Du mauvais usage des lois dites mémorielles

Voilà un point que je ne pouvais me résoudre à ignorer et qui m’amène à interrompre, très ponctuellement, le fil de mes réflexions sur ce qui occupe aujourd’hui tout mon temps : le combat pour une gauche à la hauteur de ce qui est attendu d’elle. L’occasion de cette parenthèse m’est fournie par la saisine du Conseil constitutionnel à l’initiative de 72 sénateurs, de tout bord politique, opposés à la proposition législative visant à punir toute personne qui aurait ”« contesté »” ou ”« minimisé de façon outrancière »” l’existence «” des génocides reconnus par la loi »”, ce qui vise explicitement le massacre des Arméniens en 1915. Le Sénat avait, voici quelques jours, adopté ce texte, dans un climat d’extrême confusion il est vrai, à la suite de l’Assemblée nationale. La démarche des sénateurs a immédiatement été suivie d’une réaction courroucée du locataire élyséen, indiquant qu’une décision négative des juges de la rue Montpensier serait suivie du dépôt d’un nouveau projet, d’origine gouvernemental celui-là, du moins peut-on l’imaginer…

La question soulevée par la délibération du Parlement va donc devenir un abcès de fixation douloureux, aussi inattendu que dangereux dans ses retombées idéologiques possibles, de la campagne électorale qui nous mène aux législatives de juin. Je choisis de l’aborder sans détours, dès lors qu’elle touche à l’un des combats de toute ma vie, celui de la fraternité humaine contre le déchaînement meurtrier des pulsions nationalistes et ethniques les plus odieuses. Tant pis si la position personnelle que je vais maintenant défendre m’expose à la critique d’un certain nombre d’amis proches, qui, je le sais pour en avoir discuté avec eux, développent un point de vue différent.

Disons-le tout d’abord, le texte présenté par Madame Boyer, députée UMP des Bouches-du-Rhône, est en fait une opération de Nicolas Sarkozy, consistant à instrumentaliser un enjeu de mémoire à des fins électoralistes manifestes (les suffrages de plusieurs centaines de milliers de citoyens français, descendants des victimes de l’armée turque lors du premier conflit mondial, seraient si utiles à un futur candidat menacé de perdition…). Le prix à payer – outre une crise diplomatique avec la Turquie, dont les autorités françaises ne savent manifestement pas comment se tirer – en sera, évidemment, un nouvel encouragement au communautarisme et une tentation fort problématique de donner force de loi à des lectures politiques de l’histoire. De la même majorité, n’avait-il d’ailleurs pas surgi, sous le quinquennat de Jacques Chirac, un coup de force tendant à imposer aux programmes scolaires la reconnaissance d’un ”« rôle positif de la présence française outre-mer »” ? Eût-il, pour autant, fallu suivre le collectif « Liberté pour l’histoire », mené par Pierre Nora ? Impossible, à mes yeux.

LES ENJEUX DE MÉMOIRE SONT POLITIQUES

Cette grande figure de notre intelligentsia (inspiratrice de la revue ”Le Débat” comme de cette somme, remarquable autant que contestable, intitulée ”Les Lieux de mémoire”) s’est en effet aventurée à contester – c’était dans ”Le Monde” du 28 décembre dernier – un concept ayant triomphé, en matière de recherche historique, à la faveur des innombrables travaux ayant eu la Shoah pour objet. Je le cite : ”« Tous les historiens sérieux sont réticents à utiliser le mot génocide, lui préférant selon les cas ‘’anéantissement’’, ‘’extermination’’, ‘’crime de masse’’ »”… Que l’on m’entende bien, je n’accuse nullement Monsieur Nora de « révisionnisme », mais le relativisme dont il paraît vouloir faire usage, à propos de l’événement ”« indicible »” marquant de manière indélébile le XX° siècle, pourrait vite devenir un problème majeur dans notre débat public. En écrivant ”« indicible »”, je reprends une expression utilisée par Hannah Arendt, laquelle explicitait cette appréciation en écrivant que le totalitarisme avait ”« découvert sans le savoir l’existence de crimes que les hommes ne peuvent ni punir ni pardonner. En devenant possible, l’impossible devint le mal absolu, impunissable autant qu’impardonnable »”.

Quoi que l’on pense des arrières-pensées du président sortant, et même si l’on progresse en ce domaine sur une ligne de crête fort étroite (celle qui se meut entre vérité historique et vérité légale), on ne peut nier que la reconnaissance de faits génocidaires – que ce fût par le corps des chercheurs, par des juridictions dont les arrêts valent jurisprudence pour l’humanité (je pense notamment à celle de Nuremberg), par la communauté des nations, voire par les États – aura systématiquement été visée par des offensives déniant leur réalité. Pour la simple raison que l’on ne se trouve pas, en l’occurrence, devant une controverse de nature essentiellement historique, mais bien plutôt engagé sur le théâtre d’une bataille politique de première importance.

C’est le regretté Pierre Vidal-Naquet qui avait fait mouche lorsque, traitant d’un sinistre bonhomme nommé Robert Faurisson, détracteur en chef de la réalité des chambres à gaz hitlériennes durant les années 1970, il avait parlé ”« d’apologie de crime par dissimulation de crime »” (in « Un Eichmann de papier », article reproduit dans ”Les Juifs, la mémoire, le présent”, par les éditions Maspéro en 1981). On pourrait reprendre des mots identiques pour caractériser l’action de ceux qui, à la tête de l’État turc, nient jusqu’à nos jours l’extermination de plus d’un million d’Arméniens en 1915 par les troupes de Talaat Pacha (”« le premier génocide des temps modernes »”, disait encore le grand Vidal-Naquet), ou qui, sans doute toujours nichés dans les arcanes de notre propre appareil étatique, ne veulent d’aucune manière entendre parler du massacre des Tutsis, au Rwanda, auquel la France prêta d’évidence son concours en 1994…

RETOUR SUR LA LOI GAYSSOT

C’est pour faire face à ce genre d’entreprises politiques et idéologiques, que la loi Gayssot avait été adoptée en 1990. Non pour imposer une quelconque vérité en histoire, ni pour s’ingérer dans la recherche ou l’enseignement, encore moins pour contester l’autonomie de la science, mais pour marquer un rapport de force grâce à une législation permettant de poursuivre quiconque s’emploierait à redonner une légitimité au nazisme sous prétexte de contestation « historique » des crimes contre l’humanité établis à Nuremberg en 1945. Serge Klarsfeld, dont me sépare le fait qu’il défende sans la moindre distance la proposition Boyer, n’aura malgré tout pas eu tort de s’interroger sur l’essor qu’aurait inévitablement connu l’antisémitisme sournois que dissimulent à peine les négateurs de la Shoah, si la loi du député alors communiste n’avait vu le jour, voilà plus de 20 ans, alors que les survivants commençaient à disparaître et que le lepénisme s’employait à travailler la France en profondeur.

Je le dis avec d’autant plus de franchise qu’à l’époque, j’étais plutôt réservé sur l’usage dévoyé qu’eût pu favoriser l’extension du champ d’application dudit texte. Pierre Vidal-Naquet, dont les réflexions ont tant accompagné ma formation originelle d’historien, affichait d’ailleurs les mêmes préventions… J’ai néanmoins changé de position, au vu entre autres du courage (et de l’engagement épuisant) qu’il aura fallu à un certain nombre d’historiens et de philosophes allemands déployer – alors qu’ils ne disposaient d’aucun autre moyen politique que la qualité de leur argumentation – pour contrer les entreprises révisionnistes d’un Ernst Nolte (lequel prétendait, en résumé, à l’occasion de ce que l’on aura désigné comme « la querelle des historiens » d’outre-Rhin, « expliquer » le nazisme par les « crimes du bolchevisme »), sans même parler des renaissances récurrentes du négationnisme outre-Atlantique.

S’agissant précisément de la France, ayons d’ailleurs garde d’oublier qu’en 1966 (à peine 20 ans après la révélation de l’horreur des camps d’extermination), interrogés par l’Ifop, 19% des Français se disaient convaincus que les Juifs n’étaient pas ”« des Français comme les autres »”, 58% d’entre eux adhéraient sans état d’âme aux poncifs antisémites selon lesquels lesdits Juifs se seraient avérés ”« particulièrement nombreux dans les finances »”, 50% reconnaissaient qu’ils ”« éviteraient »” de voter pour un président juif, un peu plus du tiers seulement admettaient la disparition de cinq à six millions d’êtres humains dans la « Solution finale », un d’entre eux sur cent allant même jusqu’à proclamer que la destruction de la diaspora européenne était ”« une mesure finalement salutaire »”… À 45 ans de distance, comment ne pas mesurer de quelle opiniâtreté auront dû faire preuve, depuis ce moment, intellectuels engagés et associations antiracistes pour faire refluer la banalisation du mal ?

Nous sommes donc bien en présence d’un combat essentiel, à reprendre en permanence… La négation, ou la relativisation, de l’horreur, ces « crimes de papier » de prétendus intellectuels égarés par leurs tropismes haineux, sont de ceux qui préparent le réveil d’une bête immonde qui n’est jamais que temporairement assoupie, comme l’avait si bien proclamé Bertolt Brecht. C’est, précisément, la raison pour laquelle on ne peut, avec la facilité de certains, évacuer tout recours aux outils que peuvent, en certaines circonstances toutefois, représenter les dispositions législatives.

OCCUPER LE VRAI TERRAIN DU COMBAT

J’en reviens à la loi Boyer. Si ses desseins politiciens me paraissent moralement et politiquement condamnables, tant ils accusent le cynisme du clan qui nous gouverne, je ne peux cependant que me sentir du côté de Robert Noiriel lorsqu’il discerne, dans l’offensive contre les lois dites « mémorielles », une ”« bataille politique qui vise à discréditer les revendications des ‘’minorités’’ qui veulent qu’on reconnaisse les souffrances qu’elles ont subies dans le passé »”. Je nuancerai cependant le propos en disant que le problème n’est pas tant, du moins à mes yeux, de faire droit aux revendications de ”« minorités »”, aussi légitimes pussent-elles être, mais de ne pas permettre que la conscience universelle fût volontairement bafouée par des tentatives d’effacement (ou de brouillage) d’actes imprescriptibles, puisqu’à juste titre considérés comme visant l’humanité tout entière.

Si tel est bien l’objet de ce qui fait présentement discussion, il faut reconnaître que la gauche aura manqué d’aplomb devant ce débat parlementaire. Elle eût peut-être pu faire glisser la discussion, du terrain piégé de l’histoire ou de la répression de l’action de ceux qui en refusent les conclusions les mieux établies, vers celui, plus politique et donc plus en rapport avec la mission du législateur, de l’opposition à l’apologie, par leur contestation, des crimes contre l’humanité, des crimes de guerre ou des crimes de masse reconnus comme tels par le travail des chercheurs, les juridictions internationales ou les Nations unies… Ce qui eût, au passage, permis d’en élargir le champ à des tragédies comme celles dont le Rwanda (j’en ai parlé) ou le Cambodge ont été les victimes dans une période dont chacun garde encore le souvenir, donc de leur conférer une portée d’emblée globale…

Mieux vaudrait, à présent, tirer le bilan lucide de cette carence, le type de controverses ayant divisé les Assemblées depuis un mois étant appelé à resurgir, hélas, dès les prochaines semaines. Il demeure tant de moments cruciaux de notre histoire dont la vérité reste âprement disputée, alors qu’ils traumatisent toujours profondément les sociétés. C’est à cette réflexion indispensable que j’ai voulu apporter ma modeste pierre…

Christian_Picquet

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