Tunisie et Égypte : le nouveau “mur” qui se lézarde

Reclus chez moi du fait d’une méchante grippe, j’ai été contraint me tenir éloigné, plusieurs jours durant, d’un important rendez-vous au conseil régional de Midi-Pyrénées (j’aurai l’occasion d’y revenir), du forum du Front de gauche sur l’écologie qui se tenait à Bordeaux le 27 janvier, et des États-généraux du service public dimanche dernier à Orly. Pour unique lot de consolation, j’aurai au moins pu suivre, minute par minute, grâce aux chaînes d’information, les événements d’Égypte. Avec le contentement que peut apporter le sentiment de ne pas s’être trompé (je fais allusion à ma note sur la « Révolution du jasmin »)… Mais également avec la sensation, un rien angoissante, que la situation d’une région hautement névralgique vient de basculer et qu’une course de vitesse à débuté, déterminante pour savoir sur quelle configuration le maelström en cours débouchera.

Nul ne peut désormais se soustraire à l’évidence : c’est une authentique révolution populaire, celle qui aura mis en fuite le clan Ben Ali-Trabelsi en Tunisie le 14 janvier, qui se situe à l’origine de la contagion menaçant de submerger les régimes en place au Caire, à Sana’a ou à Amman, sans même parler de ceux d’Alger ou Casablanca. C’est, en effet, dans ces capitales, par dizaines ou centaines de milliers que l’on s’empare des rues, reprenant les slogans entendus précédemment dans les rues de Tunis, martelant le dorénavant incontournable « Dégage » à l’endroit de gouvernants ne disposant, pour les soutenir, que de la puissance coercitive de leurs appareils d’Etat, lesquels délivrent par ailleurs de nombreux signes d’ébranlement.

D’aucuns, depuis deux semaines, auront parlé d’un « Printemps arabe », ou encore d’une secousse assimilable à celle qui, à la fin des années 1980, conduisit à l’effondrement du Mur de Berlin. Il y a du vrai là-dedans, même s’il est sans doute un peu prématuré d’assumer pareille hypothèse, les revers étant toujours possibles et les rythmes pouvant se révéler plus longs et tortueux que ne pourraient le laisser croire les images de ces millions d’Egyptiens, mobilisés le 1er février pour imposer le départ d’un despote dont l’opinion mondiale mesure soudainement à quel point il était détesté. Soyons surtout lucides sur le fait que, d’un choc historique à l’autre, les comparaisons hâtives peuvent brouiller la nature des enjeux. La désagrégation des dictatures bureaucratiques de l’Est européen sonna le glas d’un monde fracturé en deux blocs. Le capitalisme libéral semblait alors promis à une période de domination d’autant plus longue et brutale qu’il semblait ne plus avoir d’adversaire. Or, vingt ans plus tard à peine, c’est de l’une des plaques sensibles du nouvel ordre mondial que provient ce qui fait furieusement songer à un tsunami. Et, cette fois, le nouveau despotisme du marché ne pourra s’abriter derrière la promesse d’un avenir meilleur…

C’est la raison pour laquelle l’éruption démocratique sociale à laquelle nous assistons, et qui présente des caractéristiques si semblables d’une nation à l’autre, va très probablement modifier en profondeur les équilibres du Proche et du Moyen-Orient. Elle pèsera substantiellement sur les confrontations traversant une planète en proie à un processus de globalisation de plus en plus chaotique. Je la résumerai ici en quatre grands traits.

1. LE CAPITALISME MONDIALISÉ ET FINANCIARISÉ A LUI-MÊME MINÉ SA DOMINATION. En Tunisie comme en Egypte, un système devenu incontrôlable de par les effets des mécanismes spéculatifs le caractérisant, les soubresauts engendrés par une compétition aussi violente que débridée, l’enchevêtrement des crises affectant l’univers des banques comme celui de l’économie, les dérèglements en découlant de la production alimentaire comme des équilibres environnementaux, a créé une totale instabilité. Dans le même temps, des pouvoirs dont la corruption n’a d’égale que la servilité à l’égard d’une finance cupide et de multinationales avides de dividendes ont soumis leurs pays aux préconisations du Fonds monétaire international, au prix d’un chômage de masse et d’une misère insupportable (40% des Égyptiens vivent avec moins de deux dollars par jour). Le système aura fini par perdre toute légitimité auprès des peuples. Insensible aux souffrances et aux aspirations des populations, trop confiante envers ses obligés dictateurs dont elle ne soupçonnait même pas l’usure, plus habituée à la fréquentation du sommet de Davos qu’attentive aux prémisses de la colère qui couvait, l’oligarchie planétaire n’aura rien vu venir. Un aveuglement dont donnent la parfaite mesure ces agences qui, à l’instar de Standard & Poor’s ou Moody’s, considèrent qu’il est d’une urgence absolue, en pleine tourmente de dégrader la « note » de la Tunisie de l’Égypte et de la Jordanie.

Très concrètement, ces derniers temps, tandis qu’il truquait sans vergogne les élections et s’imposait à la société égyptienne au moyen d’une impitoyable répression, le régime de Hosni Moubarak n’aura cessé d’amputer les aides d’Etat (au nom du fameux dogme de la « liberté de concurrence »…), de couper dans les subventions accordées à l’énergie (avec les répercussions que l’on devine sur le prix d’une série de denrées, donc sur le niveau de vie de la population), de restreindre la couverture santé des plus pauvres et de rogner les moyens des hôpitaux publics. Ainsi, la marmite libérale sera-t-elle devenue chaudron et le couvercle aura fini par sauter…Confirmation, en quelque sorte, de la vieille prophétie marxienne selon laquelle le capital, à mesure qu’il accélère et élargit les processus de sa valorisation, accroît le nombre de ceux qui ont intérêt à y chercher une alternative.

2. LES PEUPLES REDEVIENNENT ACTEURS DE LEUR DESTIN. Précisément, grands ignorés de l’idéologie libérale (celle qui fit un jour dire à M. Alain Minc que les citoyens ne pourraient jamais prétendre à l’expertise des puissants) et victimes désignés d’un ordre cynique et toujours plus inégalitaire dans ses visées, les peuples font leur grand retour sur le théâtre planétaire. Grande leçon de ces semaines qui sont en train de faire bifurquer l’histoire ! Contrairement aux assertions des maîtres-penseurs d’une prétendue modernité, leur état d’exclusion dans le partage de la richesse mondiale ou leur éloignement des centres de décision ne les vouent aucunement à la protestation régressive ou aux égarements obscurantistes. Leur mise en mouvement, la découverte de la force collective qu’ils représentent les amènent, au contraire, à retrouver le chemin de… la lutte de classe.

Après celui de Tunisie, prenons l’exemple des soulèvements du Caire, de Suez ou d’Alexandrie. Ce sont les ouvriers, les employés, l’immense armée des chômeurs et des précaires qui en forment le cœur. Ce sont des grèves générales organisées contre la dégradation des conditions d’existence, comme celle de Mahalla en 2008, impliquant 27 000 travailleurs du textile, qui en auront été les signes annonciateurs. Ce sont les jeunes, mettant Internet et les « réseaux sociaux » au service de leur soif de justice, et les femmes, arrachant leur liberté dans la conquête de la rue au côté des hommes, qui impriment la trajectoire de cette révolution émergente. C’est la place essentielle de réseaux syndicaux ayant forgé leur indépendance dans la conduite des résistances sociales des dernières années, tout comme les phénomènes d’auto-organisation populaire que l’on voit naître dans les quartiers des grandes villes, qui impriment sa dynamique aux processus à l’œuvre.

3. JUSTICE SOCIALE ET DÉMOCRATIE, PROBLÈMES CLÉS POUR L’AVENIR DES CRISES RÉVOLUTIONNAIRES. Clairement, le défi que doivent relever les insurrections tunisienne et égyptienne apparaît dans le décalage entre la portée objective des processus populaires et… la réponse politique qui lui est apportée. Je devrais d’ailleurs écrire l’absence de réponse politique… Les régimes présentement en voie d’éjection auront, pour plier leurs pays respectifs aux normes du nouvel âge du capitalisme, consacré leurs énergies à détruire la plus minime possibilité d’alternative progressiste, à éradiquer la moindre formation susceptible d’adopter une approche critique envers la vulgate néolibérale, à briser toute force de gauche un tant soit peu organisée, à démantibuler jusqu’à la plus petite structure pouvant donner naissance à un mouvement ouvrier libre de ses choix. À l’inverse, ils auront entretenu avec les fondamentalistes religieux des relations ambivalentes, les valorisant lorsqu’ils en avaient besoin pour canaliser l’exaspération de la rue – au prix, parfois, d’une islamisation des sociétés -, ou les réprimant avec violence, ce qui n’aura fait qu’accentuer le crédit de ces derniers. C’est de cette manière que les Frères musulmans seront devenus la seule opposition politique structurée nationalement en Égypte.

Pourtant, jusqu’ici, les révolutions auront totalement échappé à l’intégrisme réactionnaire, au point que l’issue des crises restât, jusqu’à aujourd’hui, totalement ouverte. Alors qu’il avait été invisible dans les rues de Tunis, le parti islamiste sera resté plusieurs jours dans l’expectative au Caire, manifestement dépassé par un mouvement dont les finalités lui sont profondément étrangères. Et pour cause : ce n’est pas au nom de Dieu, de la moralisation des règles de vie ou de l’instauration de la Charia que l’on y défile, mais derrière les portraits de Nasser – symboles d’une époque où le pouvoir trouvait son autorité dans la confrontation avec les puissances occidentales – ou de Che Guevara, et sous les plis du drapeau palestinien.

Dans des configurations de cette sorte, maturations et clarifications politiques s’opèrent à grande vitesse, pourvu que des forces jusque-là éparpillées et très minoritaires, des réseaux longtemps relégués dans la clandestinité, des secteurs syndicaux ayant su s’implanter grâce à leur défense intransigeante des revendications, sachent (et osent !) défendre le programme d’urgence qui s’impose en un tel moment. En l’occurrence, ce sont l’exigence de justice sociale et celle d’une démocratie pleine et entière qui peuvent, seules, dessiner le chemin d’un avenir où le peuple ne se trouverait pas dépossédé de sa victoire. C’est par la question démocratique, avec la cohérence que peut fournir l’objectif d’Assemblées constituantes destinées à établir la souveraineté populaire, que les demandes de la rue concernant les revenus, l’emploi, les services publics ou la reconquête de l’indépendance économique, peuvent acquérir leur pleine portée politique. En retour, c’est par la question sociale que la bataille pour les droits politiques ira bien au-delà d’un putsch de palais, du simple remplacement des cliques en place.

4. LES ÉQUILIBRES BRISÉS D’UNE RÉGION. En s’emparant de Bagdad en 2003, en insérant les gouvernements locaux dans son dispositif de domination régional, en soutenant les entreprises d’annexion israéliennes au mépris des droits fondamentaux du peuple palestinien, en stigmatisant les forces échappant à sa tutelle au nom de l’affrontement du « Bien » et du « Mal », l’Empire avait cru imposer durablement ses vues à une zone à tout point de vue stratégique. D’abord mise en échec en Irak et contrainte à un retrait qui laisse à présent ce pays en pleine incertitude politique, subissant le contrecoup du revers essuyé par Tsahal au Liban en 2006, forcée à la prudence dans sa relation à la théocratie iranienne, Washington a vu s’écrouler l’une après l’autre les pièces de son puzzle.

L’occasion d’un changement net des orientations de la diplomatie américaine à la faveur du remplacement des néoconservateurs par les démocrates ayant été manquée, l’effondrement probable de Moubarak et l’évolution à peu près imprévisible des événements dans le plus important des pays du monde arabe achèvent de disloquer les équilibres qui prévalaient dans cette région. D’autant que le souffle de la liberté pourrait bientôt gagner le royaume hachémite ou encore le Yémen, et qu’un retournement d’alliances à la tête du Liban vient de donner une majorité parlementaire à une coalition largement influencée par le Hezbollah.

On comprend que l’administration Obama ait si vite poussé au départ de Zine el-Abidine Ben Ali avant de tenter de sauver Hosni Moubarak du naufrage, puis de lui chercher à la hâte une solution de rechange du côté de l’armée égyptienne et de ce fondé de pouvoir de l’oligarchie qu’est Mohamed El Baradeï, lequel a immédiatement tenté de conclure un pacte avec les Frères musulmans. On ne peut, à cette heure, savoir comment ces manœuvres pourront se déployer, ni si elles parviendront à restaurer provisoirement un semblant de stabilité sur les bords du Nil. Quoi qu’il en aille, le problème est de nouveau posé, à l’échelle internationale, de la responsabilité des forces de gauche et des mouvements agissant pour une autre mondialisation.

Précisément, voilà que l’on entend, ces derniers jours, Dominique Strauss-Kahn mettre en garde ses amis de Davos contre les risques d’une ”« instabilité politique et sociale »” à ses yeux fort dangereuse. Voilà que ses admirateurs, si nombreux à peupler les sommets de l’Internationale socialiste, paraissent quant à eux frappés de tétanie. On les comprend… En vertu de l’idée selon laquelle il n’aurait plus existé d’alternative à la contre-révolution capitaliste, installés aux commandes de l’Union européenne, du Fonds monétaire international ou de l’Organisation mondiale du commerce, ils ont accompagné partout, pour ne pas dire qu’ils ont encouragé, les processus de libéralisation des économies, de déréglementation des flux financiers, de suppression de toute entrave aux mécanismes d’une concurrence de plus en plus sauvage, de destruction des droits et conquêtes du plus grand nombre des habitants de cette planète. Il n’y a pas si longtemps, le bon docteur « DSK » ne délivrait-il pas ses ordonnances libérales à MM. Ben Ali ou Moubarak ? Cette ligne vient de laisser la gauche, du moins sa majorité, spectatrice de sursauts populaires sans doute annonciateurs de grands changements mondiaux, lorsqu’elle eût dû se saisir immédiatement de leurs potentialités transformatrices.

Après les immenses mobilisations européennes de l’an passé contre les plans d’austérité imposés par les banquiers, les explosions révolutionnaires du monde arabe s’avèrent une confirmation. On ne conjurera le désastre dont l’humanité se voit menacée sans consentir à des remèdes radicaux : la taxation des mouvements de capitaux ; la mise au pas de la sphère financière ; la recherche d’un mode de développement permettant de préserver les grands équilibres écologiques autant qu’il assurerait, contre les spéculateurs ou les pétroliers, la subsistance alimentaire et l’approvisionnement énergétique de toute la population mondiale ; l’appropriation publique des secteurs de l’économie qui doivent impérativement être soustraits à la loi d’airain du marché si l’on veut que fût assuré l’intérêt général ; la renégociation de traités censés rendre immuable l’ordre néolibéral ; la redéfinition de la nature et des missions des institutions internationales… Ce sera, d’évidence, l’un des objets du débat de 2012 en France.

PS. À MON AMIE, MA CAMARADE MICHÈLE PUJOS. ”Il se trouve que je termine cette note dans le train qui me ramène d’Agen. En compagnie de nombreux amis venus de toute la France et de mes camarades du Lot-et-Garonne, j’ai participé aujourd’hui aux obsèques de Michèle Pujos. J’avais tenu à y être, afin d’assurer sa famille et ses proches de mon amitié en ces circonstances douloureuses. Michèle Pujos… Une figure nationale du courant que représenta, quatre décennies durant dans la vie politique française, la Ligue communiste puis la Ligue communiste révolutionnaire. Militante associative, syndicaliste, actrice de la vie politique dans son département, femme de culture et enseignante, Michèle alliait la rigueur des convictions et la détermination des engagements à un souci permanent d’ouverture. Pas un rendez-vous de lutte dont elle ait pu imaginer ne pas être… Contre vents et marées, avec son mari Michel, elle n’avait cessé de se battre pour que la tradition politique qui était la sienne (comme la mienne) ne cède pas aux facilités du repli, du contentement de soi, de l’incantation et du sectarisme. Elle fut ainsi de toutes les batailles pour le rassemblement des courants antilibéraux et anticapitalistes de la gauche, des efforts pour présenter des candidatures communes lors des rendez-vous électoraux de 2007 jusqu’à la construction présente du Front de gauche. C’est donc presque naturellement qu’elle avait rejoint Gauche unitaire et participait activement aux travaux de notre conseil national. Michèle et Michel m’avaient convié, en maintes occasions, à participer à des débats et meetings en Lot-et-Garonne. Le dernier en date intervint en décembre, et il me donna l’occasion d’animer, en compagnie de Marie-George Buffet, une belle soirée consacrée à l’élaboration du « programme partagée » du Front de gauche. Elle m’avait, une fois de plus, accueilli avec sa chaleur si communicative, offrant vin et jambon aux amis conviés, chez elle et Michel, à l’issue de la réunion. Ce mercredi, toute la gauche était au rendez-vous de l’hommage rendu à Michèle par des centaines de personnes. Au nombre des intervenants, dont je fus, l’un de ses vieux amis tunisiens vint relater comment, d’un jeune croyant il s’était transformé, au contact de Michèle, en « laïque musulman ». Hélas, Michèle Pujos la combattante n’aura pu suivre, avec l’enthousiasme que j’imagine sans peine, l’amorce d’un printemps des peuples du monde arabe. Elle va nous manquer… Terriblement !”

Christian_Picquet

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