études jauressiennes, et de Rémy Cazals, universitaire lui aussi spécialiste de l’oeuvre de Jean Jaurès. Je reproduis ci-dessous ma communication à ce colloque
« Notre ami Jean-Paul Scot, éminent spécialiste de la question laïque, écrivait il y a dix ans que Jaurès avait joué un rôle capital dans la conception et la mise en oeuvre de la loi de 1905.
« De fait, depuis la fin du XIX° siècle et jusque peu après son célèbre discours Pour la laïque devant la Chambre en 1910, il aura oeuvré à ce petit bijou qu’est la laïcité républicaine. Bijou au sens où cette loi s’appuie sur une conception philosophique s’inscrivant dans le prolongement des Lumières, où elle se trouve portée par la conception singulière de notre République née de la Grande Révolution, et où elle s’inscrit dans la perspective de l’émancipation humaine qui est celle du socialisme et du communisme.
« En clair, la raison laïque, qui a marqué de son empreinte la loi de Séparation, vise à libérer les êtres humains de tout despotisme politique et de toute transcendance inquisitoriale. D’un côté, en exprimant son attachement à la liberté des individus, elle est un principe de limitation du pouvoir politique dans tout ce qui pourrait entraver la liberté de conscience des êtres humains. Et, en même temps, elle affirme hautement la souveraineté de l’État, auquel revient la charge de garantir l’obligation pour chacune et chacun de respecter l’ordre public régi par la loi civile, contre toute soumission à une prétendue loi divine.
« De ce point de vue, on le souligne trop peu dans les controverses accompagnant de nos jours la question de la laïcité en France, le 9 décembre 1905 aura établi une dialectique subtile entre l’État et la République. C’est, en effet, à l’État qu’il appartient de se séparer de l’Église — on dirait aujourd’hui des Églises —, et c’est la République qui assure la liberté de conscience. C’est donc bien la République qui fonde l’État, et non l’inverse, et c’est pour cette raison que l’État se voit interdire tout empiètement autoritaire contre la liberté de conscience.
« En ce sens, cette loi est donc bien davantage qu’une disposition d’ordre public, elle repose sur une révolution conceptuelle par laquelle la République et l’État qui la sert combattent en faveur de la concorde entre les opinions et croyances.
« Des discours et articles nombreux de Jaurès, tout au long des années où il fut le combattant de la laïcité, je voudrais particulièrement retenir trois traits distinctifs, qui nous parlent singulièrement aujourd’hui.
« Je fais ce choix parce que nous sommes entrés dans un nouveau moment laïque majeur de l’histoire politique de la France. Il y aura eu celui, que nous évoquons présentement, marqué non seulement par l’adoption de la loi de Séparation, mais également par les autres textes qui l’auront précédée ou suivie ; il aura vu des affrontements d’ampleur se dérouler à l’échelle de tout le pays, avant que cette nouvelle liberté s’impose aux tenants du conservatisme politique et du cléricalisme. Il y aura eu le moment marqué par l’instauration du régime de Vichy, qui raya d’un trait de plume l’organisation laïque de la nation, en même temps qu’il abattait la République. Et nous sommes, depuis la fin du XX° siècle et en ce premier quart du XXI°, entrés dans une nouvelle séquence du combat pour la laïcité républicaine. J’y reviendrai.
LAÏCITÉ DE COMBAT
« Le premier trait que je retiens de l’apport de Jaurès est que sa laïcité est une laïcité de combat.
« Bien sûr, Jaurès ne confond la bataille laïque ni avec l’athéisme, ni avec l’hostilité aux religions. Il ne cesse même d’affirmer son respect pour les croyants, mais il ne s’en prononce pas moins pour que toutes les croyances consentent à se soumettre à la libre critique. Il s’inscrit, de ce point de vue, dans le droit fil de Marx lorsque celui-ci écrivait, dans sa Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel, que ‘’ la critique de la religion est la condition préliminaire de toute critique ’’.
« Dès 1886, le grand tribun constate : ‘’ Deux forces se disputent aujourd’hui les consciences : la tradition qui maintient les consciences religieuses et philosophiques du passé ; la critique, aidée de la science, qui s’attaque non seulement aux dogmes religieux, mais aussi au spiritualisme. ’’ Deux ans plus tard, il enfonce le clou en indiquant que le but de l’école est d’éveiller les enfants ‘’ aux idées de travail, d’égalité, de justice, de dignité humaine (…). Ils seront citoyens et ils devront savoir ce qu’est une démocratie libre, quels droits leur confère, quels devoirs leur impose la souveraineté de la nation ’’.
« D’évidence, ses expressions font ressortir la conviction que l’enseignement ne se disjoint pas de la mission de la République. En 1892, il peut à cet égard écrire : ‘’ La démocratie a le devoir d’éduquer l’enfance selon les principes mêmes qui assureront plus tard la liberté de l’Homme. Il n’appartient à personne, ou particulier, ou famille, ou congrégation, de s’interposer entre le devoir de la nation et ce droit à l’enfance. ’’
« Clairement, pas davantage que la République n’est un régime neutre, l’école n’est aux yeux de Jean Jaurès une institution destinée à rechercher l’équilibre entre des conceptions opposées de la vie en société. Il lui revient au contraire de diffuser, de garantir les principes universels des droits de l’Homme, la liberté et l’égalité des droits sur lesquels elle est fondée. Le 4 octobre 1908, dans son texte Neutralité et impartialité, il écrit : ‘’ La plus perfide manoeuvre du parti clérical, des ennemis de l’école laïque, c’est de la rappeler à ce qu’ils appellent la neutralité, et de la condamner par là à n’avoir ni doctrine, ni pensée, ni efficacité intellectuelle et morale. En fait, il n’y a que le néant qui soit neutre. ’’
« Sous ce rapport, s’il incombe à ladite école de garantir à chacun et chacune la liberté de conscience, la laïcité n’est pas pour autant, réductible à une attitude de tolérance. Jaurès explique, par exemple : ‘’ Nous ne sommes pas le parti de la tolérance. (…) Nous n’avons pas de la tolérance, mais nous avons, à l’égard de toutes les doctrines, le respect de la personnalité humaine et de l’esprit qui s’y développe. ’’ En d’autres termes, il signifie que, pour lui, la tolérance peut très bien aller à l’encontre de ce droit irrévocable et égal pour toutes et tous qu’est la laïcité.
UN INSTRUMENT D’ÉMANCIPATION
« La deuxième dimension de la pensée jauressienne, que je souhaite mettre en exergue, est que cette conception d’une laïcité de combat procède de la visée socialiste qui est la sienne.
« Pour préparer le prolétariat à son émancipation, l’école revêt, pour Jaurès, un rôle primordial. Le 24 janvier 1910, devant la Chambre, il le proclame avec une grande netteté : ’’ Deux forces, dit-il, préparent l’avenir, sont l’avenir, la force du travail et la force du savoir. ’’ Il s’agit-là d’une conviction qui l’anime depuis la fin du XIX° siècle, alors qu’il n’est pas encore devenu socialiste. Ainsi, en 1888, il appelle à ‘’ donner aux enfants du peuple un enseignement aussi plein et complet que celui qui est donné aux enfants de la bourgeoisie. (…) Il faut que les enfants du peuple soient mis en état de saisir les grands traits du mécanisme économique et politique ’’.
« Attention toutefois, Jaurès refuse de faire des enseignants des ‘’ prédicateurs du socialisme ’’, selon ses propres paroles, car cela reviendrait à bafouer la liberté de conscience. En revanche, il appelle à initier les élèves, en lesquels il voit les ‘’ coopérateurs futurs d’une démocratie sociale ’’, à la compréhension du monde et des valeurs universelles de l’humanité.
« Il précise sa pensée en 1909 : ‘’ Pour être vivant comme le peuple ouvrier lui-même, l’enseignement primaire doit n’oublier jamais qu’il s’adresse à une classe de producteurs. ’’ D’où, ajoute-t-il, ‘’ la nécessité dans l’éducation de l’ouvrier, dès l’école primaire, d’une culture générale, d’un ensemble de connaissances qui dépassent, non pas son ambition de producteur, mais sa spécialité de métier ’’.
« Il y a là une profonde cohérence : puisque la classe travailleuse a pour mission historique de prendre en mains les destinées de la France, et d’oeuvrer ce faisant à l’émancipation de l’ensemble de ses forces vives, il convient de lui en donner la possibilité effective.
LA RÉPUBLIQUE ET SON ÉCOLE
« Voilà qui m’amène au dernier trait distinctif, que je veux relever, de la cohérence jauressienne : il entend confier à la République le soin d’assumer cette tâche en se donnant les moyens de dispenser l’enseignement à tous les enfants.
« C’est une dimension peu connue, mais dès 1902, Jaurès acquiert la conviction selon laquelle ‘’ rendre à la nation l’enseignement de la nation est le premier devoir de la République ’’. En conséquence, contre le dualisme scolaire qui permettait encore, avant 1905, aux congrégations de scolariser la moitié des élèves, il préconise ’’ un service public national de l’enseignement où seraient appelés tous les enfants de France ’’.
« Il réitère, en 1904, devant les députés, en indiquant : ‘’ Seuls dans une démocratie républicaine ont le droit d’enseigner ceux qui reconnaissent, non à titre relatif, mais à titre définitif, le droit à la liberté des personnes et des croyances. ’’ Cet engagement le conduit à lier ledit ‘’ service national d’enseignement ’’ à l’élévation de la qualité de l’enseignement dans les écoles publiques. Dans le fameux discours Pour la laïque du 24 janvier 1910, il lance : ‘’ Vous devez améliorer cet enseignement. Comment aurions-nous le droit de recruter des écoliers nouveaux si nous laissons des classes de 60, 70 élèves ? ’’
« Jaurès échoue finalement dans ce combat contre le dualisme scolaire. Comme nous avons nous-mêmes échoué, lorsqu’au nom de la ‘’ liberté de l’enseignement ’’, on aura laissé l’école privée améliorer régulièrement son pouvoir d’attraction, tandis que l’école publique se dégradait chaque année un peu plus. Au point qu’en cette rentrée encore, les syndicats d’enseignants aient recensé de cinq à six mille postes non pourvus. La laïcité va de pair avec la lutte à reprendre sans cesse afin que l’école de la République devienne une priorité de l’action publique.
UN NOUVEAU MOMENT LAÏQUE
« Cela m’amène à ce nouveau moment laïque que j’évoquais en commençant mon propos.
« La laïcité, et avec elle la République, voient progressivement s’épuiser leur force propulsive. Confrontés au pouvoir de plus en plus étendu des marchés financiers, dans le cadre de la globalisation capitaliste, les peuples, et donc le peuple français, se retrouvent en butte à un sentiment d’impuissance qui altère l’idée même de souveraineté des nations et des peuples. Un sentiment qui se trouve aggravé par la sensation, qui se répand, que les principes de ‘’ liberté-égalité-fraternité ’’ s’affaissent devant le creusement des inégalités et l’accroissement des privilèges des biens-nés, des actionnaires et des rentiers.
« Pareil contexte s’avère propice à l’affirmation de réponses se voulant irréductiblement ennemie alors qu’elles se révèlent en réalité jumelles dans leurs retombées mortifères. D’un côté, depuis maintenant des années, on aura vu naître et se développer la théorie d’un ‘’ choc de civilisations ’’ mettant notamment aux prises Occident et Orient, tradition judéo-chrétienne et islam. Les incessantes campagnes initiées par la droite et l’extrême droite contre les Françaises et Français de confession ou de culture musulmanes nous le confirment quotidiennement, en cherchant à confondre islam et islamisme, musulmans et terroristes en puissance.
« De l’autre, miroir inversé de cette vision des choses, incarné notamment par l’islamisme radical et jihadiste, un totalitarisme théologico-politique entend agir en vertu de préceptes divins se substituant à la loi des Hommes. Prétendant parler au nom du monde musulman et conduire sous sa bannière le combat des opprimés du Sud, il s’affiche violemment hostile à l’universalisme, considéré comme un legs de la colonisation occidentale, et entretient une opposition binaire entre ‘’ croyants ’’ et ‘’ mécréants ’’. Il teste régulièrement la République, en s’efforçant de la faire reculer sur les règles régissant la laïcité scolaire, ou encore à propos des dispositions législatives s’opposant — encore trop insuffisamment, nous le savons — aux discriminations à l’encontre des femmes.
« Le danger de la montée en puissance de ces idéologies porteuses de visions essentialistes et religieuses totalitaires, qu’elles que soient leurs origines, doit être aujourd’hui bien mesuré. Toutes prennent en effet pour cibles les principes de l’égalité des citoyens entre eux, de l’État de droit, de la séparation radicale entre sphères publique et privée, et donc de la mission d’éducation qui incombe à la puissance publique. Il n’y a pas que l’islamisme ultraréactionnaire qui met au défi notre laïcité républicaine, l’offensive des droites intégristes aux États-Unis, qui se déploie jusque sur le sol européen depuis le retour aux affaires de l’administration Trump, et qui trouve ses relais à la droite et à l’extrême droite du champ politique et intellectuel français, ne saurait ainsi être mésestimée.
« Évidemment, la crise des perspectives progressistes à l’échelle de la planète entière, et tout particulièrement celle qui affecte les projets à partir desquels se seront construites les organisations du mouvement ouvrier international, constitue le puissant carburant de courants qui exploitent et cherchent à dévoyer les injustices grandissantes qui caractérisent l’ordre mondial, le sentiment d’abandon qu’éprouvent des millions d’hommes et de femmes jusque dans notre pays, les plaies purulentes d’un passé que les interventions impérialistes et les spoliations colonialistes ont marqué de leur empreinte indélébile.
« Tant l’occidentalisme stigmatisant les populations plus ou moins lointainement issues des mouvements migratoires, que l’islamisme fanatique prétendant faire oeuvre de justice, entendent balayer la question sociale comme la question démocratique au moyen de ces assignations identitaires ‘’ meurtrières ’’ qu’Amin Maalouf aura si bien dépeintes dans l’un de ses plus célèbres ouvrages.
« C’est dans ce moment particulier que la laïcité affronte de nouvelles épreuves majeures.
« On aura tout d’abord vu les gouvernements dont l’action était dictée par le dogme néolibéral, qui pousse à l’affaiblissement constant des politiques publiques, s’en prendre à l’idéal laïque avec l’intention évidente de pousser les feux du dualisme scolaire : une école publique laissée en déshérence pour la classe travailleuse et les catégories populaires ; une école privée, richement dotée en moyens et bénéficiant des subventions de l’État, principalement dédiée à l’éducation des élites. Sans même que ces établissements privés, même lorsqu’ils sont ‘’ sous contrat ‘’ soient assujettis aux mêmes contraintes que l’enseignement public, en matière par exemple d’interdiction des emblèmes religieux ostentatoires.
« C’est ainsi qu’Emmanuel Macron — après Nicolas Sarkozy, dont on se souvient qu’il avait expliqué que le curé jouait un rôle plus important que l’instituteur pour l’édification des jeunes générations — se sera laissé aller à souligner sa distance avec le principe même de la laïcité républicaine. C’était le 9 avril 2018, et devant les évêques de France, il n’aura pas hésité à appeler à ‘’ réparer le lien de l’État et de l’Église ’’, allant jusqu’à dénoncer des ‘’ années pendant lesquelles les politiques ont profondément méconnu les catholiques de France ’’.
« Mais on aura vu, dans le même temps, une partie de la gauche ne plus occuper, comme cela avait été le cas tout au long du XX° siècle, la première ligne de la défense de la laïcité.
« En 1989, après l’éclatement de l’affaire dite du voile au collège Gabriel-Havez de Creil, le gouvernement dirigé par des socialistes avait suivi le ministre de l’Éducation nationale de l’époque, un certain Lionel Jospin, en consentant implicitement au port de signes religieux à l’école, au nom d’un ‘’ compromis ’’ à rechercher dans l’intérêt de la scolarisation des enfants, ce qui revenait à ignorer naïvement le rôle joué en sous-main par des réseaux fondamentalistes. C’est seulement grâce à la pression d’intellectuels progressistes et d’enseignants, de militants laïques et de syndicalistes, qu’une nouvelle loi avait fini par voir le jour en 2004, rétablissant la règle commune de l’interdiction de postures prosélytes et de signes d’appartenance religieuse ou communautaire à l’école.
« Cette fin du siècle dernier aura, plus généralement, vu se déchaîner les polémiques entre personnalités progressistes dont on aurait attendu une plus ferme défense des conditions d’application de la loi de 1905. C’est en vertu d’une laïcité dite ‘’ d’ouverture ’’ ou de ‘’ tolérance ’’ que d’aucuns se seront crus habilités à pourfendre péjorativement les ‘’ laïcards ’’ ou encore les ‘’ intégristes de la laïcité ’’. Jaurès avait, quant à lui, dit de quoi il retournait en ne voulant pas entendre parler de ‘’ tolérance ’’ alors qu’il avait fallu recourir à la force publique et à la mobilisation de la gauche avant que les congrégations, la hiérarchie catholique, et même le Vatican renoncent à recouvrer leurs prérogatives et consentent à respecter les lois de la République.
« À cette attitude d’une aile de la gauche renonçant à ses fondamentaux républicains en même temps qu’elle se ralliait au néolibéralisme en matière économique et sociale, aura très vite fait écho une autre dérive : celle d’une gauche se faisant le relais d’un prétendu ‘’ antiracisme politique ’’, concept imaginé par les tenants d’une idéologie oppressive et obscurantiste pour mieux détourner de son sens le combat fondamental contre la haine de l’Autre.
L’intégration de la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et les discriminations à l’engagement général de la gauche en faveur d’une société libérée de l’oppression n’est, bien sûr, pas en cause ici. Si tournant politique et idéologique il y aura bien eu, de la part d’une fraction de la gauche, c’est dans la mesure où celle-ci aura donné la priorité à la bataille pour les droits individuels des victimes des dominations culturelles ou ethnoraciales. Et qu’elle aura accompli ce renversement de perspectives en lieu et place, et de la revendication phare de toutes les luttes antiracistes depuis des lustres qu’est l’égalité des droits, et de l’approche portée par les organisations ouvrières depuis leur création, à savoir que le clivage entre capital et travail était central si l’on voulait en finir avec l’exploitation du salariat et l’aliénation sociale. À l’émancipation d’une humanité rassemblée par la recherche de l’intérêt général, se sera alors progressivement substituée la théorie d’une ‘’ intersectionnalité ’’ faisant des minorités essentialisées les nouveaux acteurs du combat pour la justice. Très vite, ces errements auront nourri un identitarisme se définissant volontiers comme ‘’ indigéniste ’’ ou ‘’ décolonial ’’, lequel n’aura pas hésité à opposer les ‘’ Blancs ’’ aux ‘’ racisés ’’ et à ne plus percevoir les populations issues de l’immigration qu’à partir de la couleur de leur peau ou de la religion dont elles sont majoritairement issues. Le renoncement devant le libéralisme, conjugué à ce consentement à la fracturation ethnique et confessionnelle de notre société, auront eu de quoi combler d’aise les classes dirigeantes, qui font d’autant plus vite prévaloir leurs intérêts que leurs adversaires sont divisés. Quant à la laïcité, au fil d’attaques de plus en plus acerbes stigmatisant celles et ceux qui persistaient à la considérer comme un vecteur de libération, elle ne devait pas tarder à être qualifiée ‘’ d’islamophobe ’’, puisqu’elle refuse à l’islam, comme à toutes les religions, un statut dérogatoire à la règle commune.
« C’est, dès lors, au moyen d’un discours s’abritant derrière la revendication — aux apparences progressistes — de ‘’ l’égale dignité de toutes les cultures ’’, mais aussi en rejetant ouvertement l’idée d’universalité des droits humains — assimilée aux politiques coloniales du passé et aux prédations néocoloniales du présent —, que cette fraction de la gauche aura fini par s’incliner devant tous les replis communautaristes. Elle se sera du même coup soustraite, à la fois, à la remise en cause du pouvoir du capital, et au combat contre les forces profondément réactionnaires de l’islamisme radical, qui développent des discours racistes et antisémites, s’opposent à l’égalité entre hommes et femmes, font la promotion de systèmes politiques où la Charia se substitue à la démocratie.
« Alors que la laïcité républicaine se veut facteur de cohésion de la nation et de rassemblement de ses forces vives, à l’encontre de tout ce qui les divise en fonction des origines ou des convictions intimes de chacun et chacune, on voit à présent un Jean-Luc Mélenchon rompre avec cet héritage de la gauche. C’est le cas lorsqu’il exalte la ‘’ créolisation ’’ de la société et, sur cette base, va jusqu’à opposer entre elles deux France. Nous savons désormais à quel point cette rhétorique concourt à la fracturation ethnique, religieuse, communautaire du pays. Et comment cela amène son organisation à afficher sa complaisance avec les courants fondamentalistes actifs dans certains quartiers. Ceux-ci entendent pourtant prendre en otage l’immense majorité de nos compatriotes musulmans qui, eux, n’aspirent qu’à vivre dans la tranquillité et le respect de nos règles communes.
« L’un des plus grands méfaits de cette gauche, que j’appellerai identitaire, aura en fin de compte été de permettre à l’extrême droite de récupérer la thématique laïque, au nom de ce qui en est l’exact contraire : son projet de ‘’ priorité nationale ’’, qui n’est rien d’autre qu’une volonté d’instaurer en France un système d’apartheid ethnique, qui détruirait la République dans les principes qu’elle a hérité de 1789.
« Si nous sommes bien dans un ‘’ nouveau moment laïque ’’, il appartient à la gauche qui entend rester fidèle à ses fondations républicaines de reprendre l’offensive contre les rétractions ethnicistes et communautaristes, contre tous les intégrismes et tous les séparatismes. Il en va de la survie de la démocratie. Et, en fin de compte, de la capacité des hommes et des femmes n’ayant que leur force de travail pour vivre, c’est-à-dire de l’immense majorité sociale d’un pays comme le nôtre, à résister aux entreprises de division qui s’avèrent l’assurance-vie d’un capitalisme prédateur comme il ne l’aura jamais été dans l’histoire. Comme le pensait Jean Jaurès, la laïcité est l’un des facteurs qui concourt à l’unité de la classe travailleuse et à sa capacité d’agir pour l’émancipation de toute l’humanité. Que l’on se souvienne donc, au sein des formations qui composent le mouvement ouvrier d’aujourd’hui, de ce passage du fameux discours de Castres, en 1904 : ‘’ Ouvriers de cette cité, ouvriers de la France républicaine, vous ne préparerez l’avenir, vous n’affranchirez votre classe que par l’école laïque, par l’école de la République et de la Raison. ‘’
« Il nous revient, par conséquent, de mener fermement la bataille des idées, afin de redonner à la gauche et au mouvement ouvrier l’indispensable boussole qui lui permettra de relever un véritable défi de civilisation. Cette boussole peut se décliner en quatre principes liés : premièrement, les droits humains sont universels, et rien ne saurait justifier une différence entre ces droits en fonction de particularismes liés à l’origine, au sexe, à l’héritage culturel ou à la religion des individus ; deuxièmement, toutes les discriminations doivent être combattues sans faiblesse, d’où qu’elles viennent, dans la mesure où elles interdisent à la République d’être la République ; troisièmement, son pluralisme culturel est la richesse d’une nation, mais il ne saurait se confondre avec des différences de statuts entre les communautés d’origine de chacun et chacune ; quatrièmement, c’est dans ce cadre que la laïcité, comme garante de la liberté de conscience et de l’esprit critique, est la condition même de l’exercice de leur souveraineté par l’ensemble des citoyens et des citoyennes.
« C’est de ce point de vue que l’apport de Jaurès nous est toujours aussi précieux. »
Cette communication n’avait pas trois mois que le climat politique et le débat public se dégradait un peu plus dans notre pays. Ces derniers temps, de nombreuses enquêtes auront mis en évidence le travail de sape effectué par l’intégrisme islamiste — qu’il fût d’obédience wahhabite, « frériste » ou salafiste — pour tenter de mettre à bas, notamment à l’école, les principes républicains d’égalité des droits, de liberté de conscience, de formation des élèves à l’esprit critique, ou plus généralement de séparation des religions et de l’État. Rien de nouveau dans ces publications, les assassinats de Samuel Paty et Dominique Bernard ayant largement mis en lumière les agissements, autant que la stratégie d’influence, de cette mouvance à laquelle nous ne devons céder aucun pouce de terrain.
La nouveauté vient cependant du fait que les droites et les extrêmes droites profitent de ce contexte pour conduire des campagnes enflammées destinées à détourner la visée de la laïcité, et même à en détruire purement et simplement le sens. Voilà, par exemple, qu’un document sénatorial, signé de Madame Eustache-Brinio, énumère dix-sept propositions se voulant travailler au « réarmement républicain global face à l’offensive islamiste ». Au nombre de ces dispositions, et sous couvert de protection des enfants et des femmes, ses concepteurs se proposent d’interdire aux jeunes de moins de 16 ans d’observer le jeûne du Ramadan, et de proscrire le port du voile aux jeunes filles du même âge, non plus seulement au sein des enceintes scolaires, mais dans l’espace public. Parlons clair : il ne fait aucun doute que le voile n’est pas un simple attribut vestimentaire, mais une manifestation d’infériorité imposée aux femmes au nom d’une interprétation littéraliste des textes religieux. Sauf que ces mesures, outre leur caractère ubuesque s’agissant par exemple du jeûne des mineurs, rompent avec la distinction entre les sphères privée et publique comme avec le principe d’égalité des cultes devant la loi, tel qu’édicté par la loi de 1905. Elles se rapprochent même très près du délit d’opinion, dès lors que le simple respect de la Constitution eût a minima dû conduire leurs concepteurs à étendre les interdictions à toutes les manifestations de foi du même ordre pour les autres cultes (par exemple les jeûnes du Carême ou de Kippour pour les pratiquants catholiques ou juifs).
Voilà aussi que, sur les plateaux de l’empire médiatique de Vincent Bolloré on entend dorénavant justifier ces extravagances par les « racines catholiques de la France », censées autoriser des inégalités de traitement entre les religions. Ce qui escamote, rien de moins, la séculaire présence juive dans notre Hexagone, autant que l’apport musulman à notre édification nationale au fil d’une très longue histoire marquée par les processus de colonisation, les migrations économiques, l’engagement de milliers de combattants maghrébins ou africains dans nos armées à l’occasion des deux conflits mondiaux du XX° siècle, ou encore les étroites coopérations nouées de très longue date entre intellectuels, artistes et universitaires.
Voilà encore que le nouveau secrétaire général de l’enseignement catholique, Monsieur Prévost, profite de cette ambiance délétère pour afficher sa volonté, au sein des établissements bénéficiant de financements publics, de « redonner clairement le droit à une enseignante de faire une prière le matin avec ses élèves, parce que c’est le coeur du projet catholique ».
Lorsque les blés sont sous la grêle, comme eût dit Aragon, lorsque la laïcité se retrouve, comme maintenant, prise en étau par les fondamentalismes, rien n’est plus important, pour la gauche, que de retrouver l’identité républicaine de la France. Nous en sommes encore loin, il est vrai, lorsque l’on voit l’une de ses composantes, La France insoumise pour ne pas la nommer, en venir à défendre n’importe quelle provocation islamiste — en arguant de la naissance d’une « nouvelle France » qui justifierait que l’on se détournât désormais du combat contre le fanatisme —, et encourager un antisémitisme de plus en plus décomplexé par des discours dévoyant cyniquement la solidarité due à la cause palestinienne. Souvenons toutefois que la victoire de l’idéal laïque demanda des années de confrontation continue à nos lointains prédécesseurs. Plus vite le réarmement politique et idéologique de notre camp interviendra, plus sûrement nous pourrons mettre en échec ce qui menace d’effacement l’une des plus grandes conquêtes démocratiques de notre peuple.
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