Ils ont voté… et puis après ?

Ah ! ce sourire d’Éric Woerth au soir du vote de la loi de destruction de la retraite à 60 ans par le Sénat, le 26 octobre… Il s’y lisait toute la morgue d’un gouvernement au service exclusif des puissants, tout son mépris d’un peuple qui ne cesse de lui crier sa souffrance et sa révolte. Une fois de plus néanmoins, la rue se sera chargée de le rappeler à la réalité…

On eût pu deviner, avant même qu’ils ne les aient émis, les commentaires de ces « experts » en opinion publique clamant, à qui veut bien encore les écouter, qu’il n’existerait plus d’objet aux manifestations. Le 28 octobre aurait ainsi été ”« la manifestation de trop »” pour madame Elkrief, de BFM-TV. On eût aussi pu écrire à l’avance les éditoriaux de la presse de droite, criant à la miraculeuse ”« victoire »” de leur camp, tel le très distingué monsieur du Limbert, dont chaque phrase transpire la haine de classe dans ”le Figaro” : ”« Il y a quelque chose de neuf dans ce vieux pays qu’est la France. Quand une réforme impopulaire déverse dans les rues des centaines de milliers de manifestants, le pouvoir ne cède plus. Et les manifestants se lassent. (…) Il est probable que l’épisode des retraites va remobiliser son camp. Il a fait preuve de responsabilité, de fermeté, et ne s’est pas laissé impressionner. C’est très précisément ce que réclame l’électorat de droite depuis des années. »” Vous avez noté le ”« déverse dans les rues »” ? On croirait du Marie-Antoinette au soir du 14 juillet 1789… Si ces propos ont l’incontestable mérite de la clarté, ils révèlent la singulière déconnection des élites avec la réalité de notre Hexagone…

Certes, ce 28 octobre, il y avait moins de monde dans les manifestations. Mais qui ne le savait à l’avance ? Alors que les congés de Toussaint affaiblissaient nécessairement leurs capacités militantes, les organisations syndicales avaient conçu leur journée comme un relais, dans l’attente du nouveau temps fort que constituera le 6 novembre. Bien sûr, une série des secteurs dont la grève était devenue l’emblème du mouvement ont repris le travail, à l’instar des raffineries ou de la SNCF. Rien là de véritablement surprenant, tant la question du pouvoir d’achat pèse sur les actions sectorielles (pour des raisons que j’ai tenté d’analyser dans ma précédente note), et tant la crainte de l’isolement a toujours été forte chez les salariés concernés qui, à la différence d’autres, disposent d’une position authentiquement stratégique sur la marche du pays.

Un mouvement en profondeur

Pour autant, n’en déplaise à un ministre du Travail qui eût mieux fait de se taire avant d’annoncer ”« la sortie de la crise »” (il devrait d’ailleurs, en général, faire preuve de discrétion, lui qui est aux yeux des citoyens l’odieux symbole de l’intimité du sarkozysme avec un étroit cénacle de profiteurs jamais rassasiés), le fait majeur des dernières 48 heures s’avère bel et bien l’impuissance du pouvoir à susciter l’acceptation d’une contre-réforme injuste. Il ne faut, à cet égard, pas confondre l’amertume inévitablement engendrée par le passage en force de la droite parlementaire avec de la soumission aux désidératas de celle-ci. Pour s’en persuader, il suffisait d’observer les cortèges du 28 octobre.

Quiconque a quelque habitude de battre le pavé (je m’honore d’être du nombre) se souvient de défilés clairsemés et plutôt atones, annonciateurs d’échecs voire de déroutes. Ceux de ce jeudi n’y ressemblaient en rien. Massifs et combatifs, en dépit de la faiblesse de leurs composantes jeunes et de l’absence patente des enseignants, ils traduisaient une mobilisation de très haut niveau et exprimaient une détermination intacte à ne rien lâcher. Dit autrement, ils ne dégageaient certainement pas l’âcre parfum des mouvements en cours de désagrégation. Qu’au lendemain d’une décision aussi importante du Parlement, on ait pu réunir autant de monde est déjà, en soi, un fait exceptionnel. De même est-il symptomatique que le sondage réalisé au soir du vote des députés UMP donne toujours près de sept Français sur dix opposés à la loi.

Confirmation nous est ici apportée que, loin d’être l’expression d’une colère très ponctuelle, cristallisée sur un unique projet législatif, cet automne rouge voit le soulèvement de toute une société estimant qu’elle n’a que trop supporté les destructions d’un capitalisme avide. Ce qui explique son caractère à la fois intersectoriel et intergénérationnel, ainsi que l’entrée en force des femmes dans l’action (les cortèges en font toujours davantage l’impressionnante démonstration).

Jamais autant de professions ne se seront mises de la partie depuis que la grande crise des années 1970 entraîna les mutations que l’on sait de l’appareil productif et la relégation du salariat dans une position défensive. Ce trait foncièrement original a pour première conséquence un profond changement des modalités d’organisation de la lutte, le monde du travail cherchant collectivement sa réponse aux nouvelles formes de la domination du capital.

D’où cette mobilisation prolongée à laquelle on assiste, ces grèves tournantes ayant permis le retour du privé à l’action collective, cette cristallisation du rapport de force dans des manifestations prenant l’allure de véritables flots humains comme on en avait rarement vu depuis Mai 68, cette organisation interprofessionnelle de blocages de points géographiques ou économiques névralgiques… Tout cela se conjuguant avec une volonté unitaire si puissante que le « G8 » syndical ne se sera jamais disloqué au fil des huit semaines écoulées et, surtout, que des intersyndicales auront commencé à se surgir à l’échelon local.

Je ne sais si Lilian Mathieu est entièrement fondé à dire, comme je le lis ce 29 octobre dans ”Libération”, que ”« les gens ont compris que pour durer, il ne faut pas griller toutes les cartouches dès le début »”. Je dirais plutôt que l’épreuve des années passées et des revers essuyés ont, avec un empirisme contraint, amené à ces modalités innovantes d’action. En revanche, je partage avec le sociologue la conviction que, ”« dans plusieurs secteurs, les salariés s’organisent sur des grèves tournantes, entretenant ainsi une mobilisation continue, mais sans qu’il s’agisse toujours des mêmes »”. Je risque, à partir de ce constat, l’hypothèse que nous assistons peut-être à l’ouverture d’un nouveau cycle de luttes, une nouvelle génération et de nouvelles fractions populaires réalisant, à la chaleur de la bataille des retraites, une expérience fondatrice de confrontation avec les classes possédantes et de redécouverte des vertus d’un syndicalisme fort et rassemblé.

Légalité et légitimité

Ce qui confère à ladite expérience son caractère détonant ? Incontestablement, c’est la coïncidence d’une secousse sociale à la profondeur inégalée depuis très longtemps avec une crise de la légitimité du pouvoir et, plus globalement, des élites dirigeantes. Tous les discours convenus sur les règles prétendument intangibles de la « démocratie représentative » n’y peuvent dorénavant rien : dans les esprits, s’est enracinée l’idée que la légalité d’un texte imposé par la seul force d’une majorité arithmétique au Parlement ne lui octroie pas une légitimité suffisante pour devenir une loi commune acceptée. Ce qui nous ramène à une très vieille controverse philosophique et, plus précisément, à un postulat formulé, voilà déjà bien longtemps, par Hannah Arendt dans son essai ”Qu’est-ce que l’autorité ?” (on le trouvera dans le recueil intitulé ”La Crise de la culture”, chez Folio). À ses yeux, on ne saurait dissocier autorité et légitimité, les deux notions renvoyant à ce qui tient ensemble une société et offre à ses membres les moyens d’agir sur la base d’un contrat fédérateur. Dit autrement, sauf à connaître une dérive liberticide, l’autorité procède de l’acceptation dont les décisions d’un pouvoir font l’objet. C’est d’ailleurs si vrai que les constituants républicains de 1793 avaient consacré le principe du devoir d’insurrection lorsque ”« le gouvernement viole les droits du peuple »”.

”« Nous sommes le peuple »”, lit-on précisément, de plus en plus fréquemment, sur les pancartes des cortèges. Parenthèse, on retrouvait une identique maxime sur les banderoles du soulèvement est-allemand de 1989… Ou encore, la même année, sur la place Tian Anmen, face aux chars de la bureaucratie chinoise… Voilà qui en dit long sur le sentiment qui a progressivement soudé une grande partie de la société française. Trop d’injustices subies, trop de mensonges patents, trop de proximité affichée avec le monde de l’argent : en un demi-septennat, des frasques du Fouquet’s à celles de l’affaire Woerth-Bettencourt, Nicolas Sarkozy et les siens auront eux-mêmes ruiné leur crédit et épuisé leur aptitude à faire passer leurs décisions pour une traduction de l’intérêt général. Telle est la raison pour laquelle nul ne peut risquer maintenant le moindre pronostic sur l’avenir de la lame de fond qui vient de prendre naissance.

Une fois n’est pas coutume, je partage avec Luc Peillon, de ”Libération”, une identique appréciation : ”« Attention à ne pas enterrer le mouvement trop vite. Car depuis ses débuts, celui-ci ne cesse de surprendre par ses modes d’action comme par sa capacité d’adaptation. »” Conclusion : nous avons le 6 novembre pour prochain rendez-vous. Il importe de le préparer avec soin et ardeur, en renouant dès l’achèvement des vacances scolaires les fils d’une mobilisation enracinée et sachant relever le défi de la durée. Ce qui se révèle parfaitement possible et doit se prolonger au-delà de la prochaine journée nationale, au-delà même de la validation du Conseil constitutionnel censée intervenir entre le 15 et le 20 novembre…

D’autant que, à l’inverse de ce qu’ils prétendent, nos gouvernants n’entendent nullement conclure une « paix des braves » avec les syndicats. La retraite à 60 ans n’est que le prologue du vaste plan de contre-réformes que le président de la République a décidé de mettre en œuvre à marche forcée, et sur lequel il entend manifestement jouer sa réélection. L’ensemble du dossier de la protection sociale, incluant la dimension cardinale de l’assurance maladie, se trouve à présent grand ouvert. La lecture du dernier rapport Attali laisse, de ce point de vue, deviner quelles régressions sordides on nous concocte, pour satisfaire les appétits sans fin des assureurs et de la finance. Qui voudrait l’ignorer doit se reporter au fiel de l’inévitable Ivan Rioufol, toujours ce 29 octobre, dans ”le Figaro”. Il ne peut, à son habitude, contenir son envie d’en découdre avec ce qu’il désigne comme des ”« créations progressistes” (qui) ”expirent »”. Et de noter, fort éloquemment : ”« Une nouvelle solidarité, au périmètre forcément plus réduit, est aussi à imaginer dans le cadre d’un libéralisme social à inventer… »” Limpide…

Allô, la gauche ?

Dès l’instant où les événements en cours se révèlent porteurs d’une dynamique prometteuse, où se trouvent en jeu des choix d’avenir voire de civilisation, où le mouvement social atteste d’un phénoménal désir de politique au sens fort du terme, le problème est désormais posé, à gauche, de l’alternative à même de défaire sur le fond le sarkozysme. Le temps des atermoiements et des pas de côté va prendre fin. L’heure approche où il s’agira de déterminer si le chemin est à chercher dans le camp d’un Jean-Louis Bianco ou d’un Manuel Valls – l’un vient de sortir qu’il faudrait placer la présidentielle future sous le signe ”« du sang et des larmes »”, l’autre d’asséner que l’augmentation des annuités de cotisation pour une retraite à taux plein était ”« inévitable »” -, ou si le soulèvement du corps social français appelle un nouveau Front populaire, synonyme de bouleversement radical des orientations suivies à la tête de l’État.

En attendant, quels que soient les désaccords qui la traversent, toute la gauche devrait ”a minima” s’accorder sur un point essentiel : l’exigence de la non-promulgation d’une loi dont chacun s’accorde à considérer, à l’unisson de directions syndicales unanimes, qu’elle va à l’encontre de la volonté des citoyens. À cet égard, je note avec intérêt que progresse la nécessité d’une expression commune, destinée à conforter le mouvement social dans la bataille décisive qu’il livre. À preuve, le mardi 26, devant l’Élysée, Europe écologie, représentée par Cécile Duflot et Yves Cochet, se sera jointe aux élus du Front de gauche pour faire entendre ce message démocratique élémentaire.

Allons plus avant… Ensemble, toutes les composantes de la gauche politique pourraient, si elles voulaient se montrer à la hauteur et nous débarrasser au plus vite d’une droite rarement aussi honnie, revendiquer la tenue d’élections générales. L’unique moyen de dénouer l’épreuve de force en redonnant la parole au peuple, grâce à la dissolution de l’Assemblée nationale… Je lis, dans ”l’Humanité” de ce 29 octobre, que l’ami Pierre Dharreville, secrétaire de la fédération communiste des Bouches-du-Rhône, développe à son tour une argumentation que j’ai, pour ma part, avancée pour la première fois à l’occasion de la Fête de ”l’Huma”. C’est une bonne nouvelle, de nature à faciliter le débat à gauche, notamment au sein de notre Front de gauche dont les responsabilités ne cessent de grandir.

« Qu’ils cèdent ou qu’ils cèdent la place », comme le titrait le tract édité par Gauche unitaire pour le 28 octobre : telle est bien la perspective la mieux adaptée à un moment crucial. Sous des formes diverses, elle est maintenant reprise par des milliers de voix dans la rue. Plus elle sera largement partagée sur le champ politique, plus elle deviendra une force matérielle, de nature à fermer au gouvernement l’issue dont il rêve pour se maintenir aux affaires. Ne serait-ce pas le moment d’« oser » prendre acte de la crise politique ouverte par l’affaiblissement du pouvoir UMP ?

Christian_Picquet

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