Mai 1981-Mai 2011 (2) : le temps des espoirs brisés

Avant de mettre en ligne cette deuxième note, traitant du bilan politique des deux septennats de François Mitterrand, j’ai volontairement voulu faire le tour de l’abondante littérature consacrée au sujet. Si, à droite, on n’a ni renié la hargne, ni oublié la grande peur ayant répondu à l’arrivée des « rouges » au pouvoir, à gauche, on éprouve manifestement bien de la difficulté à achever ce « droit d’inventaire » un jour revendiqué par Lionel Jospin. Le malaise perceptible du côté du Parti socialiste et d’Europe écologie doit, d’évidence, moins à l’anéantissement de l’espoir que des millions de citoyens avaient investi dans une victoire si longtemps attendue, qu’à la crainte d’éveiller la nostalgie d’une dynamique électorale qui procédait alors de l’écho, donné par les signataires du Programme commun, aux grandes exigences populaires. Et ce, en dépit des équivoques soulignées par ma précédente chronique. Il est vrai que comparer les engagements des années 1970 aux actuels programmes socialiste ou écologiste peut laisser un sacré goût d’amertume…

Contrairement à ce que pourraient laisser croire certains commentaires présents, le 10 Mai n’intervient pas telle une « divine surprise ». Avec un taux de chômage multiplié par quatre, un travailleur sur quatre vivant avec de bas salaires, l’envolée de la crise du logement, une dégradation considérable du système de santé, la corruption de ses élites, le bilan désastreux de ses interventions impérialistes en Afrique, le giscardisme fait l’objet d’un rejet massif. La guerre sans merci qui s’est déclenchée, au sein de la droite, entre la famille libérale-orléaniste regroupée autour du président sortant et le clan gaulliste dont Jacques Chirac a pris la tête a, de surcroît, contribué à l’affaiblissement de l’autorité du pouvoir en place. La défaite du camp conservateur ne saurait toutefois s’appréhender sans prendre en compte les aspirations que Mai 68 a contribué à faire éclore dans la société française. Malgré le ressac des luttes populaires depuis l’éclatement de la crise, bien que le capital ait trouvé dans celle-ci le ressort pour jeter les bases d’un nouveau mode de son accumulation, le printemps 1981 s’avère, quelque part, un effet retardé de l’explosion soixante-huitarde. Ce qui n’est pas sans expliquer la joie libératrice qui s’empare des rues du pays, à peine connu le verdict des urnes…

Les premiers pas du nouveau pouvoir vont être marqués par une série de conquêtes qu’il faut, avec le recul du temps, apprécier comme autant de coups d’arrêt portés à la dégradation du rapport des forces entre capital et travail. Incontestablement, elles auront, à rebours de ce qui se produisait dans le reste de l’Europe, freiné le recul du monde du travail et, surtout, empêché que la désagrégation idéologique de la gauche ne produise, y compris lorsque la catastrophe du mitterrandisme se révélera dans toute son ampleur, les mêmes effets paroxystiques que dans les pays voisins. La France, une fois encore, aura bénéficié de cette « exception républicaine » qui marque son histoire depuis deux siècles, trouvant sa portée dans les formes particulières qu’y revêt la question sociale.

Dès les premiers mois, le Smic horaire augmente de 10%, le minimum vieillesse de 20%, les allocations familiales de 25%, l’allocation logement de 50%. Le budget de 1982 voit introduit l’impôt sur les grandes fortunes, la taxation des profits exceptionnels, le plafonnement des quotients familiaux pour les revenus les plus élevés. On consent à deux points de produit intérieur brut de déficit pour soutenir l’économie. Sur le plan structurel, la semaine de travail passe à 39 heures, l’âge du départ à la retraite est ramené à 60 ans, la cinquième semaine de congés payés se trouve instaurée, une série de mesures est annoncée en faveur des conditions de travail et de l’amélioration des droits des salariés. Éducation et culture sont décrétées priorité de l’action gouvernementale. La peine de mort est abolie, les discriminations visant les homosexuels aussi, les lois et tribunaux d’exception disparaissent. Marque symbolique du volontarisme à l’époque revendiqué, et quoique au prix de l’indemnisation plutôt généreuse des actionnaires, cinq grandes sociétés industrielles, 36 banques et deux compagnies financières sont nationalisées.

« DU TOURNANT DE LA RIGUEUR »…

Aux yeux du plus grand nombre, cette période paraît, par conséquent, bel et bien obéir au slogan de campagne des socialistes : ”« Changer la vie ! »” D’autant que quatre ministres communistes intègrent le gouvernement au lendemain des législatives ayant suivi la dissolution de l’Assemblée. Qu’ils soient, dans les faits, tenus en lisière à des postes ne leur conférant pas de poids décisif dans la conduite des affaires n’est, alors, pas vécu comme l’indice des ambivalences de la victoire. D’ailleurs, la direction du PCF, encore sous le coup de ses reculs électoraux, valorise l’union restaurée, au point que Georges Marchais décrète désormais que les « 110 propositions » sont la copie conforme de son propre programme de la campagne présidentielle.

Les revers essuyés par les combats sociaux depuis le milieu de la décennie précédente n’en continuent pas moins à produire leurs effets. Le peuple de gauche parvient d’autant moins à sortir d’une posture spectatrice qu’aucune des composantes influentes de la gauche ne cherche à enraciner le changement dans une mobilisation de terrain. Les confédérations syndicales elles-mêmes ne se dotent pas d’un rapport de force propre, dans les entreprises comme dans le pays, se bornant à accompagner la politique du gouvernement. Toutes les conditions sont, dès lors, réunies du désarroi qui va suivre le « tournant de la rigueur » en 1983.

Lorsque la gauche accède à la tête du pays, la donne internationale enregistre un bouleversement de dimension historique. Alors que le système bureaucratique de l’Est européen est à l’agonie, et avec lui la coupure du monde en deux blocs, un nouveau capitalisme, globalisé et financiarisé, émerge. Les classes dirigeantes font de la course au profit maximal, d’une loi du marché soustraite à toute entrave, de la déréglementation financière, de la libre concurrence et du libre-échangisme généralisé les clés du redéploiement planétaire du système. Les logiciels à partir desquels la gauche, dans toutes ses composantes, a appréhendé les défis à relever sont devenus parfaitement obsolètes. Alors qu’il faudrait se mettre en situation d’affrontement avec les marchés, la finance mondialisée, un patronat cupide, les gouvernements qui mettent avec ardeur en musique la partition libérale, le pouvoir à dominante socialiste poursuit la chimère d’un nouveau compromis – très keynésien – entre le travail et le capital. Or, ce dernier entend surtout imposer une nouvelle répartition des richesses en sa faveur. La relance économique recherchée par la consommation ne peut qu’échouer : elle ne fait que favoriser les importations, du fait de l’incapacité de l’appareil productif à faire face à la concurrence, ce qui, conjugué à l’augmentation des taux d’intérêt, provoque une forte hausse de l’inflation.

L’affrontement, au sommet du pouvoir, entre deux politiques, l’une d’adaptation à la « contrainte internationale », l’autre cherchant à desserrer l’étau par la construction d’un rapport de force avec l’environnement européen de la France et des mesures orientées vers la dynamisation de la demande intérieure, est finalement tranchée en 1983. Par François Mitterrand, et par lui seul : la terrible logique des institutions a ôté à l’ensemble des formations membres de la coalition gouvernante, jusqu’au PS lui-même, toute faculté de peser sur une décision qui va sceller le sort de l’expérience… jusqu’à sa conclusion.

… À LA CONVERSION LIBÉRALE

Au nom des obligations de la construction européenne, et grâce à une V° République devenue cette ”« machine à trahir »” si bien décrite par Arnaud Montebourg (dans un ouvrage paru chez Denoël en 2000), ce qui était à l’origine présenté comme une simple parenthèse ne se refermera jamais. Au contraire, la signature de l’Acte unique en 1986 ouvre les vannes de la conversion du système bancaire et boursier à la libéralisation des mouvements de capitaux en Europe, à l’instauration de méthodes libérales de management à la tête des entreprises et administrations publiques, au ralliement à une politique de l’offre qui entraîne par exemple la diminution de dix points de l’impôt sur les sociétés, à une lutte décrétée prioritaire contre l’inflation qui s’opère au bénéfice des épargnants etc. Le tout, au quadruple prix de l’acceptation de reculs sociaux considérables (avec la multiplication des plans de licenciements, l’essor des exclusions, la dégradation des conditions de vie de la population), du déchirement du tissu industriel (avec le démantèlement des grandes concentrations industrielles, à l’image de la sidérurgie dès 1984), de l’alignement atlantiste du pays (François Mitterrand prend fait et cause pour le déploiement, sur le Vieux Continent, de missiles de croisière américains, pour répondre à une menace soviétique dont on découvrira, moins de cinq ans plus tard, qu’elle était fantasmatique), de l’abandon d’une série de « fondamentaux » sur lesquels le PS d’Épinay avait fondé sa marche au pouvoir (jusqu’à la laïcité, renoncement symboliquement marqué par le retrait, en 1984, de la loi Savary, censée instaurer le « grand service public unifié de l’éducation » promis en 1981). Le monde international des affaires ne s’y trompe pas, qui exulte sur ”« la transition française du socialisme au reaganisme »” (”US News and World Reports”, 17 décembre 1984).

L’Union de la gauche est, cette fois, définitivement morte. Jean-Pierre Chevènement, qui détient le portefeuille de l’Industrie, quittera le premier le gouvernement, suivi ultérieurement des quatre ministres communistes. La gauche commence à accumuler les échecs électoraux, aucune de ses familles de pensée n’ayant plus le ressort de défendre une offre alternative à la dérive du pouvoir mitterrandien, et le Front national entame l’ascension qui le mènera à la présence au second tour de la présidentielle de 2002. Et si le président sortant parvient, en 1988, à se faire reconduire dans ses fonctions, c’est uniquement grâce au sursaut du salariat et de la jeunesse devant l’ultralibéralisme mis en œuvre, à la faveur de la première cohabitation, en 1986, par le gouvernement Chirac. À preuve, le président sortant mène toute sa campagne à partir d’une ”« Lettre à tous les Français »”, dans laquelle le « socialisme » n’est pas une fois évoqué sur un total de 18 500 mots. Le document est instructif. Il préfigure le retournement des années suivantes : la substitution de l’économisme le plus forcené à la dénonciation du « mur de l’argent » aux lendemains de 1981, la résignation aux inégalités en lieu et place de l’exaltation initiale de la rencontre entre la ”« majorité politique »” avec la ”« majorité sociologique »”, l’acceptation d’un État « modeste » sur les ruines du volontarisme hérité du Programme commun…

Le second septennat se déroulera sous le signe de l’ouverture au centre (quelques éminences rescapées du giscardisme remplacent les communistes à la table du Conseil des ministres), d’une politique obéissant à la doxa de la « désinflation compétitive », de la soumission accentuée à l’européisme libéral (que traduit l’engagement présidentiel en faveur du traité de Maastricht, en 1992), du règne insolent de l’affairisme (qui voit un Tapie investi comme ministre et devenir le symbole de la réussite, tandis qu’une avalanche de scandales s’abat sur des figures de premier plan de la Mitterrandie), de l’utilisation des plus monarchistes de la V° République, de l’engagement dans l’aventure impérialiste de la première guerre d’Irak…

C’est Jacques Attali, que l’on ne saurait soupçonner de désapprouver cette longue suite d’abandons, puisqu’il en était – avec quelques autres – à l’origine, qui résume le mieux l’effondrement moral des dernières années d’un pouvoir qui se voulait de gauche : ”« Il ne croyait plus guère à l’action. Pas même contre le chômage. Les Bastilles à prendre, les défis à relever lui semblaient appeler des efforts trop grands et trop complexes pour relever d’une simple volonté présidentielle” (…) ”La France entra dans la mondialisation sans définir son identité : elle accepta l’ouverture des marchés financiers, nécessaire au financement de ses entreprises, sans créer ses propres instruments financiers. Elle se lança à corps perdu dans la construction du grand marché européen prévu par l’Acte unique de 1986 pour 1992. Le pays devint compétitif ; la monnaie resta solide. La baisse de l’inflation contribua plus à améliorer le niveau de vie des épargnants – c’est-à-dire des vieux – que de ceux qui pouvaient l’augmenter en s’endettant, c’est-à-dire les jeunes. (…) L’argent alla à l’argent, les placements financiers devinrent plus rentables que les placements industriels, les” golden boys ”firent fortune en quelques mois, l’accès au logement devint de plus en plus difficile »” (”C’était François Mitterrand”, Fayard, 2005). Il eût pu ajouter que, si la France produit en 1995 2,3 fois plus de richesses que quatorze ans auparavant, la part des revenus du travail dans le produit intérieur brut est passée de 56,9% à 51,3%. Autrement dit, les salariés ont perdu 5,6% du PIB…

TRENTE ANS D’ERREMENTS À GAUCHE

Si, en ce trentième anniversaire du 10 Mai, la droite n’aura cessé de cracher sa haine du ”« déclin socialiste »” (elle, au moins, a toujours su manifester la haute conscience de ses intérêts), c’est la gauche qui sera sortie défaite d’une séquence entamée dans l’enthousiasme et le rêve d’un avenir meilleur pour s’achever dans le plus total désarroi. Au risque de surprendre, je partage l’appréciation de Guillaume Bachelay ( in ”Désert d’avenir ? Le Parti socialiste, 1983-2007”, L’encyclopédie du socialisme, 2007) lorsqu’il parle de ”« liquidation idéologique (la conversion au capitalisme plutôt que la rupture avec lui) »”, de ”« démolition sociologique (les couches moyennes salariées devenant le cœur de cible électoral sur fond d’épuisement de la deuxième révolution industrielle) »”, et de” « réorientation économique (le choix de dynamiser l’offre après avoir misé sur la stimulation de la demande) »”. Le fait que le propos émane d’un dirigeant de première importance du Parti socialiste atteste, à mes yeux, que c’est toute la gauche qui doit, aujourd’hui, avoir le courage d’un bilan sans faux-fuyants, si du moins elle veut trouver le chemin d’un rassemblement qui ne s’achève pas dans la désillusion mortifère et soit capable de renouer avec ses mandants naturels, les forces du travail. On est très loin du compte, lorsque la Fondation Terra Nova, « think-tank » du directeur général du FMI, vient de publier un document dans lequel, s’interrogeant sur le vivier électoral du PS, elle conclut que se tourner prioritairement vers les classes populaires conduirait… au ”« social-populisme »” (”Gauche : quelle majorité électorale pour 2012 ?”).

Depuis son congrès de l’Arche, en 1991, la rue de Solferino a décrété que le capitalisme constituait ”« l’horizon indépassable de ce temps »”, postulat repris ”de facto” par sa toute récente Déclaration de principes. En foi de quoi, jusqu’à ce jour, il s’est montré rigoureusement incapable de renouer durablement avec les travailleurs et le peuple. Et si Lionel Jospin, parce qu’il avait su, à la fin du deuxième septennat de François Mitterrand, formuler le bon diagnostic (”« Les réformistes donnent l’impression de ne plus croire aux réformes »”, in ”L’invention du possible”, Flammarion, 1994), put conduire la « Gauche plurielle » au succès de 1997, le renoncement de son gouvernement à affronter la pression des marchés et de la finance s’acheva, en 2002, de la manière calamiteuse que l’on sait. La propension d’une Ségolène Royal – et sans doute, demain, de Dominique Strauss-Kahn – à adhérer à la funeste stratégie de la « triangulation » (qui revient à mener la bataille électorale sur le terrain de l’adversaire) expérimentée outre-Atlantique par un Bill Clinton champion toutes catégories d’une gauche réputée « moderne » puisque entièrement acquise aux règles de la globalisation marchande, aura, cinq ans plus tard, favorisé la démagogie sarkozyenne auprès d’une partie de la classe travailleuse.

Il convient toutefois de reconnaître également que, jusqu’à l’apparition du Front de gauche, toutes les tentatives de redistribution des cartes au sein du camp progressiste auront elles-mêmes échoué. Ayant vu son déclin s’accélérer avec l’anéantissement des espérances de 1981, puis dans la foulée du cinglant échec de l’expérience Jospin, le Parti communiste n’aura pu trouver, à lui seul, les moyens du rééquilibrage de la gauche. La sortie du Parti socialiste de Jean-Pierre Chevènement et de ses amis du courant Socialisme et République n’aura pas davantage débouché sur la recomposition attendue : elle se sera immédiatement fourvoyée en prétendant transcender le clivage entre droite et gauche au moyen de l’invocation d’une République dépossédée de son contenu social. Quant à la majorité de la gauche révolutionnaire, les progressions de son influence demeurèrent éphémères, dans la mesure où, jusqu’à la désagrégation en cours du Nouveau Parti anticapitaliste, elle se sera obstinément refusée à poser la question essentielle d’un rassemblement majoritaire à gauche, donc de son contenu associé à une perspective gouvernementale.

Une page de l’histoire de la gauche s’est tournée. Celle qui va s’écrire a pour toile de fond quelques solides points d’appui : le capitalisme est entré dans une crise comme il n’en avait pas connu depuis les années 1930 ; les brouillards de l’idéologie libérale commencent à se dissiper dans la conscience des peuples ; la voie des ajustements a minima relève du plus total irréalisme ; de l’Amérique latine à l’Europe, en passant par le monde arabe, la lutte des classes (et même la révolution) font leur grand retour ; si le projet socialiste reste à refonder, et si l’extrême droite se nourrit un peu partout des souffrances populaires, l’objectif de la reconstruction d’une gauche à la hauteur n’a rien de chimérique. Raison de plus pour tirer collectivement les grandes leçons stratégiques des quatre décennies écoulées…

Christian_Picquet

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