La France dans la zone des tempêtes

À bas bruit le plus souvent, ou à l’occasion parfois d’un déraillement aussi spectaculaire que celui de la discussion parlementaire traitant du projet de loi gouvernemental sur l’immigration, la crise française s’approfondit et s’étend. Le fracas des bombes et des missiles au Proche-Orient, après s’être fait entendre en Ukraine puis dans le Caucase, sans oublier l’Afrique sub-saharienne, marque la situation mondiale de son empreinte, et il fait passer au second plan, dans les consciences, l’extrême gravité du défi à relever pour le pays. Plus généralement, si nos concitoyennes et nos concitoyens se heurtent au sentiment d’impuissance que provoquent inévitablement le bruit des armes et le choc des intérêts antagoniques déchirant le globe, ils manifestent tout autant leur désappointement devant des échanges politiques qui leur paraissent mettre un point d’honneur à ne jamais répondre à leurs préoccupations essentielles. Au point que, engagée avec le formidable mouvement de défense du droit à la retraite, l’année se termine dans un climat de dépression nationale, auquel les gesticulations présidentielles se montrent bien incapables de répondre. Que l’on ne s’y trompe pas : ce genre de moment politique nous fait entrer dans une zone de grand danger, dans la mesure où il est de nature à précipiter les phénomènes de reculs sociaux, de désagrégation politique et de décomposition idéologique qui, en s’accumulant, peuvent conduire à l’effondrement de la République. 

Commençons par mesurer la profondeur du décalage qui s’accroît entre ce qui focalise la vie publique autant que l’attention médiatique, et ce qui assaille les Françaises et les Français dans leur quotidien. Chaque jour, ces derniers voient en effet s’abattre sur eux le recul du pouvoir d’achat, alors que progresse vertigineusement le taux de profitabilité des grands groupes, lesquels exploitent sans vergogne la hausse des coûts de production pour accroître leurs marges en faisant, très classiquement, valser les étiquettes. Même le Fonds monétaire international aura dû se résoudre à reconnaître que cette spirale spéculative était en grande partie responsable de l’inflation dans les pays occidentaux. Cela, sans même parler des retombées sur le budget des familles de l’augmentation vertigineuse des tarifs de l’énergie, du fait des directives  européennes dans ce domaine. Du coup, le tableau de l’état social du pays est vite brossé : environ un sixième de la population vit au niveau du Smic, neuf millions de nos compatriotes ne parvenant plus à se nourrir convenablement et à assumer leurs dépenses courantes.

Dans le même temps, dès lors que l’économie mondiale oscille entre récession et stagflation avec, dans notre Hexagone, une tendance de plus en plus marquée à la remontée d’un chômage que le pouvoir nous annonçait quasiment jugulé, voici quelques semaines seulement ; dès lors que la crise climatique s’amplifie sans que grandes puissances et multinationales ne paraissent vouloir relever ce défi existentiel pour l’humanité, à l’échelle des deux ou trois décennies à venir ; dès lors que les restructurations et délocalisations d’entreprises se poursuivent à un rythme soutenu ; dès lors que les dirigeants de l’Union européenne n’ont plus rien à proposer à leurs peuples, hormis les rendre otages de leurs divergences d’intérêts ou les enfermer à perpétuité dans le corset de l’austérité et des destructions sociales de toute sorte : le pays hésite entre colère éruptive et désespérance anesthésiante. Les gouvernants en sont à ce point conscients qu’il leur aura fallu quelques heures à peine pour renoncer, du moins dans l’immédiat, à la mesure consistant à priver les salariés de la possibilité d’effectuer leurs emplettes avec leurs titres de restauration. Le recul peut sembler anecdotique, il est en réalité symptomatique de la peur s’étant emparée des élites devant le risque d’un embrasement similaire au mouvement des « Gilets jaunes », voici tout juste cinq ans.

AU RISQUE D’UNE FRAGMENTATION ACCÉLÉRÉE

Une nation ne peut vivre sans réponses aux questions que lui pose son avenir. Ou des solutions progressistes, transformatrices autant que réalistes, lui sont proposées, et son monde du travail, ses forces vives, peuvent trouver le chemin leur permettant de s’unir au service du bien commun. Cela aura été le cas au milieu des années 1930. Alors que la crise mondiale engendrait le chômage de masse et la misère, que le fascisme montait en puissance sur le Vieux Continent, le Front populaire sera parvenu, en France, à affronter ces fléaux en rassemblant une majorité sociale autour du triptyque : « Le pain, la paix, la liberté. » Que rien ne vienne, en revanche, provoquer un pareil sursaut, et ce sont alors les forces de la réaction et de l’intolérance qui se retrouvent généralement en condition de tirer les marrons du feu. 

Aujourd’hui, dans une configuration nationale que l’absence d’espérance morcelle, tendant à dresser les unes contre les autres ses diverses composantes en fonction de leurs origines ou de leurs perceptions contradictoires des conflits agitant le monde, par exemple celui de Palestine, c’est l’extrême droite qui peut se voir demain ouvrir la route du pouvoir. Les forces politiques qui, croyant que le chaos peut leur profiter, se hasardent à encourager ces dynamiques centrifuges, prennent le risque de conduire la France au grand basculement. Ainsi le parti « Les Républicains », lorsqu’il s’imagine récupérer son électorat évanoui en se lançant dans des surenchères nauséabondes avec Madame Le Pen ou Monsieur Zemmour, ne fait-il que paver la route aux solutions de la xénophobie institutionnalisée. Ainsi les dirigeants de La France insoumise, si rien ne vient contrarier leur folle stratégie consistant à faire du clivage et de l’outrance provocatrice la martingale leur permettant de solidifier puis d’élargir une partie de leur base électorale — ces « jeunes urbains issus de l’immigration » dont un proche de Jean-Luc Mélenchon fait manifestement la cible privilégiée de sa famille politique (Le Parisien, 21 novembre 2023), sans plus chercher les moyens d’unir l’ensemble des forces sociales ayant un commun intérêt à se libérer de l’impasse capitaliste actuelle —, ne font-ils que menacer la gauche d’une minorisation durable, donc d’une défaite historique.  

Arrêtons-nous un instant sur la poussée d’antisémitisme que connaît présentement la France, dans le contexte de la crise paroxystique secouant le Proche-Orient. Elle eût dû, comme en d’autres temps, provoquer la levée en masse des défenseurs d’une République qui, de son origine révolutionnaire, tire son rejet absolu des logiques ethniques et religieuses pour ne reconnaître qu’une nation citoyenne également attachée à tous ses enfants. Cette fois, d’aucuns n’auront pas hésité à instrumentaliser l’appel au 12 novembre, lancé par les présidents des deux Assemblées. Celui-ci, il est vrai, se sera (volontairement ou involontairement) enfermé dans ses ambiguïtés, du fait de son refus de tenir à distance tous les fauteurs de haine et de racisme, à commencer par une extrême droite trop heureuse du cadeau qu’on offrait si généreusement à son entreprise de respectabilisation. Incapable de se dépêtrer du piège ce faisant tendu, une partie de la gauche aura préféré en faire le prétexte de son refus de descendre dans la rue, se détournant du même coup de ce qui aura représenté l’honneur de l’engagement progressiste depuis l’Affaire Dreyfus. 

Tout aussi menaçant pour le futur, on aura assisté à une division entre les Français, comme si le refus de laisser nos compatriotes juifs seuls face à la haine devait être interprété comme un soutien aux massacres perpétrés par le pouvoir d’extrême droite israélien à Gaza, à moins que certains aient cru y déceler de la complaisance envers d’autres formes de racisme, tel celui qui atteint les musulmans de France. Une ligne de fracture qui, pour la première fois depuis très longtemps, aura traversé les relations entre communautés religieuses, les institutions cultuelles ou culturelles de l’islam ayant plus ou moins justifié leur silence devant les violences antisémites par l’identification que suscite, de la part d’une partie de leurs fidèles, la « cause palestinienne ». Le quotidien de référence catholique aura d’ailleurs tenu à souligner la gravité de cette faille, en écrivant : « Sur le terrain inter-religieux, le dialogue construit de longue date est éprouvé par des lectures différentes du conflit » (La Croix, 16 novembre 2023). 

Certes, la journée du 12 novembre aura néanmoins mobilisé des dizaines de milliers de personnes, de tout âge, de toute affinité politique, et de toute confession. Fort heureusement, sauvant l’honneur, la majorité des forces de gauche et écologistes, de concert avec diverses associations, n’auront pas barguigné devant l’impératif devoir de riposte à l’ignominie, publiant leur propre appel à former un « cordon républicain » autour des tentatives de dévoiement des héritiers du fascisme. Bien sûr, la lutte de chaque instant qu’il convient de déployer contre l’antisémitisme et tous les racismes ne saurait, dans notre République laïque, se mesurer à l’attitude des obédiences confessionnelles. Il n’en demeure pas moins que, à la chaleur de ce qu’il faut bien désigner comme une épreuve lourde pour la société française, nous aurons pu mesurer, tout à la fois, une tendance grandissante à la confessionnalisation de la question israélo-palestinienne, et le risque d’une contamination du débat public par cette lecture déformée des enjeux proche-orientaux. 

UNE QUESTION-CLÉ, LE RASSEMBLEMENT DE LA NATION

C’est d’ailleurs la raison pour laquelle je suis de ceux pour qui, en choisissant d’être absent de la marche parisienne, le président de la République aura commis une indéniable faute politique. Loin d’avoir pris le sens d’un alignement sur la politique israélienne, sa présence eût d’abord signifié que la France ne possédait pour seule boussole que le respect du droit international et que, devant les menaces planant sur une partie de ses citoyens, la nation faisait bloc à partir des principes fondant son vivre-ensemble : liberté-égalité-fraternité. En n’étant pas porteur de ce message d’union, et plus encore en laissant supposer que son engagement dans la rue contre l’antisémitisme eût pu provoquer des réactions hostiles dans certains quartiers populaires, il aura de facto anticipé la tendance à la communautarisation de la vie publique, et favorisé l’essentialisation des diverses populations formant la communauté nationale. 

On fait droit, en effet, aux lectures ethnicistes ou religieuses des conflits traversant notre société, telles que les véhiculent, en miroirs inversés, l’extrême droite xénophobe et l’islamisme totalitaire, en paraissant considérer que nos compatriotes issus du monde arabo-musulman, dans leur immense majorité, confondraient leur solidarité de coeur avec le peuple palestinien avec un soutien au projet terroriste et fondamentaliste du Hamas. Et c’est, à l’inverse, une autre erreur lourde d’imaginer que le lien affectif des Juifs de France avec Israël en ferait naturellement les ambassadeurs de la politique détestable conduite par les dirigeants actuellement en poste à Tel-Aviv. Qu’en France, un citoyen d’origine juive, arabe ou musulmane soit visé pour ce qu’il est, et c’est la République tout entière qui doit se sentir atteinte. C’était, par conséquent, le devoir du premier personnage de l’État de l’affirmer par sa participation à la marche contre l’antisémitisme, ce dernier s’étant toujours révélé, dans notre histoire, annonciateur des pires catastrophes.  

Il est, cela dit, possible de prolonger la réflexion à partir de ce qu’aura suscité, dans le pays, le drame de Crépol, dans la nuit du 18 au 19 novembre. L’assassinat du jeune Thomas, et les graves blessures infligées à certains des participants du bal s’étant tragiquement terminé, auront soulevé une légitime émotion. Nul ne devait, devant un événement appelant d’abord compassion et solidarité, donner l’impression d’hésiter dans la condamnation et l’appel à une action judiciaire impitoyable, l’abominable déchaînement de violence ayant conduit à la mort d’un adolescent ne relevant certainement pas d’un banal fait divers, mais d’une dérive mortifère des relations sociales. C’était toutefois, à l’inverse, une pure infamie que de s’empresser de voir dans cet événement l’expression de la « haine antifrançaise » d’un quartier populaire de Romans-sur-Isère. 

À l’heure où ces lignes sont écrites, l’enquête semble attester que les motivations de la rixe ne relèveraient pas d’un « ensauvagement ethnique » de tout un pan de notre société. Ce qui n’ôte rien au caractère monstrueux du processus qui aura vu, en 2023, des jeunes massacrer d’autres jeunes, pas plus qu’au fait révoltant que des propos racistes aient pu être tenus de part et d’autre à l’occasion de cette tragédie. Les tensions fracturant notre Hexagone, la violence endémique qui les accompagne, l’évanouissement des valeurs du civisme et de la solidarité nationale, s’avèrent suffisamment graves pour que personne ne se hasarde, dans ce que l’on appelle encore « l’arc républicain », à les transformer en ferments de guerre civile. Sans doute, demeurons-nous très loin de ladite guerre civile que trop de personnages publics s’aventurent à pronostiquer. Il n’en demeure pas moins que certains positionnements entretiennent une atmosphère poisseuse, distillant leur venin dans les esprits et pouvant, tôt ou tard, se traduire en déchaînements de violences. Les seuls à y trouver leur compte sont ceux qui auront organisé des ratonnades immondes dans la Drôme ou les rues de Lyon. 

L’ACCÉLÉRATEUR DE LA CRISE DE RÉGIME

Ce climat lourd de dangers dresse l’acte d’accusation de politiques qui, sans interruption, auront déchiré les liens sociaux, affaibli l’État jusque dans ses fonctions régaliennes afin de l’adapter aux exigences dérégulatrices du capital financier, ravagé notre tissu industriel ou nos services publics au prix de lourdes pertes de souveraineté, rongé l’éducation et la culture autrement dit ces piliers porteurs de la capacité d’un peuple à faire nation, rendu totalement incertaines d’innombrables vies et répandu un terrible sentiment de déclassement dans une ample partie de la population, atrophié la démocratie au point d’en éloigner des millions de citoyennes et de citoyennes, opposé entre eux des secteurs que tout eût dû amener à faire front pour un progrès partagé. Son aggravation, ces derniers temps, se sera au surplus nourrie de la perte abyssale d’autorité du clan présentement au gouvernail de la France.

En l’occurrence, chaque événement aura témoigné de la déréliction accélérée du macronisme. Ayant pulvérisé, en 2017, les partis qui avaient si longtemps bénéficié des mécanismes de l’alternance institutionnelle, le dernier en date de nos monarques présidentiels aura affiché la volonté de parachever l’oeuvre de ses prédécesseurs : l’adaptation de la société française aux normes du nouvel âge du capitalisme. Sous couvert de modernisation de la gestion politique du pays, et avec pour objectif revendiqué de restaurer la « verticalité » du pouvoir présidentiel, il aura dès les premiers instants de son premier quinquennat, cherché à modifier radicalement le rapport des forces entre capital et travail, à travers la libéralisation accélérée de l’économie, le démantèlement de pans entiers du droit social, l’affaiblissement du rôle de la puissance publique dans la détermination des choix de développement, l’étranglement de la démocratie sociale comme, plus généralement, de la citoyenneté. 

Las ! Cet assaut se sera littéralement fracassé sur quatre événements aussi majeurs qu’inattendus de dirigeants qui s’étaient aveuglés sur l’instabilité grandissante de la situation, à l’intérieur comme à l’extérieur de nos frontières : la colère sociale qu’auront successivement représentée l’irruption des « Gilets jaunes » puis l’immense mouvement de défense des retraites ; l’amplification des tendances à la fragmentation de la nation, telle que l’aura mise en évidence l’explosion des quartiers populaires cet été ; la pandémie de Covid-19 qui aura, à l’échelle de la planète entière, marqué la faillite des dogmes de la dérégulation sans limites et de la concurrence « libre et non faussée » ; et l’entrée de la globalisation dans une période de convulsions aiguës, de concurrences acharnées entre puissances et géants transnationaux, de guerres et de terrorismes, aboutissant au recul de l’influence française jusque dans les zones où elle s’exerçait encore avec force, comme le continent africain. 

De sorte que, de la superbe initiale d’un président jouant de sa jeunesse et de son volontarisme, il ne sera vite resté qu’un pilotage politique à vue, conjugué à ce mélange d’autoritarisme et de morgue méprisante qui lui aura valu une défiance populaire comme aucun exécutif n’en avait affrontée depuis les origines de la V° République. De sorte aussi qu’un débat des plus âpres aura fini par éclater au sein de la classe dirigeante, sur la place du pays dans un monde en pleine reconfiguration, sur les pertes de souveraineté engendrées par la subordination toujours plus forte aux vues de l’empire nord-américain, sur les moyens propres à permettre au capitalisme français de s’insérer dans la nouvelle donne économique et géostratégique aujourd’hui émergente, sur l’impasse à laquelle se heurte à présent une construction européenne ayant servi les desseins de la puissance allemande bien davantage que ceux de la France.

Au coeur de l’été, l’un des penseurs les plus en vue de la bourgeoisie française, Nicolas Baverez, aura mis en pleine lumière l’affrontement qui couve au sein des milieux dirigeants. N’hésitant pas à entrer dans une vive polémique avec l’un des responsables de la rédaction du Point, et quelles que puissent par ailleurs être ses options néolibérales, il aura, par la virulence de sa critique de l’exécutif, éclairé la gravité de la crise française, telle que l’appréhendent les élites. « Emmanuel Macron, écrivait-il, s’est fait élire en 2017 sur la promesse de relever notre pays en éradiquant les dirigeants et le système de la V° République. Il a systématiquement démantelé les pôles d’excellence qui formaient l’armature de la V° République et dont il était le produit : les lycées d’élite, l’ENA, les grands corps de l’État. Mais pour ne rien reconstruire. Son nihilisme ne laisse que le vide. La diplomatie sans diplomates se traduit par une dégradation de l’influence et de l’image de la France qui nous ramène à la IV° République. La sécurité sans corps préfectoral se résume à l’effondrement de l’ordre public et à une violence hors de tout contrôle. La destruction de la classe dirigeante, avec le soutien zélé de la magistrature, prépare méthodiquement l’arrivée au pouvoir de l’extrême droite. Emmanuel Macron portait des espoirs de réforme de notre pays qui recoupent les valeurs fondatrices du Point : le libéralisme, l’économie de marché, la construction de l’Europe, la méritocratie républicaine. Il les a tous trahis. Sa pratique de la V° République, fondée sur une centralisation sans précédent, sur le refus de tout contre-pouvoir, sur le mépris du Parlement, des partis ou des citoyens (…) débouche sur la paralysie de la décision politique. (…) Nous ne vivons pas une époque ordinaire. Les démocraties sont en grand danger, prises sous le feu croisé des empires autoritaires, des jihadistes et des populistes. La France est particulièrement vulnérable. (…) Dans ce temps de tempête, la France se trouve privée de cap et l’État se transforme en bateau ivre… » (Le Point, 10 août 2023). 

Inutile de dire que la manière compulsive par laquelle le chef de l’État se sera employé à répondre à l’anxiété manifeste de ceux qui l’auront porté aux affaires aura confirmé l’impasse où il s’enferme. Impuissant à redéfinir un projet susceptible, non seulement de redonner une perspective au pays, mais au moins de réunifier son camp, il aura surtout multiplié les manoeuvres à courte vue et les coups de com. On l’aura, entre autres choses, vu lancer le très fantoche « Conseil national de la refondation », fixer un cap de « cent jours » à sa Première ministre, convoquer autour de sa personne les chefs de partis, lancer à cette occasion l’idée d’une réforme de la Constitution pour en élargir l’organisation aux questions de société… avec pour uniques conséquences de le laisser totalement isolé et d’altérer un peu plus sa légitimité devant le pays. Étonnamment indifférent au fossé qui se sera creusé entre lui et un corps citoyen en quête de justice, il entend manifestement récidiver en annonçant la mise en oeuvre de nouvelles contre-réformes destructrices de droits et de protections pour les populations, toujours mâtinée de cette pulsion autoritaire dont les conséquences ont déjà été fort lourdes sur les libertés publiques. Traduit par le ministre du Travail, Olivier Dussopt, cela donne l’appel à « un acte II de réforme du marché de l’emploi (…) qui associera plus de formation, plus de flexibilité, plus de mobilité, plus d’anticipation, et quand on peut simplifier, c’est mieux » (Les Échos, 15 décembre 2023). Le monde du travail peut à bon droit s’alarmer…

De quoi enchâsser entre elles, et rendre explosives, toutes les dimensions de la tourmente française : cette crise sociale qui, creusant sans fin les inégalités, mine les fondements de l’existence collective d’un peuple ; cette crise morale qu’aggrave le sentiment du pays de n’avoir plus ni cap, ni identité ; cette crise de la démocratie, qui se fait toujours plus aiguë à mesure que les citoyennes et les citoyens s’estiment définitivement écartés des choix déterminant leur devenir ; cette crise de la place et du rôle de la France dans le concert international, constamment avivée par un pouvoir l’ayant privée de voix forte et indépendante. Une équipe privée de soutien populaire, ne disposant plus de majorité à l’Assemblée nationale et se trouvant de ce fait contrainte de gouverner à coups d’article 49-3, prend des allures de Titanic. Avec pour effet la tendance lourde, relevée par la onzième vague de l’étude « Fractures françaises » réalisée par Ipsos-Sopra Steria : « Jamais, depuis l’élection d’Emmanuel Macron en 2017, autant de Français interrogés n’ont considéré que le pays était en déclin (82%) — un bond de sept points en un an » (Le Monde, 11 octobre 2023).

L’adoption, le 11 décembre, de la motion de rejet de la loi Darmanin sur l’immigration n’aura fait qu’aggraver considérablement l’instabilité au sommet de l’État. À la base, l’objectif du projet consistait à marquer fortement la volonté de l’hôte de l’Élysée de réorienter sa politique, à partir de la conviction maintes fois énoncée selon laquelle, le pays se situant dorénavant à droite, il convenait de rechercher systématiquement l’appui des « Républicains », voire celui du Rassemblement national, pour remédier à l’inexistence de majorité au Palais-Bourbon. En d’autres termes, il s’agissait de faire aboutir, sur le dossier aussi symbolique que sensible des migrations, la démarche qui avait échoué lors de la confrontation sur les retraites. C’est ce qui aura inspiré l’accord conclu entre le ministre de l’Intérieur et la droite sénatoriale, aboutissant à cette ligne odieuse de stigmatisation des migrants, qui sera arrivée devant les députés en ignorant totalement les raisons pour lesquelles tant d’hommes, de femmes ou d’enfants défient si fréquemment la mort afin de fuir la misère, les dictatures, le réchauffement climatique ou les guerres. 

Sauf que, de l’obsession d’une prétendue submersion migratoire à la restriction du droit d’asile, de la mise en charpie de l’Aide médicale d’État au refus de procéder à la pleine régularisation des travailleurs sans papiers,  les gouvernants auront fini par se prendre les pieds dans le tapis. Ils se seront non seulement placés entre les mains de leur opposition ultradroitière et révélés totalement incapable de définir une politique cohérente et humaine de régulation des flux migratoires, mais ils auront fait voler en éclats la fameuse doctrine du « en même temps » qui se voulait l’identité du macronisme. Ce que l’une des figures de ce dernier, Gilles Le Gendre, résume en parlant du « lent délitement de notre offre politique », qui se mesurerait à trois symptômes : « Nous marchons vers une forme d’impuissance publique sur les grands projets. Nous sommes guettés par la division, un courant de gauche et un courant de droite se sont installés. Et puis il y a un brouillage absolu de nos convictions d’origine, et une tentation sécuritaire, je n’avais pas signé pour cela » (Les Échos, 13 décembre 2023). 

Incapable, de ce fait, de mener jusqu’au bout la réorganisation de son dispositif d’alliances, et donc d’obtenir le soutien d’un nombre suffisant de députés, la Macronie aura donc subi la sanction de la motion de rejet. Ce qui la laisse un peu plus privée d’autorité et renforce, à l’inverse, la position lepéniste au sein d’un champ politique en pleine déliquescence, l’effondrement du macronisme s’ajoutant à la décrépitude d’une droite ne sachant plus que faire la courte échelle à ses concurrents extrémistes, et à la panne de projet mobilisateur dans laquelle s’enlise la gauche.

LA RÉPUBLIQUE FACE AU SPECTRE DU BONAPARTISME

Nous entrons, de toute évidence, dans un moment bonapartiste de notre histoire. C’est-à-dire dans la recherche, de la part des forces dominantes, d’une solution de force que pourrait incarner un personnage prétendant, pour remodeler radicalement le mode et les formes de la direction de la France, s’affranchir de certaines règles démocratiques et se poser en surplomb des affrontements politiques et sociaux. La tendance s’en dessine d’ailleurs sur l’ensemble du globe, du trumpisme renaissant outre-Atlantique à l’ultrapopulisme récemment victorieux à la présidentielle argentine, en passant par la coalition extrême-droitière aux manettes de l’autre côté des Alpes ou par les gouvernements illibéraux de certains pays de l’Est européen. 

À l’origine, en cherchant à transformer au forceps la France en « start-up nation », le projet de l’occupant actuel du Trône relevait lui-même d’un césarisme au service de la finance. Le fiasco de cette tentative fait d’autant plus surgir la perspective d’un nouveau bonapartisme autoritaire que les deux quinquennats macroniens s’achèveront bientôt sur l’aggravation de la crise française, inédite sans doute depuis des décennies en ce qu’elle conjugue désintégration du champ partisan traditionnel, affaissement de toutes les formes de la représentation instituée — les organisations syndicales, elles-mêmes, subissent les retombées de l’échec enregistré par la plupart des grandes mobilisations de ces dernières années, en dépit de leur conduite jusqu’au bout convergente de l’action contre le passage à 64 ans de l’âge du départ à la retraite —, et affaiblissement délétère de l’État en ses missions d’intérêt général. 

Il est, de ce point de vue, significatif qu’un tenant de ce que d’aucuns désignaient jadis comme le « cercle de la raison » néolibéral, tel Édouard Philippe, en arrive à écrire, dans son dernier ouvrage : « Pour que la France poursuive son aventure sans renoncer à ce qu’elle aime, à ce qu’elle croit ou à ce qu’elle veut, il nous faudra rompre, modifier notre Constitution en profondeur, changer radicalement notre État, changer notre façon de faire la loi et même notre façon d’envisager ce qu’est la loi. (…) L’histoire révolutionnaire du pays et les figures tutélaires que sont Napoléon ou de Gaulle montrent que c’est souvent par césarienne que la France a procédé » (Des lieux qui disent, JC Lattès 2023).   

L’expérience nous a appris que le bonapartisme peut revêtir bien des formes. Le parti de Madame Le Pen s’avère sans conteste candidat au rôle, sa volonté de « dédiabolisation » obéissant au souci d’apparaître comme un acteur fonctionnel à la remise en ordre qu’appellent de leurs voeux divers secteurs du capital. Non sans résultat, si l’on en juge par le récent propos de Monsieur Roux de Beyzieux, l’ancien président du Medef, évoquant l’hypothèse d’une victoire électorale du Rassemblement national comme d’un « risque nécessaire ». On devine également d’autres options faisant leur chemin, depuis l’intérieur cette fois du « bloc bourgeois » qu’Emmanuel Macron s’était évertué à structurer autour de lui, afin d’occuper cet espace de la solution providentielle visant à sortir de l’impasse politique. 

Cette recherche se retrouve, aussi bien, à travers les postures martiales de quelques-uns, s’efforçant de disputer à l’extrémisme droitier les recettes de la démagogie sécuritaire et anti-immigration, que dans diverses initiatives se voulant transpartisanes. À y regarder de près, c’est bien le souci d’éviter une victoire de l’extrême droite alors que le pays doit affronter d’intenses turbulences sur le théâtre mondial, tout en sauvegardant la ligne pro-business à laquelle tiennent tant les possédants, qui inspire la prise de distance envers leurs familles respectives de deux anciens Premiers ministres, Édouard Philippe et Bernard Cazeneuve. « Si nous parlons aujourd’hui d’une même voix, écrivent-ils dans une tribune commune, c’est parce que le moment traversé par notre pays, dans le chaos qui saisit le monde, porte des menaces que seule la nation lucide et unie peut affronter et repousser » (La Tribune Dimanche, 4 novembre 2023). Il reste toutefois, aux tenants d’une pareille solution, à construire son incarnation face à l’héritière de la dynastie Le Pen qui a pris quelques longueurs d’avance. 

À GAUCHE, L’HEURE DU SURSAUT  

L’avenir dira sur quoi débouchera finalement cette recomposition qui se cherche. Une chose est, néanmoins, d’ores et déjà certaine : la gauche se voit interpellée sur la pertinence de ses réponses à une crise qui met la France au bord du précipice. L’épisode du crash de la loi sur l’immigration devant la représentation nationale apparaît, sous ce rapport, fort paradoxal. C’est à l’initiative de la gauche de l’hémicycle que, très logiquement, la motion de rejet aura été rédigée afin de contester la violence insupportable du durcissement des conditions d’accueil des réfugiés et exilés, avant que son adoption inflige au gouvernement la défaite que l’on sait. C’est cependant entre la Macronie, la droite et l’extrême droite que se règlera l’issue de la « commission mixte paritaire », composée de représentants des deux Assemblées et appelée à adopter une nouvelle version du projet. On ne peut mieux décrire le « plafond de verre » auquel se heurte notre camp.

Du fond de l’impasse dans laquelle se sera achevée l’expérience de la Nupes, forces de gauche et écologistes auront pu vérifier que, depuis la séquence électorale de 2022, elles n’auront pas su répondre aux problèmes que se pose notre peuple. Celui-ci aspire à voir satisfaites ses demandes de justice, d’égalité et de protection. Tant la volonté hégémoniste de La France insoumise — s’illusionnant sur le fait que la crise française allait se dénouer sur un affrontement l’opposant au Rassemblement national —, que ses choix stratégiques — qui l’auront amené à ne plus parler à tout un pan de la majorité sociale de la France — nous auront rendus collectivement inaudibles. Les polémiques ayant accompagnées les propositions de Fabien Roussel sur le caractère central du travail, la souveraineté industrielle ou énergétique de la nation, la refondation de la République, la défense de la laïcité comme de l’universalisme, une autre politique de sécurité, ou encore l’avenir de la France, en auront constitué autant d’illustrations. C’est en se montrant, sur chacun de ces sujets, inapte à produire des réponses pertinentes que la gauche, dans sa globalité, aura laissé se creuser la distance avec une très large partie des classes travailleuses sans lesquelles aucune victoire n’est envisageable.  

Il s’agit désormais d’inverser la tendance. C’est à une autre forme de rassemblement, fondée sur un nouveau contenu entrant en résonance avec les attentes populaires, qu’il convient de s’atteler. Ni union autour d’un personnage se pensant incontournable, ni construction de sommet réduite aux seules formations politiques, c’est un processus de débats et de convergences, à même de déboucher sur un programme pouvant catalyser une majorité politique, qu’il nous appartient d’initier. Pour le dire autrement, sans que le projet à proposer aux Françaises et aux Français émanât des élaborations et des expériences accumulées dans le cours des résistances de la société aux régressions qui la menacent, l’alternative progressiste ne pourra être au rendez-vous de l’histoire. Tel est le sens de l’appel du Parti communiste français, à ses partenaires politiques comme à toutes les forces sociales ou culturelles disponibles, en vue de la construction d’un nouveau Front populaire.

Des visions antagonistes de la France et de son futur se font désormais face. Il importe, par conséquent, de ne plus se détourner de cette bataille essentielle, mais au contraire de l’assumer dans toutes ses dimensions. Cela suppose de lier entre elles les exigences d’un autre modèle de développement tournant la page de la toute-puissance des marchés financiers, de la restauration du rôle de la puissance publique pour satisfaire les immenses besoins sociaux ou écologiques présentement insatisfaits, d’une nouvelle industrialisation de nos territoires maîtrisant choix technologiques et redéfinition de grandes filière stratégiques, d’une autre utilisation de l’argent et de nouvelles institutions pour y parvenir, d’un changement de République offrant de nouveaux pouvoirs aux citoyens autant qu’aux salariés à l’entreprise, d’une rupture avec une construction capitaliste européenne désormais en déroute, d’un nouvel engagement du pays au service des coopérations entre peuples et d’un autre ordre du monde. Bref, c’est à une révolution de la relation de la gauche au pays que nous sommes appelés. La situation n’a pas encore basculé en dépit des nuages s’accumulant à l’horizon, et le sursaut peut encore tout changer…   

Christian_Picquet

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