Un seul voeu : contraindre Macron à faire retraite

Une fois encore, la tradition est respectée : la présentation des voeux du chef de l’État, comme celle de la plupart des représentants de nos élites dirigeantes, se révèlent d’une banalité affligeante. Ou plutôt d’un cynisme révoltant ! Surtout lorsque cela est suivi de véritables déclarations de guerre au peuple français. Décidément, ce genre d’exercice concourt de plus en plus au discrédit de la parole publique, tant les belles évocations du seuil d’une nouvelle année se révèlent éloignées des préoccupations du grand nombre. 

Chacune et chacun sait parfaitement que les premiers jours de 2023 verront une nouvelle dégradation du pouvoir d’achat avec la suppression des limites mises à l’augmentation des prix de l’énergie, ce qui va très durement impacter les foyers les plus fragiles et alourdir terriblement un contexte où, déjà, des secteurs entiers de l’économie — des boulangers-pâtissiers aux bouchers-charcutiers, en passant par nombre de petits entrepreneurs — risquent de mettre la clé sous la porte faute de pouvoir assumer l’explosion des tarifs du gaz ou de l’électricité. Le ralentissement de l’activité économique, consécutif à la hausse des taux d’intérêt décidée par les banques centrales ainsi qu’à l’inflation, dessine déjà d’importants plans de suppressions d’emplois et de délocalisations, démentant les annonces gouvernementales selon lesquelles la situation de l’emploi serait à ce point améliorée que de nombreux secteurs se retrouveraient en pénurie de main-d’oeuvre. 

LE CHOC DE CLASSE QUI S’ANNONCE…

L’état de l’hôpital public à l’heure où flambent plusieurs épidémies, autant que celui de notre secteur énergétique littéralement étranglé par des logiques concurrentielles européennes se conjuguant avec le choix mortifère d’asphyxie de notre industrie nucléaire, révèle chaque jour plus cruellement à quel point la souveraineté de la nation aura été atteinte par une contre-révolution néo-libérale n’ayant cessé d’affaiblir les capacités de la puissance publique de répondre à l’intérêt général. Quant à la guerre, qui fait rage en Ukraine à la suite de l’agression du régime russe, elle engage le Vieux Continent dans une spirale des plus dangereuses ; mais alors que la France se devrait, en de pareilles circonstances, de recouvrer une voix originale en faveur de la paix et de coopérations solidaires entre les peuples, sa perte d’indépendance à l’égard des surenchères bellicistes des États-Unis ne le lui permet pas, révélant les conséquences désastreuses de son appartenance à l’Otan. 

Tous ces sujets s’avèrent générateurs d’une profonde anxiété collective comme d’un sentiment massif de déclassement. Ce à quoi Emmanuel Macron n’aura su répondre, au soir de la Saint-Sylvestre, qu’en embouchant les trompes de « l’unité » autour des sacrifices demandés à la population. Ce qui se matérialise par le projet de réforme de notre sytème de retraites destiné à obliger, dès cet été, l’immense majorité des salariés à travailler plus longtemps avant de pouvoir bénéficier d’une pension à taux plein.

Que l’on ne s’y trompe pas, l’appel au sang et aux larmes pour sortir de la crise, tel que s’y sera livré le monarque élyséen le 31 décembre, ne peut être entendu d’un pays qui constate régulièrement que les privilèges des bien-nés et des bien-dotés s’accroissent indécemment, à l’heure même où l’on demande toujours davantage à celles et ceux qui ne disposent pour vivre que de leurs maigres salaires, de leurs petites pensions ou de leurs allocations de subsistance. La France entre, sous ce rapport, dans un moment de grandes convulsions. Si la peur des lendemains le dispute à la sensation d’impuissance chez des millions de nos compatriotes, la colère n’en gronde pas moins dans les profondeurs de l’Hexagone.

Les grèves qui, par dizaines, auront exprimé ces derniers mois la revendication d’une augmentation des salaires pour faire face à la dégradation insupportable du pouvoir d’achat en auront fourni une claire indication. Et c’est désormais autour de la bataille des retraites que peut — et que doit — se catalyser la résistance aux attaques des possédants quand ils cherchent à faire acquitter par le monde du travail le prix des désordres que la globalisation marchande et financière aura provoqué à l’échelle de toute la planète. 

Comme en font foi les trois décennies écoulées, l’attachement du peuple de France à ses conquêtes républicaines, et singulièrement à ce qu’il subsiste de l’héritage du Conseil national de la Résistance, se sera systématiquement traduit en de gigantesques mobilisations en défense de notre système de Sécurité sociale et de retraite par répartition. À une exception près, en 2019, lorsque le pouvoir macronien avait feint de reprendre à son compte la revendication de la CFDT d’un mécanisme par points — et même à cette occasion, il n’avait d’ailleurs pu complètement éviter que la confédération dirigée par Laurent Berger ne descende dans la rue contre l’allongement de l’âge de la cessation d’activité, seul le confinement lui ayant permis d’échapper à l’épreuve de force dont le menaçait son recours à l’article 49-3 —, c’est un front syndical au grand complet qui se sera généralement dressé contre les velléités régressives des gouvernants et du grand patronat en la matière. 

On est, par conséquent, en droit d’espérer que 2023 confirmera cette constante des luttes de classes dans notre pays. Car, pas davantage aujourd’hui qu’hier, hormis les pressions de la Commission européenne en faveur d’un retour aux prescriptions austéritaires un temps suspendues pour cause de crise sanitaire, rien ne vient justifier, dans l’opinion, l’obsession présidentielle de détruire une de nos principales conquêtes sociales. 

QUAND L’AVENTURISME S’AJOUTE À UNE VIOLENTE INJUSTICE

Même en suivant les analyses du Conseil d’orientation des retraites, le système actuellement excédentaire n’accuserait qu’un déficit minime (de l’ordre de 0,45% du produit intérieur brut par an sur les 25 prochaines années), si du moins l’État n’entreprenait pas de réduire ses engagements pour satisfaire les injonctions de commissaires européens pressés d’en revenir à leur fanatisme néolibéral. Il existerait, par ailleurs, des moyens de rendre durablement viable un mécanisme de retraite respectueux de ses principes fondateurs et permettant un départ à 60 ans avec 75% du dernier salaire. Il suffirait, pour cela, que l’on mette à contribution les revenus financiers et que l’on replace le financement de notre protection sociale sur des bases saines : celles que généreraient une politique volontariste de création d’emplois pour répondre aux urgences sociales et écologiques, un accès élargi pour chacune et chacun à une formation qualifiante, l’instauration effective de l’égalité salariale entre hommes et femmes, un modèle de développement fondé sur de nouveaux critères d’efficacité… Je renvoie, sur ces points, à l’excellente tribune de mon camarade Denis Durand, dans L’Humanité du 4 janvier 2023).

À l’inverse, comme le relève Henri Sterdyniak, des Économiste atterrés, « une augmentation brutale de l’âge requis frapperait ceux qui ont commencé à travailler avant 23 ans, en particulier les ouvriers, qui ont du mal à se maintenir en emploi après 58 ans. Elle ne créerait pas d’emplois pour les 1,2 million de personnes qui s’ajouteraient à la population active disponible. Ce ne sont pas les 62-65 ans qui prendront les emplois en tension (soignants, infirmiers, enseignants, conducteurs de train ou de bus…), dont les salaires et les conditions de travail doivent être repensés. Ce ne sont pas eux qui se formeront aux emplois qualifiés de demain pour la réindustrialisation et le tournant écologique. Le risque est grand d’augmenter le nombre de chômeurs, de bénéficiaires de l’allocation spécifique de solidarité (ASS) ou du revenu de solidarité active (RSA) » (Le Monde, 5 janvier 2023). Ce ne sont cependant pas uniquement les catégories les plus fragiles qui se trouveraient violemment percutées, mais l’ensemble du salariat, des agents du service public aux cadres dont les conditions d’existence se sont fortement dégradées ces dernières années. Dit autrement, dans un contexte où, comme le souligne l’économiste de Harvard Kenneth Rogoff, la récession qui nous guette pourrait se doubler d’une crise financière « difficile à contenir » (Les Échos, 5 janvier 2022), le projet de l’exécutif ajoute de l’aventurisme à une injustice phénoménale.

Au fond, la détermination du président de la République à faire passer à tout prix sa contre-réforme, en dépit de l’opposition qu’elle rencontre dans l’opinion, et quoique l’ensemble des confédérations syndicales la refuse résolument, ne se comprend qu’à partir d’une double intention politique. En premier lieu, il s’agit pour l’exécutif de se remettre en phase avec les classes dirigeantes du Vieux Continent, en retournant promptement à une baisse massive de la dépense publique, ce qui ressort clairement de plusieurs des discours présidentiels évoquant les budgets de l’Éducation, de la transition écologique, de l’aide au grand-âge voire de la sécurité, que pourraient venir abonder les économies réalisées sur les régimes de retraite. Ensuite, soucieux de rester dans l’histoire comme celui qui aura plié la nation aux attentes d’un capital financier qui convoite depuis longtemps le marché juteux des retraites, l’occupant du Trône entend infliger une défaite majeure à un peuple massivement hostile à sa politique. 

C’est la raison pour laquelle ce pouvoir qui se sait irrévocablement  minoritaire sur ce dossier aura renoncé à gagner la « bataille de l’opinion », ce qu’avouent désormais, mezzo voce, ses principaux représentants. À qui voudrait l’ignorer, la hargne des idéologues du néolibéralisme se chargerait d’ouvrir les yeux, à l’image de la livraison du 5 janvier du Point titrant : « La France malade de ses syndicats ». 

À peine aura-t-on dès lors cherché à atténuer la colère du pays en faisant passer de 65 à 64 ans l’allongement de l’âge du départ, ce prétendu « compromis » s’accompagnant toutefois de l’accélération des dispositifs de la réforme Touraine, adoptée en 2014, sous le quinquennat Hollande, pour augmenter la durée de cotisations nécessaires pour bénéficier d’une pension à taux plein. Le résultat sera ainsi identique : pour l’immense majorité de nos concitoyennes et concitoyens, il serait imposé de longues années supplémentaires d’activité, dans les plus mauvaises conditions qui se puissent imaginer. 

Point de doute possible, seul compte pour nos gouvernants le ralliement des députés « Les Républicains » à un projet destructeur de progrès social. Et le recours à l’article 49-3 reste de toute manière envisagé pour faire adopter, en un ultime coup de force, un amendement rectificatif au projet de loi de financement de la Sécurité sociale. Au moins, sommes-nous ainsi prévenus : c’est à un affrontement de très grande ampleur, qu’en face, on se sera préparé. 

MACRON PEUT ET DOIT ÊTRE BATTU !

Pari bien aventureux que celui-là ! L’attaque contre le droit à une retraite digne et à un âge où l’on est encore en bonne santé se heurte, en effet, à deux aspirations intimement liées. Si les Françaises et les Français auront dû consentir nombre de reculs en trois ou quatre décennies, le démantèlement d’une protection sociale placée au coeur du pacte républicain depuis la Libération se révèle toujours de nature à catalyser les résistances et les réflexes solidaires dans la société.  D’autant que c’est la question nodale du travail, profondément précarisé par un capitalisme prédateur comme jamais, que soulève la défense de la retraite par répartition. Le sociologue Luc Rouban le souligne à juste titre : « Quand on débat des retraites, on parle en réalité du travail. C’est en France que le travail est le plus vécu comme une souffrance. La moitié des Français considèrent que leur travail n’est pas reconnu ni récompensé à sa juste valeur. Les raisons se cumulent : marché du travail fragmenté, diplômes qui paient moins, hiérarchies figées, politique du chiffre dans le service public, perte de sens des métiers… Il en découle une sacralisation des retraites, parce que c’est le moment où l’on peut profiter de la vie » (Le Monde, 6 janvier 2022).

Autant dire qu’il s’avère parfaitement possible d’arracher une victoire sur le bloc bourgeois aux affaires. Il appartient, par conséquent, à la gauche et aux forces de progrès, de se ranger, sans atermoiements d’aucune sorte, derrière le front syndical unanime qui est en train de se reconstituer. Les manoeuvres hégémoniques, les opérations concurrentielles, les tentatives délétères de placer le mouvement social sous la tutelle de certaines formations politiques ne sauraient plus se reproduire en cette nouvelle année. 

Organisations du monde du travail et partis progressistes doivent au contraire agir en complémentarité, dans le respect des spécificités de chacun. Aux premières, il revient naturellement de rassembler largement dans la grève et dans la rue. Aux seconds, il incombe d’impulser le débat citoyen et de pousser les propositions sur les alternatives possibles aux vues d’un exécutif uniquement soucieux de servir les marchés. De sorte que, à partir d’un mouvement populaire que l’on devine d’ores et déjà puissant, fort de millions de personnes mobilisées, pourrait se construire une bataille politique pour exiger que la décision finale revienne au peuple, par le truchement d’un référendum. Les députés de la Gauche démocrate et républicaine ont d’ailleurs, d’ores et déjà, annoncé qu’ils déposeraient une motion référendaire au Palais-Bourbon. 

Telle est donc la démarche qui aura inspiré les communistes ces derniers mois. Elle se traduira, dans un premier temps, en même temps que se dérouleront les journées d’action des confédérations syndicales, par la tenue d’un meeting des forces de gauche et écologistes, à Paris, le 17 janvier. Dans la foulée, des initiatives de même nature devraient se tenir partout en France. Toutes les énergies doivent maintenant être concentrées sur un seul objectif : contraindre Monsieur Macron et les siens à faire retraite. Le voeu que je formule est que nous y parvenions, afin que le destin de la France commence à bifurquer. Que succès personnels, santé et bonheur soient au rendez-vous pour chacune et chacun d’entre vous. 

PS. Au cours des derniers jours de 2022, deux disparitions m’ont particulièrement touché. D’abord celle d’Isaac Joshua, « Isy ». Juif d’Alexandrie, l’un des fondateurs de la Jeunesse communiste révolutionnaire avant Mai 68, puis de la Ligue communiste dans la foulée de cette dernière explosion sociale, il avait été à l’initiative, au début des années 1970, de la création de l’Organisation communiste Révolution ! devenu ultérieurement Organisation communiste des travailleurs. Économiste dont les travaux auront inspiré plusieurs générations de militants, collaborateur de Charles Bettelheim notamment dans le Cuba d’après la révolution, analyste brillant des évolutions politiques du monde et de la France, pédagogue apprécié, je dois personnellement à « Isy » de m’être familiarisé avec un marxisme débarrassé de toute sclérose dogmatique, aux débats fondamentaux ayant traversé le mouvement ouvrier depuis les origines, et à l’oeuvre d’intellectuels innovants comme Nicos Poulantzas. Après qu’une partie de l’OCT ait intégré la Ligue communiste révolutionnaire, il s’était éloigné de l’activité partidaire, sans pour autant renier ses convictions révolutionnaires. J’avais alors perdu de vue cet homme chaleureux et à l’humour corrosif. Mes derniers échanges avec lui, dans les colonnes de la revue Critique communiste, avaient fait suite à la publication de mon livre La République dans la tourmente, en 2003. J’aurai retrouvé, plusieurs années après, un certain nombre des concepts autour desquels avait tourné notre débat dans son passionnant ouvrage, La révolution selon Karl Marx.

Autre disparu, Michel Théry. Lui aussi figure de la génération des années 1960, venu du PSU après avoir milité dans une mouvance marxiste d’ultragauche, il avait adhéré à l’OCR et à l’OCT. Dans les années 1970, j’avais côtoyé Michel et sa compagne, Irène, dans le militantisme parisien. Comme nous appartenions tous deux au bureau politique de l’OCT, je garde encore aujourd’hui le souvenir des débats de très grande qualité auquel il contribuait, souvent avec fougue. Lui aussi s’était éloigné de la politique, déçu par les échecs accumulés, et parfois aussi dégoûté de ce qu’il avait découvert dans les arcanes du pouvoir après 1981. Il s’était alors concentré sur ses activités professionnelles sur le travail, la formation, l’insertion professionnelle des jeunes.

Je n’ai jamais oublié ces deux camarades de combat, qui ont tant compté dans mes années de jeunesse. À leurs compagnes, leurs enfants, leurs proches, j’adresse mes plus sincères condoléances.  

Christian_Picquet

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