Merci encore, Bernard !
Je viens d’apprendre la disparition de Bernard Ravenel, dans sa quatre-vingt-septième année. Il était un ami. Il était également une grande figure du combat progressiste de la seconde moitié du XX° siècle. C’est une grande perte pour toutes celles et tous ceux aux côtés desquels il s’était engagé, au fil du temps, en faveur d’une gauche porteuse d’espoir et d’émancipation, des peuples et des nations aux droits bafoués, de la paix et du désarmement.
Agrégé d’histoire, Bernard avait tout d’abord adhéré au PCF, avant de le quitter à la suite de l’intervention soviétique de 1956 en Hongrie. Après avoir travaillé avec des courants marxistes « critiques », tel le groupe Tribune du communisme, il devait adhérer au Parti socialiste unifié, dès sa fondation en 1960. Il y avait, à l’origine, milité activement contre la sale guerre coloniale d’Algérie et participé à l’échelon local aux recompositions de la gauche d’avant 1968. Membre du bureau national du PSU à partir de 1972 au titre cette fois du courant « marxiste-révolutionnaire », il se vit rapidement chargé de la responsabilité du secteur international.
C’est à cette occasion qu’il eut à s’intéresser à la question israélo-palestinienne : à l’occasion d’un conseil national destiné, en 1975, à définir une stratégie internationale, le parti devait affirmer avec netteté son soutien à la lutte du peuple palestinien, tout en reconnaissant simultanément le fait national israélien. Il devait s’ensuivre une conférence des forces progressistes de la Méditerranée, dont Bernard fut la cheville ouvrière. Très investi sur les problématiques anti-guerre, il devait s’engager au sein du Mouvement pour le désarmement, la paix et la liberté (MDPL), une association ayant pris la suite du Mouvement contre l’armement atomique (MCAA), dont il devint le président après Claude Bourdet. Il devait également entrer au bureau national du Mouvement de la paix au titre du PSU, et participer ultérieurement à la création du Comité pour le désarmement nucléaire en Europe (Codene), alors que notre continent se retrouvait otage de l’installation de missiles nucléaires américains et soviétiques sur son sol.
Durant toutes ces années, Bernard Ravenel se fit largement connaître par une riche production éditoriale, participant à des revues telles Damociès, Mouvements ou Confluences-Méditerranée, ainsi que par un grand nombre d’ouvrages écrits seul ou en collaboration, le dernier ayant été consacré au Choix de la non-violence (éditions du Croquant, 2022). Son apport majeur à l’histoire contemporaine de la gauche restera, bien sûr, Quand la gauche se réinventait : le PSU, histoire d’un parti visionnaire, 1960-1989 (La Découverte, 2016). De cette formation-pivot, qui joua un rôle important en Mai 68 et comptait nombre de militants issus de la gauche chrétienne, il connaissait à peu près tout, ayant notamment hérité du riche fonds d’archives de Marc Heurgon (figure centrale du PSU des années 1960), et ayant été l’un des initiateurs de son auto-dissolution, en 1989, lorsqu’il jugea épuisée la mission de son organisation.
À partir des années 1970, nous eûmes souvent à nous côtoyer, issus l’un et l’autre de traditions différentes, et défendant sur les dossiers les plus divers les positions de nos partis respectifs. Il arrivait que nous fussions en franc désaccord ; il n’y a pas si longtemps, Bernard me l’avait d’ailleurs rappelé, rigolard, en me rapportant une coupure de Rouge (hebdomadaire que je dirigeais à l’époque) dans laquelle je polémiquais avec lui à propos de la « forme-parti » dont il était devenu le critique acerbe. C’est de cette époque que date, je crois, notre amitié et notre respect mutuel, les échanges entre nous étant toujours argumentés sur le fond et respectueux de nos opinions. Il aimait plus que tout la confrontation des idées, avait toujours en tête un projet d’article ou de tribune, se montrait curieux de tout ce qui témoignait des évolutions au sein de son camp, la gauche.
J’ai encore souvenir des mots par lesquels il accueillit mon premier ouvrage, celui qui commençait à dessiner la pensée politique qui allait me guider jusqu’à aujourd’hui, La République dans la tourmente (Syllepse, 2003). Dans une longue recension critique, il saluait notamment « la problématique de l’auteur qui apparaît comme le produit d’une réflexion collective — celle de son ‘’orga’’ — et individuelle — ce qui permet une réflexion moins contrainte, plus approfondie, n’excluant pas un regard autocritique à partir d’une réévaluation à la fois du bilan de la Révolution française et de la Révolution bolchevique ». L’interpellation, totalement fraternelle, ne tardait cependant pas : « La réussite de la refondation unitaire de la gauche pour ouvrir un horizon anticapitaliste crédible suppose en dernière analyse une nouvelle élaboration théorique de la démocratie politique. Une tâche à laquelle l’auteur — avec d’autres — ne peut plus désormais se soustraire » (Mouvements n°31, janvier-février 2004).
C’est toutefois dans la bataille en faveur d’une paix juste et durable entre Israéliens et Palestiniens que nous avions appris à nous apprécier, allant jusqu’à nous téléphoner plusieurs fois par semaine (voire, parfois, par jour) pour réfléchir à ce que devaient être nos initiatives ou prises de position. Tandis qu’il présidait aux destinées de l’Association France-Palestine solidarité (AFPS) et de la Plate-forme des ONG pour la Palestine, c’est avec son concours (et celui de François Della-Sudda, autre ami présentement disparu, et qui était l’un des dirigeants de la Ligue des droits de l’Homme), que j’avais initié la création du collectif qui devait très vite regrouper des dizaines d’associations, syndicats et partis. Notre coopération était basée sur un solide accord : pour le droit inaliénable du peuple palestinien à l’autodétermination, pour la solution à deux États viables et souverains, pour le partage de la terre de Palestine en assurant à chacune des deux nations un accès égal à l’eau et aux ressources naturelles, pour l’appui aux forces de paix en Israël… Un point nous soudait particulièrement : le refus de tout dévoiement antisémite de mobilisations qui, à nos yeux, devaient en toutes circonstances rester orientées par la défense du droit international, de la justice, de la coopération fraternelle entre les peuples, même après qu’ils se soient durement affrontés. C’est dire, nous en parlions souvent, à quel point nous indignait la complaisance d’une aile de la gauche et de certains secteurs du mouvement de solidarité pour des paroles relevant davantage de l’aveuglement haineux que d’un combat rationnel pour une issue démocratique et pacifique à une guerre qui n’a que trop ensanglanté toute une région.
Ces dernières années, Bernard avait entamé une réflexion de très grande importance sur le « changement de paradigme » vers lequel le mouvement national palestinien devait, à ses yeux, s’orienter. Il écrivait, entre autres, ces lignes auxquelles j’adhère pour l’essentiel : « La stratégie non-violente comme principe philosophique et éthique et comme mode d’action pragmatique permet de restituer l’objectif final de la résistance palestinienne : non plus seulement l’hostilité contre un adversaire-occupant mais la volonté de créer un ‘’vivre-ensemble ‘’ fondé sur des valeurs partagées d’égalité et de respect. Ce qui signifie en finir avec la domination de l’un sur l’autre… Une coexistence découlant d’une reconnaissance réciproque de la pleine humanité de l’autre » (in La Résistance palestinienne : des armes à la non-violence, L’Harmattan 2019).
Nos échanges ne devaient plus s’interrompre, même après que Bernard eût quitté la présidence de l’AFPS pour se consacrer à l’écriture ou aux travaux de l’Institut Tribune socialiste, lequel regroupe des anciens du PSU. À intervalles réguliers, nous nous retrouvions pour déjeuner dans une grande brasserie de la place de la Nation à Paris ; c’était un grand moment de plaisir, l’occasion pour Bernard de me questionner sur les débats traversant la gauche ou les réflexions engagées à la direction du Parti communiste, et pour moi de réinterroger avec lui les grandes questions stratégiques posées par le XXI° siècle.
Ce militant aussi avide d’apprendre que de transmettre sa riche expérience, cet acteur de tous les combats pour un autre ordre du monde, cette grande voix engagée pour la refondation des idéaux émancipateurs du mouvement ouvrier, cet intellectuel à la pensée ne connaissant pas le sur-place va nous manquer. Je n’aurai plus, quant à moi, le loisir de pouvoir confronter nos idées et intuitions. À la compagne de Bernard, Sylviane de Wangen, à son fils et à ses petits enfants, à ses proches, j’adresse mes condoléances émues. Salut, Bernard ! Et surtout, merci !