Oui, deux États pour la Palestine
Confondants de cynisme, vraiment, se révèlent les dirigeants des grandes puissances lorsqu’ils prennent à témoin les opinions à propos de la nécessité de penser « le jour d’après » les bombardements sur Gaza. Que ne l’ont-ils dit plus tôt ! Lorsque nous prêchions dans le désert en disant que cette partie du monde ne connaîtrait jamais l’apaisement tant que le droit du peuple palestinien à vivre en pleine souveraineté ne se trouverait pas reconnu et garanti par Israël et la communauté internationale… Lorsque nous mettions en garde contre l’illusion qu’il suffirait d’accords économiques entre Tel-Aviv et diverses capitales arabes pour convaincre les populations de Gaza, de la Cisjordanie et de Jérusalem-Est d’échanger leur indépendance contre le mirage d’une amélioration de leurs conditions de vie grâce à la manne financière dont les monarchies pétrolières pourraient les faire bénéficier, dans le prolongement des accords d’Abraham… Lorsque nous dénoncions le risque insensé que ses gouvernants de droite faisaient courir à Israël — autant qu’à la région et au monde — en encourageant le développement de l’islamisme ultraréactionnaire, imaginant qu’ils allaient ainsi faire disparaître tout interlocuteur laïque avec lequel il était imaginable de négocier une solution politique fondée sur le partage de la terre entre les deux peuples qui ont été amenés à y coexister… C’est, à dire vrai, du côté de ceux qui prétendent régir les affaires du monde, une constante depuis plus d’un siècle : en ignorant systématiquement les aspirations des peuples, en leur imposant des frontières ne correspondant que lointainement à la réalité, en cherchant toujours des solutions dans la violence — de leur renoncement à leur rôle de puissances tutélaires du Proche-Orient au plan de partage de la Palestine, de l’intervention de Suez aux guerres récurrentes du Liban, sans parler de l’intervention en Irak ou plus récemment de leur rôle en Syrie et en Libye —, ils auront transformé un carrefour des relations internationales en un bourbier sanglant. À présent que nul ne sait, à commencer manifestement par lui-même, ce que le gouvernement Netanyahou imagine pour Gaza, et qu’il entend de toute évidence accélérer la colonisation de la Cisjordanie par des fanatiques enfiévrés par la promesse d’un « Grand Israël », ce qui conduit inexorablement le Proche-Orient à un avenir de peurs entremêlées, de guerres et de haines inexpugnables, de Washington à Paris on tente d’accréditer l’idée d’un retour à la diplomatie. Mieux vaut tard que jamais, dira-t-on… Certes. À ceci près que le retard pris ne se rattrape jamais, que l’histoire n’est pas habituée à repasser les plats, et que l’horizon s’éclaircira seulement si ceux qui ont les cartes en mains font preuve de volonté, de courage et d’inflexible détermination. C’est encore possible, mais le temps presse vraiment.
Voilà pourquoi, il est à ce point déterminant que les progressistes sachent ne jamais s’écarter de l’objectif stratégique de la paix pour bâtir l’indispensable mobilisation des opinions. Les cinq décennies écoulées en font foi : il n’existera jamais d’issue militaire à ce conflit de souverainetés. Le prix de la guerre, le 7 octobre et ses suites l’illustrent tragiquement, ne sera rien d’autre que la succession des atrocités, conduisant immanquablement les deux nations au même précipice. Les discours belliqueux proférés de part et d’autre, les appels enfiévrés à la résistance armée des opprimés ou à une nouvelle Intifada, outre qu’ils couvrent — volontairement ou involontairement — les desseins des « fous de Dieu » ayant choisi de s’affronter même si cela doit conduire le globe au cataclysme, deviennent tout simplement odieux dans leur absence d’égards pour les êtres humains qui paient cette folie au prix fort.
Mesure-t-on bien à quel point le slogan « Palestine vaincra », psalmodié à quelques milliers de kilomètres de la ligne de front, s’affirme en miroir de cet autre, qui appelle à la victoire d’Israël, ne laissant envisager d’autre perspective aux deux peuples qu’un affrontement sans merci qu’aucun d’entre eux n’est en mesure de gagner ? Yitzhak Rabin et Yasser Arafat l‘avaient compris, eux qui s’étaient livrés une guerre impitoyable et s’étaient promis mille morts à chacun, avant d’oser se lancer dans le processus qui devait amener à la signature des accords d’Oslo, voici tout juste trente ans.
Au risque de me répéter, je considère que la seule perspective de paix réaliste réside dans l’établissement de deux États, selon la démarche ayant inspiré toutes les résolutions onusiennes depuis 1967. Le 7 octobre est, de ce point de vue, venu confirmer que les Palestiniens, après avoir si longtemps été un peuple nié dans son existence même, abandonné des grandes puissances, ont toujours un irrépressible besoin de construire leur indépendance dans une structure étatique faisant d’eux les maîtres de leur destin. Quant aux Israéliens, dans le contexte présent, ils renonceront moins que jamais à la sécurité, même très imparfaite, que leur octroie leur État.
LA CHARGE INCONTOURNABLE DE L’HISTOIRE
Je n’ignore pas, qu’à gauche, des personnalités parfaitement estimables en sont arrivées à conclure qu’une telle solution s’avérait irréaliste du fait qu’Israël représenterait, depuis sa création, un « fait colonial ». La formule avait, pour la première fois, été utilisée par le grand historien marxiste et orientaliste Maxime Rodinson, dans un article donné en 1967 à la revue Les Temps modernes, à l’époque dirigée par Jean-Paul Sartre. C’est, ici, le débat sur le sionisme qui refait surface. Il est incontestable que le projet d’établissement d’un « État des Juifs », pour reprendre la formule dont Theodor Herzl fit le titre de son célèbre essai, en terre de Palestine se sera traduit par une entreprise colonisatrice, dès lors que ses principaux inspirateurs, tel Israel Zangwill, le défendirent comme la conquête d’une « terre sans peuple pour un peuple sans terre ». Malheureusement, il existait bien un peuple sur la Terre promise convoitée.
Cela dit, dans son accomplissement à l’issue du génocide hitlérien, qui venait de détruire un grand nombre des diasporas juives d’Europe, en particulier à l’Est, le sionisme ne peut être résumé à cette unique dimension. Il sera né de la dynamique des mouvements nationaux de la seconde moitié du XIX° siècle, revendiquant « l’auto-émancipation » des Juifs (tel était le titre que l’un des premiers théoriciens du sionisme donna à son ouvrage, réédité par Mille et Une Nuits en 2006) à partir de l’appréciation selon laquelle ces derniers ne pourraient jamais s’assimiler aux sociétés où ils vivaient, eu égard à l’hostilité et, plus encore, aux persécutions dont ils y seraient toujours l’objet. Il aura très vite rencontré la convoitise de grandes puissances, européennes tout d’abord et nord-américaine par la suite, y discernant la possibilité de disposer au Proche-Orient d’un relais pour la défense de leurs intérêts. Mais l’État d’Israël n’eût sans doute jamais vu le jour, du moins tel que nous le connaissons depuis 1948, s’il n’avait répondu à la détresse d’un très grand nombre des survivants de la Shoah, abandonnés de facto par les vainqueurs de la Deuxième Guerre mondiale, et conduits de ce fait à se chercher un asile où ils pourraient se reconstruire en sécurité.
Le si regretté Pierre Vidal-Naquet, au côté duquel j’eus l’honneur de partager tant d’estrades en défense des droits du peuple palestinien, le soulignait avec force : « Une chose est de constater que le triomphe du sionisme ne pouvait se faire qu’aux dépens d’un autre peuple et en prenant appui sur le capitalisme occidental, une autre est de comprendre pourquoi ce mouvement a pu entraîner et convaincre des centaines de milliers de Juifs d’Europe puis des pays arabes — victimes à leur tour du contrecoup de l’entreprise sioniste, de la colonisation occidentale et du triomphe du nationalisme arabo-musulman (…). La réponse, à mon avis, ne fait aucun doute : le sionisme a triomphé — précairement — parce qu’il était le seul mouvement à proposer aux Juifs, ces minoritaires de partout, d’être quelque part la majorité » (in Les Juifs, la mémoire, le présent, Petite Collection Maspéro 1981).
D’ailleurs, Rodinson lui-même s’en montrait conscient, dans le fameux article que l’on évoque si fréquemment sans avoir le plus souvent pris soin de le lire jusqu’au bout. Prenant acte du caractère incontournable de « l’État juif et démocratique » proclamé en 1948, il écrivait par exemple : « Les Juifs d’Israël sont eux aussi des hommes comme les autres. Certains se sont forgés une idéologie illusoire à laquelle ils se sont sacrifiés, et ils ont sacrifié bien des efforts et des vies humaines. (…) Beaucoup sont allés dans ce pays parce qu’il était la planche de salut qu’on leur proposait. Assurément, ils n’ont pas fait de recherches savantes pour savoir s’ils y avaient droit selon la morale kantienne ou l’éthique existentialiste. » Et d’en tirer cette conclusion, que les progressistes d’aujourd’hui feraient bien de méditer : « Disons-le sans ambages, quitte à peiner ou à indigner les conformistes de gauche qui croient que la révolution sociale résout tous les problèmes. Il n’y a pas de ‘’solution révolutionnaire’’ au problème israélo-arabe » (« Israël, fait colonial ? », in Les Temps modernes n°253 bis 1967).
C’est la raison pour laquelle le discours « antisioniste », si en vogue de la part d’une certaine gauche qui se pense radicalement en lutte contre le colonialisme et l’impérialisme, ne débouche sur aucune issue politique porteuse de justice, à moins qu’il ne fût le faux-né d’une détestation des Israéliens — et non simplement de leurs gouvernants — qui peut vite s’étendre aux Juifs du reste du monde, puisque ceux-ci, de par l’histoire tragique du siècle passé, se sentent très majoritairement en solidarité avec l’État d’Israël. On est parfaitement en droit de débattre tant que l’on voudra du projet sioniste, de son efficience et de sa capacité à apporter une réponse véritable à la « question juive ». Mais Israël existe désormais, il a donné naissance à une nation, ses citoyens n’entendent pas y renoncer, et son éradication ne pourrait ajouter qu’une nouvelle barbarie aux barbaries déjà commises.
J’ajoute, comme j’ai déjà eu maintes occasions de l’écrire ici, que le sionisme fit l’objet d’intenses controverses dans le monde juif des XIX° et XX° siècles, en particulier entre ses gauches et dans ses organisations ouvrières. De grands intellectuels, tels Martin Buber et Judah L. Magnes, par exemple, défendirent ardemment, aux origines d’Israël, l’idée d’une construction binationale (ils s’en expliquèrent, par exemple, dans « The Bi-National Approach to Zionism », in Toward Union in Palestine, Essays on Zionism and Jewish-Arab Cooperation, Ihud Associatalem 1947). Ce fut également, alors qu’une vague de luttes et de révolutions secouaient le monde des années 1960 et 1970, la proposition d’un Nathan Weinstock (in Le Sionisme contre Israël, Maspéro 1969), puis celle d’une petite organisation israélienne, le Matzpen. Dans le mouvement national palestinien lui-même, tandis que la plupart des formations laïques se battaient en faveur d’un État unique fondé sur le principe « Un Homme, une voix », la solution binationale fut encore défendue par le Front démocratique et populaire de libération de la Palestine, le FDPLP.
On ne peut davantage ignorer que l’idée de coopération avec les populations arabes fut avancée par certaines composantes du sionisme ouvrier, qui imaginaient Israël comme l’avant-poste d’une transformation socialiste de la région. Trop souvent oublié de nos jours, un mouvement comme Poale Tsion (« Les Ouvriers de Sion »), dirigé par Ber Borokhov, alla jusqu’à envoyer une unité juive combattre aux côtés de l’Armée rouge aux premiers temps de la Révolution russe, et il avait adopté pour slogan : « Pour le sionisme, le socialisme et la fraternité des peuples. » Ce qui témoigne de l’extrême complexité de cette tradition politique, avant la création d’Israël.
Si ces innombrables voix auront fini par s’éteindre, c’est que les processus politiques et sociaux traversant les deux sociétés ne parvinrent jamais à se synchroniser. Il serait trop long, dans cette note dont ce n’est pas l’objet, de m’arrêter sur les raisons pour lesquelles les choses auront évolué de cette manière. Reste que, au fil de guerres répétées et sur fond d’oppression nationale sans cesse aggravée des Palestiniens, ayant amené tant de morts et de détestations au fil des décennies, toutes ces conceptions se seront pour longtemps éloignées du paysage mental des deux peuples.
LÀ OÙ EXISTE LA VOLONTÉ, IL Y A UN CHEMIN
Sans entrer dans cette réflexion historique et théorique, d’autres intervenants en viennent, par désespoir la plupart du temps, à décréter que la colonisation effrénée de la Cisjordanie et de Jérusalem-Est, conjuguée au blocus de Gaza, rendent illusoire la solution à deux États. Ils ont évidemment raison s’ils veulent dire que, sans renoncement à la politique d’implantations juives dans les territoires conquis en 1967, un État palestinien viable, c’est-à-dire doté de continuité territoriale et d’accès à l’eau comme aux ressources naturelles, ne saurait voir le jour. Simplement, ils négligent que nous nous trouvons dans un moment pour le moins paradoxal.
Si la société israélienne s’est droitisée comme jamais ces dernières années, elle s’est également caractérisée par le soulèvement démocratique sans précédent qu’aura catalysé la réforme judiciaire voulue par l’équipe gouvernante, laquelle en est ressortie étrillée ; ce qui a, d’évidence, fait germer des prises de conscience sur les racines de la crise morale que traverse l’État hébreu. Et si la guerre apparaît inévitable à une majorité d’Israéliens encore sous le choc des pogroms d’octobre, un grand nombre d’entre eux est également en train de réaliser qu’ils ne disposeront d’aucune existence sécurisée tant que la question palestinienne sera laissée sans réponse. Sur ce plan, la mobilisation des familles d’otages, interpellant avec vigueur des ministres qui semblent prêts à les sacrifier sur l’autel de leurs surenchères, révèle une fracture persistante qui peut devenir béance lorsque les canons se seront tus.
Sans doute, beaucoup n’envisagent-ils plus qu’une « séparation » avec leurs voisins palestiniens, loin de la coopération espérée dans le prolongement des accords d’Oslo. Il n’empêche ! Si le démantèlement des colonies (ou de la plupart d’entre elles) apparaissait à la nation israélienne comme le moyen de faire cesser une confrontation séculaire, il est probable qu’elle s’y rallierait. Il en résulterait, évidemment, une confrontation d’immense ampleur en son sein, mais l’impéritie des séides de Netanyahou, conjuguée à la situation dramatique où ils ont entraîné le pays, pourraient les faire battre.
Après tout, lorsqu’à l’été 2005, bien qu’il ait dû affronter des manifestations fortes de milliers de colons de Gaza, Ariel Sharon n’hésita pas à employer la manière forte pour procéder au retrait israélien de cette enclave. Nul n’ignore qu’il cherchait seulement à geler la question israélo-palestinienne en transformant ce territoire en cette « prison à ciel ouvert » qu’il est resté dix-sept-ans durant. Sauf que, à l’époque, 60% des Israéliens sondés l’approuvèrent (contre 34%), et il s’en trouvait jusqu’à 73% (contre 20%) pour se féliciter que cela puisse devenir une première étape vers l’évacuation massive de la Cisjordanie (chiffres cités par Charles Enderlin, in Israël, l’agonie d’une démocratie, Seuil-Libelle 2023). Au demeurant, dans les circonstances présentes, on ne peut exclure qu’un mouvement de défiance similaire se manifeste dans la population gazaouie, qui fait aujourd’hui l’expérience de l’enfer dans lequel le Hamas l’a sciemment plongée en déclenchant les massacres du 7 octobre.
Ne pêchons pas, bien sûr, par excès d’optimisme. Le chemin sera long et escarpé. Il faudra décoloniser la Cisjordanie de son demi-million d’implantés souvent exaltés, permettre à Jérusalem de devenir une capitale partagée, négocier d’éventuels échanges de territoires, garantir les droits des minorités dans l’un et l’autre État, aider au développement économique de la nouvelle entité palestinienne, régler la question si épineuse des réfugiés de 1948 et 1967, déterminer les engagements de la communauté internationale pour garantir les nouvelles frontières. Quelles que soient les embûches prévisibles, il n’existe pourtant pas d’alternative.
ENGAGEMENT INTERNATIONAL INDISPENSABLE
Deux conditions sont requises pour que la donne proche-orientale change, et que soit mise en échec l’instrumentalisation ethnique et confessionnelle de la question israélo-palestinienne : que la communauté internationale sorte du cynisme l’ayant amenée à considérer qu’elle ne relevait plus que d’un conflit de « basse intensité » ; et que de nouveaux interlocuteurs surgissent, afin que des négociations puissent se rouvrir.
Chacun voit bien, à présent, qu’avoir laissé les gouvernements israéliens successifs mener la politique de leur choix, voire les y avoir encouragés en croyant que cela servait les intérêts impériaux des États-Unis, aura mené la région et l’ensemble du monde au bord d’un embrasement. Les dirigeants occidentaux, qui feignent maintenant l’impuissance devant le jusqu’au-boutisme spoliateur d’un Netanyahou, d’un Ben Gvir ou d’un Smotrich, ne sauraient faire oublier que c’est à partir de l’intervention des grandes puissances que sortit la Déclaration Balfour de 1917 — avec ses conséquences désastreuses —, que fut décidé le plan de partage de la Palestine en 1947, que fut par la suite délibérément enterrée la création de l’État alors promis aux Palestiniens (et ce, par une entente implicite entre les élites d’Israël et des régimes arabes peu pressés de voir s’implanter une telle réalité à leurs frontières), que s’amorcèrent dans les années 1980 les pourparlers qui allaient aboutir à Oslo…
L’intervention de la communauté internationale, sous l’égide des Nations unies, seul cadre légitime pour conduire et contrôler un processus de négociations, est donc de nouveau indispensable, mais cette fois pour sortir de la tragédie. D’autant que les capitales occidentales, de par l’importance de leurs relations économiques, commerciales et militaires avec Tel-Aviv, disposent bel et bien des leviers propres à faire plier ses gouvernants d’extrême droite. C’est Bernie Sanders qui le souligne le mieux, interpellant l’administration Biden sur le formidable moyen de pression que pourraient constituer les 3,8 milliards de dollars d’aide militaire fournis chaque année à Israël par les États-Unis.
À partir de quoi, il appartiendra aux deux peuples de se doter de représentants disposant de l’autorité suffisante pour venir s’asseoir autour d’un tapis vert. Les jours de l’équipe ultradroitière aux affaires en Israël paraissent comptés, et l’on peut espérer que cela favorise l’arrivée d’une nouvelle majorité politique à la tête du pays. Côté palestinien, après les abominations dont il s’est rendu coupable, le Hamas n’est pas un interlocuteur envisageable, même si les dirigeants actuels de l’Autorité palestinienne, discrédités par leur corruption, ne possèdent plus, quant à eux, la légitimité nécessaire pour discuter d’un accord de partage.
Il importe, par conséquent, d’aider le peuple palestinien à se doter de nouvelles figures. Marwan Barghouti, leader du Fatah emprisonné depuis de longues années pour avoir été l’animateur des grandes luttes marquante des territoires occupés jusqu’à la deuxième Intifada, pourrait être l’une d’entre elles, lui qui n’avait pas hésité, lors de son procès, à s’adresser en hébreu aux Israéliens, par-delà ses juges. Sa libération peut écrire une nouvelle page de la relation entre les deux peuples, comme le souligne Ofer Bronchtein, ancien conseiller de Yitzhak Rabin, actuellement responsable du Forum international pour la paix et la réconciliation au Moyen-Orient (Franc-Tireur, 31 octobre 2023).
À LA FRANCE DE PRENDRE SES RESPONSABILITÉS
Comment, dans ce cadre, ignorer que la France dispose d’une responsabilité particulière, essentielle, dans cette nécessaire bifurcation de l’attitude du monde envers le Proche-Orient ? Il suffit de constater quel écho obtint immédiatement Emmanuel Macron lorsqu’il se rendit, à la fois, auprès des dirigeants israéliens, du président de l’Autorité palestinienne et de responsables arabes, pour comprendre que la voix de notre pays porte toujours dans une région à laquelle il est historiquement lié. Encore conviendrait-il que le président de la République cessât les palinodies consistant, entre autres, à proposer la mise en place d’une coalition contre le terrorisme, sur le modèle de celle qui détruisit l’État islamique en Syrie, sans que quiconque fût en mesure de saisir quel type d’intervention internationale cela supposait. L’urgence serait qu’enfin les dirigeants français concrétisent leurs déclarations, qui vont plutôt dans le bon sens si on les compare à celles de Washington, en faveur d’un cessez-le feu — en l’occurrence, la notion de « trêve humanitaire » apparaît seulement comme un habillage de la guerre voulue et organisée par l’extrême droite israélienne —, de la solution à deux États et de l’arrêt de la colonisation des territoires palestiniens.
En reconnaissant immédiatement l’État de Palestine, appelé à s’établir aux côtés d’Israël, en application des votes de 2014 des Parlements français et européen, Monsieur Macron pourrait, en faisant bouger les lignes de la diplomatie et en réalisant la convergence autour de la France de tous les pays ayant récemment voté à l’Assemblée générale de l’ONU une résolution appelant à la fin des massacres de civils, donner une impulsion décisive à la reprise d’un processus de paix. Il lui serait de même possible de proposer à l’Union européenne, à laquelle ses relations économiques et commerciales avec Tel-Aviv confèrent un véritable pouvoir de pression, qu’elle adopte à son endroit une politique de sanctions tant que sera violé le droit international. L’embargo sur les livraisons d’armes, conjugué à la suspension de l’accord d’association liant le continent à Israël, en lieu et place de l’inféodation de la Commission et de sa présidente aux vues de Washington, consacrerait l’arrivée d’une Europe enfin indépendante sur le théâtre international.
J’en termine. Comme toujours par temps de guerre, les peuples se sentent impuissants à peser sur les événements. Ils tendent à se réfugier dans l’attentisme, même s’ils tiennent à exprimer dans les sondages leurs regrets que les problèmes impactant leurs vies au quotidien fussent écrasés par un climat international anxiogène. Il ne suffira pas de manifester avec régularité notre solidarité avec le peuple palestinien écrasé sous les bombes à Gaza ou persécuté par des colons fascisants en Cisjordanie. La possibilité de faire gagner la paix peut toutefois regagner du terrain si nous nous en donnons les moyens. Si se trouvent écartés les mots d’ordre qui ne font qu’opposer les deux peuples l’un à l’autre, l’exigence d’un cessez-le-feu et de la libération des otages devant créer les conditions préliminaires à une solution politique. Si la dénonciation de la politique israélienne est clairement accompagnée d’un rejet clair du terrorisme, car de la complaisance envers le Hamas, dont la visée n’est pas l’indépendance palestinienne mais l’islamisation de la Palestine, ne peut sortir aucun horizon de pacification. Si nos manifestations concentrent leur interpellation sur notre propre gouvernement, afin qu’il sorte de ses postures au final sans conséquences pratiques pour adopter une position active sur le champ diplomatique. Si une démarcation sans ambiguïtés s’opère vis-à-vis des tentatives d’instrumentalisation de la question israélo-palestinienne par des discours de haine rendant, implicitement ou explicitement, nos compatriotes juifs responsables des crimes de Monsieur Netanyahou. Qu’on me permette, à ce propos, de dire que ceux qui ont voulu assimiler les initiatives contre l’antisémitisme à de la complicité avec les massacres commis contre les Gazaouis, ont commis une faute morale et politique impardonnable. C’est l’honneur de la gauche et du mouvement ouvrier, depuis l’Affaire Dreyfus, de s’être systématiquement portés en première ligne du combat contre l’antisémitisme, quels qu’en soient les inspirateurs, sachant que la stigmatisation des Juifs a pour spécificité d’avoir toujours été le révélateur d’attaques majeures des obscurantismes et des forces de réaction contre la République. S’il fallait établir un « cordon républicain » autour des extrêmes droites soucieuses de récupérer les manifestations du 12 novembre et cherchant à faire oublier leur nature véritable — ce que les communistes ont fait avec le reste de la gauche, un certain nombre d’organisations syndicales et d’associations — et si les attaques contre les Juifs en France ne devront jamais conduire à relativiser le racisme visant les musulmans ou plus généralement les étrangers, l’absence de ce terrain de bataille qu’est le refus de l’antisémitisme est un affront à toute l’histoire des combats progressistes. Délivrer un message de passivité ou d’indifférence face à la multiplication d’actes stigmatisant un segment entier de notre peuple revient à prendre une terrible responsabilité pour l’avenir. Pouvons-nous oublier qu’ici, ces dernières années, les paroles ont généré des passages à l’acte, des Juifs ayant été assassinés pour ce qu’ils étaient ? Le message de la paix se décline, dans notre propre pays, sous la forme de la défense et de la construction de la démocratie, de l’égalité et de la fraternité.