Extrême urgence en Israël/Palestine

Il est des moments si tragiques de l’histoire que se taire, cultiver l’ambiguïté, se dérober au devoir de s’insurger revient à se rendre complice de l’insupportable. À cet égard, les monstruosités qui se commettent présentement, sans discontinuer, à Gaza, parce qu’elles sont de nature à accélérer les tendances lourdes à l’oeuvre depuis longtemps, vont inévitablement déterminer le sort des deux peuples vivant en Israël/Palestine. Le pire n’est heureusement jamais certain, et c’est la raison pour laquelle il importe de se battre bec et ongles afin que l’effusion de sang s’arrête et que le droit triomphe enfin dans cette région ravagée par des guerres atroces depuis plus d’un siècle. Il nous faut néanmoins faire preuve de la plus grande lucidité : si le soulèvement universel des consciences, l’intervention de la communauté internationale, la pression des opinions venaient à faire une fois encore défaut — ou s’ils se révélaient insuffisants —, rien ne serait plus comme avant à l’échelle de tout le Proche-Orient et, au-delà, de notre commune humanité. Je pèse évidemment mes mots. Il ne s’agit ici ni d’occulter (ou d’effacer) les abominables pogroms islamistes du 7 Octobre, ni d’ignorer à quel point ceux-ci ont précipité le conflit de Palestine dans une déshumanisation paroxystique sans précédent, ni de rejoindre la cohorte de ceux qui ont fait des crimes innommables perpétrés par les actuels gouvernants d’Israël l’alibi de leur détestation des Juifs du monde entier. Il s’agit encore moins d’oublier — comme quelques voix, sans doute admiratives de Benyamin Netanyahou et de ses séides, le prétendent — que des meurtres de masse déciment au même instant des populations au Congo, en Birmanie ou au Soudan. Il n’en reste pas moins que les Palestiniens, mais aussi les Israéliens, se révèlent aujourd’hui menacés de se trouver ensemble emportés dans le même précipice, ce qui qui laisserait une empreinte indélébile sur la situation de la planète. Les uns, parce qu’ils auraient à jamais perdu l’espoir de conquérir un jour l’indépendance de leur nation, cette dernière se trouvant menacée d’être purement et simplement désintégrée par ce qui s’apparente à un authentique plan d’éradication. Les autres, parce que les entreprises d’une extrême droite messianique et suprémaciste visent, ni plus ni moins, à dynamiter ce qui avait fait d’Israël une démocratie. Et ce, quelles qu’aient été les énormes limites de celle-ci, du fait des conditions chaotiques de sa naissance, des discriminations d’emblée instaurées à l’encontre de ses citoyens arabes, ou des effets désagrégateurs de la colonisation sur sa cohésion nationale. 

Ce qui se déroule dans l’enclave côtière palestinienne depuis l’automne 2023, et plus particulièrement depuis que Tsahal a repris le cycle des bombardements et des destructions le 18 mars dernier, se révèle incontestablement la pire des tragédies qu’ait dû affronter le peuple palestinien depuis la Nakba de 1947-1948. Le journaliste Pierre Haski a su trouver les mots justes pour la décrire : « Ci-gît Gaza. Quoi qu’il arrive désormais, la bande de Gaza telle qu’elle a existé n’est plus. Cette zone longiligne de 360 kilomètres carrés n’a pas survécu à dix-neuf mois de bombardements intensifs, de destructions systématiques, à coups d’explosifs ou de bulldozers, de plus de 80% de ce que ce territoire palestinien comptait de bâtiments, publics ou privés, logements comme écoles ou dispensaires. Gaza est devenu un nom synonyme de guerre ou de terrorisme, d’hommes en armes ou d’otages retenus dans d’immenses tunnels ; mais c’était aussi un lieu chargé d’histoire, depuis l’Antiquité, depuis les Philistins en passant par Alexandre le Grand, Napoléon, plus récemment l’Égypte et Israël… et un lieu de vie pour plus de deux millions de Palestiniens qui y demeuraient tant bien que mal, dans un tissu urbain dense, mais ô combien vivant — jusqu’au 7 octobre 2023. Le Gaza d’hier est mort, tout comme des dizaines de milliers de ses habitants dans cette guerre asymétrique. Comme des dizaines, aussi, d’otages israéliens capturés lors de l’attaque surprise des islamistes du Hamas dans le sud d’Israël, et des dizaines de soldats israéliens depuis » (Le Nouvel Obs, 15 mai 2025).

L’OBJECTIF D’UNE PALESTINE SANS PALESTINIENS

À un tel niveau d’écrasement de tout un peuple et de sa terre, les controverses juridiques deviennent quelque peu byzantines, même si la qualification d’actes ignominieux et révoltants se révèle d’une très grande importance pour l’intervention de la communauté internationale et le plus prompt jugement de leurs auteurs. Qu’on les décrive comme crimes de guerre ou crimes contre l’humanité — ce qui n’est contestable par personne, dès lors que ce sont des civils, et souvent des enfants, qui se trouvent délibérément visés sur les ordres du gouvernement de Tel-Aviv —, que l’on considère qu’un génocide est en cours ou en gestation, ou que l’on parle de « futuricide » (pour reprendre le terme utilisé par Libération dans sa livraison du 27 mai), une seule chose est dorénavant avérée : cette guerre, aussi abominable qu’inédite par sa durée pour l’État d’Israël, ne relève aucunement de la légitime défense. Dès ses trois premiers mois, l’armée israélienne avait en effet brisé l’essentiel des capacités offensives du Hamas et décapité sa chaîne de commandement. Et si elle n’est toujours pas parvenue à « éradiquer »  l’organisation clandestine elle-même, c’est que le terrorisme n’a jamais pu, dans l’histoire, être éliminé par des moyens militaires, mais uniquement par la mise en oeuvre de solutions politiques fondées sur la justice et le droit. 

De ce point de vue, même celles et ceux qui y voyaient une réponse à la barbarie jihadiste, au lendemain du 7 Octobre, doivent aujourd’hui convenir que cette guerre a perdu toute légitimité. Il appartiendra donc aux juridictions internationales, et le plus tôt sera le mieux, de statuer sur la nature de l’actuelle politique israélienne et ses intentions véritables. En tout état de cause, ses responsables relèveront, quels que fussent les chefs d’accusation qui seront retenus — et au même titre que les responsables toujours en vie du Hamas —, du banc d’infamie où se sont assis avant eux les Milosevic, Mladic et Seselj  pour les atrocités commises en ex-Yougoslavie, ou encore les El-Bechir, Kenyatta et Taylor pour les crimes contre l’humanité perpétrés sur le continent africain.    

Incontestablement, la coalition d’extrême droite formée autour de Netanyahou entend aujourd’hui régler définitivement la question palestinienne… en la faisant disparaître. Comment ne pas saisir que tel est bien l’objectif de l’opération « Chariots de Gédéon », déclenchée depuis maintenant plus de deux mois ? En voulant reprendre le contrôle de 75% de la bande de Gaza, en cherchant simultanément à concentrer ses habitants dans trois poches à la surface des plus réduites (la ville de Gaza, la zone d’Al-Mawassi et celle de Deir Al-Balah), et en les privant de nourriture et de soins au moyen d’un blocus hermétique, le pouvoir israélien entend, de toute évidence, rendre l’enclave littéralement invivable. 

Depuis le 18 mars, les Gazaouis se voient ainsi imposer une précarité extrême, une famine sciemment organisée, un exode incessant provoqué par des bombardements faisant quotidiennement des centaines de victimes. À terme, ils seront 700 000 dans le secteur d’Al-Mawassi, un million à Gaza-ville, le reste se retrouvant dans la troisième zone de regroupement forcé. Ne tournons pas autour du pot : tout se met inexorablement en place pour pousser des centaines de milliers d’hommes, de femmes et d’enfants à l’expatriation. Même lorsque l’administration israélienne atténue (légèrement) le blocus sous la pression des États-Unis et des opinions mondiales, elle confie d’ailleurs la distribution de l’aide humanitaire à une compagnie américaine à laquelle revient la mission, outre de mettre hors-jeu l’UNRWA (l’agence de l’ONU), de recenser les familles. Sous prétexte d’empêcher les miliciens jihadistes d’accaparer nourriture et fournitures sanitaires — et même si l’on sait que le Hamas se sert cyniquement des Gazaouis pour préserver son appareil de domination politique et militaire —, c’est bel et bien une future expulsion de masse dont on semble vouloir réunir les conditions. 

Que cela plaise ou non, cette politique porte un nom, celui odieux d’épuration ethnique. Elle est ouvertement plébiscitée par une fraction de l’élite gouvernante israélienne, laquelle n’éprouve aucun scrupule à formuler d’ignominieuses exhortations génocidaires, au nom d’un identitarisme de type nativiste confinant au fascisme. Pour ne prendre que ces exemples, le ministre des Finances, Bezalel Smotrich, leader du Ha Tzionout HaDatit (« Sionisme religieux »), proclame sans vergogne que « dans quelques mois, nous pourrons déclarer que nous avons gagné, Gaza sera totalement détruite » ; de son côté, le vice-président de la Knesset, Nissim Vaturi, va jusqu’à en appeler « à effacer la bande de Gaza de la surface de la Terre » ; tandis que l’universitaire Efraim Inbar peut tranquillement assumer que « le chaos donnera à Israël sa liberté d’action. Et pas seulement :  une version somalienne de Gaza (…) encouragera l’immigration ». Autant de propos enflammés qui, pour demeurer minoritaires dans l’opinion israélienne, n’en concourent pas moins à entretenir un climat dans le pays, comme le relève le quotidien Haaretz : « À la télévision israélienne, affamer les bébés de Gaza n’est pas un problème. »

Pour que le tableau fût complet, en Cisjordanie, se poursuit à bas bruit le plan d’expulsion de la population palestinienne. 500 000 colons se sont déjà installés sur ce territoire que les Nations unies, rappelons-le, considèrent lui aussi comme relevant, depuis 1967, d’une occupation illégale par un État ayant vocation à s’en retirer entièrement. Le sinistre Smotrich, encore lui, en sa qualité de ministre chargé de la colonisation, s’emploie à en installer un million. Il ouvre sans cesse de nouvelles routes, distribue les subventions, approuve les projets immobiliers. Depuis le début de l’année, le pouvoir d’extrême droite a approuvé l’implantation de 14 335 nouveaux immeubles, tandis que 14% des terres agricoles se retrouvent déjà aux mains de fanatiques haineux qui les exploitent après se les être appropriés par la force et le meurtre, tout en cherchant à rendre impossible l’existence de leurs voisins arabes. Shalom Akhshav (La Paix maintenant, le mouvement héritier, en Israël, des accords d’Oslo initiés par Yitzhak Rabin et qui poursuit courageusement le combat pour la solution à deux États) dénonce l’entreprise des colons : « Avec le soutien du gouvernement et de l’armée, ils utilisent trois méthodes pour s’emparer des terres : établir des avant-postes pour expulser les bergers et les agriculteurs ; harceler, intimider et cibler violemment les communautés palestiniennes ; prendre le contrôle de vastes étendues appartenant aux communautés déplacées. »  

OÙ MÈNENT-ILS LES DEUX PEUPLES ?

Voilà donc le peuple palestinien au bord d’une catastrophe historique. Celle qui, après l’avoir vu pris en étau entre la terreur jihadiste et le néofascisme israélien, amènerait des centaines de milliers des siens, pour beaucoup descendants de l’exode de 1948, à une fuite éperdue. À moins que les gouvernants de Tel-Aviv, encouragés par une administration américaine qui n’a toujours pas renoncé à transformer Gaza en paradis pour milliardaires, ne décide de les déporter — il n’y aurait, hélas, pas d’autre terme utilisable — vers la Jordanie ou l’Égypte. 

Nul doute, pourtant, que ce peuple digne et si résilient en dépit des souffrances éprouvées, n’y consentirait pas, d’autant que les pays arabes les plus directement concernés sont plongés dans des crises ne leur permettant pas d’accueillir un pareil flot de réfugiés. Ce qui ne pourrait qu’allonger démesurément le nombre, déjà démentiel, des victimes de cette guerre, aucune issue n’étant envisageable tant que la perspective du partage ne se rouvrira pas. Et même s’il ne restait plus un seul mètre carré de terre où faire flotter son drapeau, la Palestine resterait un abcès purulent interdisant de faire vivre un jour en paix les nations de la région. 

Bien que rejeté par une large partie de la population gazaouie, qui n’hésite plus désormais à manifester contre lui, le Hamas trouverait toujours davantage dans la politique israélienne les arguments lui permettant de recruter de nouveaux combattants parmi une jeunesse poussée au désespoir par le sentiment d’abandon qu’elle éprouve. À l’échelle du monde arabo-musulman tout entier, le terrorisme et l’islamisme totalitaire y trouveraient un inépuisable carburant pour leur projet d’instauration de la Charia… et pour leur volonté d’éradiquer toute présence juive au Proche et au Moyen-Orient. Pour le « Sud global », qui secoue à présent un ordre mondial si longtemps dominé par les puissances capitalistes occidentales, elle deviendrait à tout jamais le symbole de l’iniquité des relations internationales, et du « deux poids deux mesures » qui les caractérise. Israël en sortirait dépossédé de la légitimité que lui conférait, depuis sa création, la mémoire universelle de la Shoah et des persécutions antijuives des XIX° et XX° siècles, sa place dans la communauté des nations s’en voyant radicalement modifiée.

Ce qui fait, on ne saurait l’oublier, du peuple israélien la seconde victime de la folie ultranationaliste de ses actuels dirigeants. Près de deux années d’une guerre ininterrompue ont ébranlé comme jamais le pays. S’ajoutant aux 329 soldats tués le 7 octobre 2023, ce sont près de 600 militaires qui ont perdu la vie au cours des opérations de Tsahal, 1200 autres ayant été blessés. Sur le plan économique, la Banque d’Israël estimait récemment le coût global des combats à Gaza comme au Liban à 250 milliards de shekels (65 milliards d’euros), soit l’équivalent de 13% du produit intérieur brut annuel. Ce à quoi les gouvernants en place, aussi ultralibéraux qu’ils sont emportés par leur racialisme, ont cru bon de répondre par l’augmentation de 17 à 18% du taux de la TVA, la taxe d’habitation s’étant parallèlement accrue de 5,8%, le ticket des transports publics ayant bondi de 33%, et les tarifs de l’électricité ayant quant à eux progressé de 3,8%.

De sorte qu’au marasme économique et financier engendré par l’arrêt ou le ralentissement de l’activité — le déficit public étant passé à 6,9% et la dette extérieure ayant atteint 69% du PIB —, s’est ajouté, sur la toile de fond de cette sale guerre qui saigne à blanc la société, l’aggravation de la crise sociale. Tandis que 150 000 familles se sont vues déplacer du Sud au Nord du pays, que de nombreux commerces ont dû fermer à la suite de la mobilisation des réservistes, que l’inflation flambe et que les aides aux plus nécessiteux n’arrivent qu’avec parcimonie, les salariés ont dû consentir au gel de leurs rémunérations. Ce qui n’a pas dissuadé le gouvernement Netanyahou de reprendre une offensive politique destinée à éliminer les contestations institutionnelles de son pouvoir. La militarisation à outrance d’Israël et l’instauration d’un régime autoritaire s’émancipant entièrement de l’État de droit est en effet, à ses yeux, la condition du maintien au gouvernail de sa coalition de plus en plus désavouée dans les enquêtes d’opinion, et le moyen d’échapper à la justice devant laquelle il doit toujours répondre des accusations de corruption qui le poursuivent depuis des lustres.

Sauf qu’en prolongeant son démentiel effort de guerre d’une atteinte sans précédent à l’équilibre des pouvoirs sur lequel avait été fondé l’État, l’alliance d’extrême droite a brutalement rouvert la crise politique qui avait fait déferler des centaines de milliers d’Israéliens dans les rues avant le 7 Octobre, et elle a confronté le pays à cette « faillite morale » dont vient justement de parler Delphine Horvilleur. Je ne peux, à ce propos, que partager les mots d’Alain Finkielkraut, bien que je me sente aux antipodes de ses choix idéologiques : « ‘’ Faillite morale’’ : les défenseurs inconditionnels de la politique israélienne expliquent aujourd’hui qu’il n’y a pas de civils innocents à Gaza. Les Gazaouis, quel que soit leur âge, forment une seule nation combattante : c’est le même langage que celui du Hamas » (Le Figaro, 26 mai 2025). 

Inutile de chercher plus loin pourquoi ce sont aujourd’hui, presque quotidiennement, des dizaines de milliers d’Israéliens qui manifestent de nouveau en masse pour exiger que les otages toujours aux mains des miliciens jihadistes ne soient pas sacrifiés aux entreprises d’un Premier ministre agissant en fonction de son unique intérêt. Pourquoi tant d’anciens hauts responsables de l’armée ou des services de renseignement se dressent contre les ordres qui sont donnés aux unités combattantes. Pourquoi des centaines de réservistes considèrent que ce n’est pas défendre leur pays que de porter les armes dans les conditions actuelles. Pourquoi l’an passé, 82 700 Israéliens ont quitté le pays, seuls 23 800 ayant fait le mouvement inverse. Et pourquoi, au-delà de ce refus d’une guerre inique, c’est la défense de la démocratie qui inspire la mobilisation inédite qui soulève Israël et conduit ses partisans — dans la diversité de leurs préférences politiques — à exiger l’éviction des dirigeants en place. L’exemplaire engagement, dans ce cadre, des forces de paix, de La Paix maintenant à Standing Together (formation judéo-arabe et israélo-palestinienne qui combat l’occupation et la guerre, et qui vient de réunir des milliers de personnes à Jérusalem), en passant par Hadash (coalition où le Parti communiste israélien est particulièremnt actif) doit recevoir notre entier soutien. Car il est de nature, à terme, à régénérer une gauche qui a malheureusement sombré, par inconstance et lâcheté, devant l’entreprise abominable dont le peuple palestinien est la victime depuis si longtemps.  

UN ENJEU DE CIVILISATION, TOUT SIMPLEMENT

C’est, bien sûr, dans la mesure où les deux peuples se retrouvent présentement au bord du gouffre qu’il se révèle décisif d’arrêter l’engrenage fatal, grâce à l’entrée en lice des opinions et à la mobilisation de toutes les forces attachées aux principes du droit international et de l’universalité des droits humains. Mais c’est aussi dans la mesure où l’horreur qui se déroule à des milliers de kilomètres de nous représente un enjeu majeur pour le monde. Élie Barnavi, grande figure morale d’Israël et inlassable militant de la paix, le résumait parfaitement dès l’an passé : « Par cercles concentriques, la guerre à Gaza irradie les territoires palestiniens, les pays limitrophes du Proche-Orient, ceux du Moyen-Orient, et, au-delà, la géopolitique planétaire. Comme la guerre d’Ukraine, c’est une affaire mondiale » (in Israël-Palestine, Année zéro, ouvrage collectif, Le Bord de l’eau 2024). D’où l’appel qu’il ne cesse de nous adresser et qui se résume en quelques mots simples : « Aidez-nous à sortir de l’impasse ! »

Consentir à la boucherie qui s’accomplit sous nos yeux, c’est en effet laisser le futur ordre du monde s’ériger sur les décombres du droit international. C’est accepter que les logiques de force se substituent définitivement aux règles sur lesquelles peuples et gouvernements avaient voulu, au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, bâtir une paix qu’ils imaginaient sans doute perpétuelle. C’est autoriser demain — au nom du précédent qu’ont représenté l’expulsion des Arméniens du Haut-Karabakh, l’agression de l’Ukraine par la Russie et l’écrasement de Gaza —, l’entrée du globe dans l’ère du fait accompli, des épurations ethniques et des massacres de masse pour satisfaire les pulsions de domination de quelques autocrates. C’est, plus généralement, laisser les démocraties s’étioler ou s’affaisser, laissant la place à ces régimes dits dorénavant illibéraux qui agissent au service exclusif d’intérêts privés ne tenant leur légitimité que des marchés. Et c’est, on ne saurait le passer sous silence, alimenter une haine antisémite qui n’a cessé de monter en puissance, sur l’ensemble du globe, depuis l’automne 2023.  

La bascule n’est cependant pas encore intervenue. C’est d’ailleurs, peut-être, le paradoxe de situations où l’obscurité paraît s’abattre sur  l’humanité : elles peuvent, inopinément, rallumer la flamme de l’espoir. Ainsi, un peu partout, des gouvernements sortent de l’apathie complice, évoquant pour les uns la reconnaissance de l’État de Palestine aux côtés d’Israël (à l’instar de la déclaration conjointe de la France, du Royaume uni et du Canada), en arrivant pour les autres à parler de sanctions possibles à l’encontre des dirigeants israéliens tant qu’ils piétineront le droit (même l’Union européenne parle à présent de l’éventuelle suspension de l’accord d’association qui la lie à l’État hébreu, ce qui aurait un incontestable impact, l’Europe étant son premier partenaire commercial). Le désaveu planétaire de Netanyahou  atteint une ampleur telle que beaucoup, en Israël, redoute maintenant que leur pays ne devienne un « État paria »

Même l’administration trumpienne en arrive elle-même, au regard de cet isolement, à prendre quelque distance avec Tel-Aviv : le jusqu’au boutisme criminel de l’extrême droite israélienne devient insidieusement un obstacle à sa volonté de renforcer son alliance avec l’Arabie saoudite comme avec les riches monarchies pétrolières du Golfe, sans parler de son souhait de faire aboutir les négociations avec Téhéran sur le devenir de la filière nucléaire de l’Iran, le but premier des États-Unis étant de reconfigurer la région conformément à leurs intérêts bien compris. Pour le dire autrement, c’est le bouclier américain, ayant jusqu’alors permis aux gouvernants israéliens d’ignorer les exigences de la communauté internationale, qui pourrait à terme se révéler moins protecteur si la Maison Blanche estimait que la conduite de Netanyahou contrarie ses visées proche-orientales. 

Participe de ce tournant le fait que chacun connaisse, et admette, les conditions de la réouverture du chemin vers une solution politique du conflit israélo-palestinien : un cessez-le feu immédiat et permanent à Gaza, la levée du blocus et l’acheminement d’une aide massive aux populations civiles de l’enclave, la libération des otages israéliens et des prisonniers politiques palestiniens, l’arrêt de l’annexion de la Cisjordanie et de Jérusalem-Est, la reconnaissance d’un État palestinien sur la base des résolutions des Nations unies. Ladite reconnaissance n’aurait d’ailleurs pas qu’une portée symbolique, loin s’en faut, elle octroierait un statut politique, au sein de la communauté internationale, à la Palestine, achevant de rendre totalement illégales les entreprises de colonisation et d’annexion qui menacent cette dernière. À qui douterait encore de l’efficience de cette perspective, l’opposition hargneuse que lui vouent simultanément l’extrême droite israélienne et les tenants (assumés ou dissimulés) du Hamas, c’est-à-dire de ceux qui ne veulent à aucun prix que les deux peuples puissent un jour parvenir à coexister, devrait déciller les yeux.

Après de bien trop longs atermoiements, Emmanuel Macron s’est enfin engagé dans la bonne direction, à travers ses fermes déclarations des dernières semaines. Saluons sans réserve ce changement de ton, qui permet à la voix de la France de se faire de nouveau entendre dans l’arène internationale. Il lui faut néanmoins passer aux actes, ne pas surcharger de réserves l’intention affichée de faire entrer de plein droit le peuple palestinien dans la communauté des nations. La conférence « de haut niveau » annoncée à New York pour le 19 juin prochain, sous l’égide conjointe de la France et de l’Arabie saoudite, doit être le moment de cette avancée décisive vers la solution à deux États.

Contrairement aux assertions des tenants de l’éradication de toute présence palestinienne entre Méditerranée et Jourdain, qui prétendent qu’il n’existerait plus d’interlocuteur fiable pour des négociations, l’Organisation de libération de la Palestine demeure la représentation légitime du peuple palestinien depuis qu’elle a été l’un des deux protagonistes des accords d’Oslo, le 9 septembre 1993. Conjointement avec le Parti communiste français, elle initie le 4 juin, à Paris, une conférence internationale pour la reconnaissance des droits du peuple palestinien et d’un État palestinien aux côtés d’Israël. Cette initiative, la plus importante qui se soit déroulée en France depuis le brutal arrêt du processus d’Oslo, verra, toute la journée durant, des représentants d’États, des personnalités engagées pour le droit dans les relations internationales, des responsables d’organisations non gouvernementales, d’associations démocratiques ou humanitaires, de syndicats, de formations politiques, s’exprimer. Et elle donnera naissance à une alliance mondiale, à laquelle reviendra la charge de coordonner l’action citoyenne pour une paix dans la justice en Israël/Palestine. 

Pour me résumer, nous entrons dans l’un de ces moments où l’histoire hésite, où la marche des événements peut bifurquer, pour le meilleur ou pour le pire. Des dynamiques contradictoires s’entrechoquent. D’un côté, les tenants du fanatisme et du suprémacisme poussent les feux de la mue de l’État d’Israël, en faisant de l’élimination de la question palestinienne la pierre de touche de la réalisation de la prétendue promesse biblique d’Eretz Israël. De l’autre, on voit les soutiens les plus affirmés de la colonisation des territoires occupés en 1967 devoir prendre en compte la pression des opinions, de grandes puissances changer de ton et envisager l’application effective des résolutions onusiennes et la reconnaissance d’un État de Palestine, la société israélienne se fracturer si profondément que deux Israël, deux conceptions du judaïsme se retrouvent face-à-face. Voilà qui doit conduire tout ce que la France, l’Europe et le monde comptent de consciences progressistes à se dresser pour le droit, la justice et la paix. L’heure est moins que jamais à dévoyer le soutien à la cause palestinienne en faisant souffler sur lui le vent mauvais de la haine de l’Autre, de l’antisémitisme camouflée en antisionisme, des appels enfiévrés à la destruction d’Israël. Vient à l’ordre du jour la formation du front le plus vaste, le plus unitaire, sans autre préalable que la reconnaissance des droits nationaux d’un peuple spolié et l’exigence de construction d’une coexistence apaisée et sécurisée entre Israël et la Palestine. La guerre sans fin, qui détruit impitoyablement une nation, tandis qu’elle épuise physiquement et moralement l’autre, n’a que trop duré. Être à la hauteur de nos responsabilités d’héritiers des valeurs de notre Grande Révolution, c’est désormais entraîner une majorité d’hommes et de femmes, de toutes opinions et de toutes origines, autour des aspirations universelles qu’avaient fait naître, en leur temps, les Lumières européennes.

Christian_Picquet

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