La résolution qui ne passe pas
Franchement, je n’imaginais pas, à peine les valises de mon congé estival posées, devoir m’exprimer… sur Israël. D’autant que je le fais pour démentir des assertions aussi ignorantes de l’histoire que totalement contraires aux valeurs et positions traditionnelles de mon propre camp, la gauche, et de mon parti, le Parti communiste français. Il se trouve en effet qu’une toute récente proposition de résolution « condamnant l’institutionnalisation par Israël d’un régime d’apartheid à l’encontre du peuple palestinien », signée de 37 députés appartenant aux groupes se réclamant de la Nupes dans le but d’être soumise à l’Assemblée nationale, soulève une énorme émotion et d’intenses polémiques qui ne s’éteindront pas de sitôt. Ce que, à lecture du texte, je peux comprendre, même si je me sens parfois très éloigné de celles et ceux qui ont réagi. Pour le dire sans détours, mes convictions les plus intimes se trouvent trop heurtées pour que je garde aujourd’hui plus longtemps le silence.
AU NOM DE CE POUR QUOI J’AI TOUJOURS COMBATTU…
Avant d’en arriver au fond de la question, et sachant que les procès d’intention ont vite fait de fleurir sur ce sujet sensible, il me faut préciser, à qui l’ignorerait encore, d’où je parle. Je suis de ceux qui, depuis quelques décennies maintenant, se battent pour une paix juste entre Israéliens et Palestiniens, et qui dans cet objectif condamnent sans réserves la politique des gouvernants israéliens parce que ceux-ci imposent des discriminations honteuses aux Palestiniens, qu’ils encouragent la colonisation de la Cisjordanie, qu’ils annexent de facto l’intégralité de Jérusalem, qu’ils commettent régulièrement des crimes de guerre à l’occasion des conflits qui les opposent aux autorités de Gaza ou à leurs voisins libanais, qu’ils profitent d’une législation d’exception pour emprisonner arbitrairement des militants politiques palestiniens (et pas seulement, loin de là, des responsables d’attentats aveugles contre des civils israéliens), qu’ils encouragent les menées provocatrices d’une extrême droite raciste et religieuse toujours prompte à déclencher des chasses aux Arabes, qu’ils bafouent ce faisant toutes les résolutions des Nations unies afin de ruiner délibérément toutes les possibilités de construction d’un État palestinien viable et souverain. En disant cela, je n’entends évidemment pas exonérer les dirigeants palestiniens de leurs propres responsabilités dans l’engrenage qui ensanglante la région.
J’ai, à ce titre, fondé en 2000 le Collectif national pour une paix juste et durable entre Palestiniens et Israéliens, qui regroupait des dizaines d’organisations progressistes et dont j’ai coordonné l’activité sept ans durant. Mais, je le dis non sans colère, ce que j’ai lu dans le projet de résolution ne correspond en rien à ce combat, dont la finalité est de pousser à une sortie politique d’un conflit n’ayant que trop duré, non d’épouser une détestation d’Israël dont chacun sait qu’elle a tôt fait de se muer en haine des Juifs.
Je sais, en écrivant ces lignes, que je vais m’attirer l’opprobre de milieux d’ultragauche ou d’une mouvance gravitant dans les eaux de l’intégrisme islamiste, lesquels m’ont plus d’une fois déjà dénoncé comme « sioniste » ou encore comme « agent du Crif » à la direction du PCF, ne cherchant même pas à dissimuler que leur hostilité à mes positions politiques se mêlait à l’exécration que provoque chez eux des origines dont je ne me suis jamais caché.
Je veux dire également que les lignes qui vont suivre ne remettent nullement en cause mon amitié pour les parlementaires communistes. Je n’ignore pas qu’une phalange d’élus aussi réduite en effectifs doit travailler dans l’urgence et qu’elle est tant sollicitée au quotidien qu’il peut lui arriver de signer, de bonne foi, des textes qu’elle n’a ni le temps d’examiner au fond, ni les moyens de débattre collectivement.
Il n’empêche ! La résolution en cause constitue, à mes yeux, une lourde faute politique.
Forte de 22 pages, s’appuyant sur d’innombrables textes faisant référence en matière de droit international ainsi qu’aux prises de position d’associations ou ONG parfaitement estimables — ce qui ne veut pas dire que leur parole fût incontestable, le forum de Durban l’a en son temps suffisamment démontré —, la proposition entend entraîner la représentation nationale dans la condamnation d’Israël, au motif que cet État serait depuis toujours fondé sur un système d’apartheid.
À dire vrai, nombre de faits énumérés ne sont pas faux, et il importe effectivement que la France, associée à la communauté internationale, agisse afin qu’il y fût mis un terme, y compris par des sanctions appropriées contre les gouvernements israéliens tant qu’ils s’obstineront à bafouer toutes les résolutions de l’ONU. Il n’en reste pas moins que le terme « apartheid », s’il peut paraître commode à certains pour dénoncer des discriminations institutionnalisées, est à la longue devenu porteur de lourdes confusions lorsqu’il en vient à assimiler le pouvoir ségrégationniste de l’Afrique du Sud, avant qu’il ne tombe, avec l’État israélien. Autant les inégalités de situation, les traitements indignes dont la population palestinienne fait l’objet, la citoyenneté amputée des Arabes citoyens d’Israël, ou encore la répression brutale utilisée pour empêcher un peuple d’accéder à son indépendance doivent mobiliser les forces et les nations démocratiques, autant la mise en parallèle de deux réalités historiques sans rapport entre elles peut être source de dérives dangereuses.
UNE INACCEPTABLE LOGIQUE D’ENSEMBLE
Pour me montrer précis, deux phrases motivent à elles seules la révulsion qui m’a saisi à la découverte de la logique d’ensemble de ce texte. La première dit : « Israël a mis en place un régime institutionnalisé d’oppression et de domination systématique par un seul groupe racial, et affirmé clairement son intention de maintenir un tel régime. » Et la seconde ajoute : « Depuis sa création en 1948, Israël mène une politique visant à instituer et à entretenir une hégémonie démographique juive et à amplifier son contrôle sur le territoire au bénéfice des juifs israéliens. »
J’aurais pu, naturellement, relever à chaque page des inexactitudes, approximations douteuses, méconnaissances de l’histoire ou formules exécrables — telle celle qui suggère que la naissance même de l’État israélien aurait été motivée par la volonté de domination d’un « groupe ethnique national-racial » —, mais cela n’aurait rien apporté de plus. Les deux phrases que je viens de citer soulèvent, en effet, plusieurs problèmes majeurs.
D’abord, si les sommets de l’État d’Israël ont pratiqué, depuis la naissance de celui-ci, une politique d’appropriation de territoires (avec notamment, à la faveur des guerres de 1948 et 1967, l’expulsion de populations arabes d’une série de villes et villages), et s’ils ont agi de sorte que le plan de partage de la Palestine voté par l’ONU ne voit jamais le jour (ils ont d’ailleurs été accompagné dans leur détermination par des régimes arabes qui n’entendaient pas que se constitue une entité palestinienne indépendante d’eux), on ne peut ignorer que le projet sioniste, longtemps ultraminoritaire parmi les Juifs, n’a pu prendre consistance que sous l’effet de souffle des persécutions antisémites incessantes en Europe et de la Shoah. Parler, dans ces conditions, de volonté de domination « par un seul groupe racial », sans même évoquer d’un mot le génocide hitlérien qui laissa les survivants aux prises avec la terrible mémoire de la destruction totale des diasporas et conduisit une partie d’entre eux à chercher un abri loin du continent européen, est donc une reconstruction inacceptable de l’histoire.
Ensuite, à partir de ce premier postulat à peine imaginable pour moi, le texte pratique volontairement l’amalgame entre la nation israélienne — qui a fini par se former dans les conditions historiques particulières de l’après-guerre, avec à l’origine des rescapés pensant fuir pour toujours l’horreur des pogroms et des chambres à gaz —, et les dirigeants de l’État. Le texte parle, on l’a vu, d’une « hégémonie démographique juive… au bénéfice des juifs israéliens ». Outre le caractère intolérable de l’essentialisation d’un peuple pour le rendre collectivement coupable de la politique que l’on peut reprocher à ses élites gouvernantes, parler en ces termes revient à tout simplement évacuer la complexité de la société israélienne et des conflits qui l’ont traversée, dès les premières années de son existence et jusqu’à nos jours. Pour ne prendre que cet exemple, une partie des Juifs d’Israël, ceux qui étaient originaires du monde arabe et maghrébin, ont eux-mêmes fait l’objet de discriminations institutionnalisées (l’excellent film, tout récent, Misrahim, y revient, et il fait magnifiquement revivre le mouvement des Panthères noires, à travers lequel les Juifs orientaux, soutenus par une partie de la gauche de ce pays, ont exprimé leur exigence d’égalité des droits).
De même, tout le texte est construit pour asséner l’idée que l’État d’Israël est un État d’apartheid, fonctionnant au bénéfice d’un groupe racial dominant son entourage arabe, assimilable à ce qu’était l’apartheid sud-africain. Or, Israël ne peut se comprendre, je l’ai dit et je crois nécessaire de la redire, que dans les conditions particulières de l’après-génocide. Rien à voir, par conséquent, avec la domination de la minorité blanche d’Afrique du Sud sur la majorité noire — et ce, même si le nationalisme encouragé par les sommets de l’État israélien a connu, au fil du temps, une dérive calamiteuse, à laquelle le regretté Zeev Sternhell, pourtant défenseur inconditionnel de la création d’Israël, a consacré en son temps un volumineux ouvrage (Aux origines d’Israël, Fayard 1992). Surtout, à partir de la phrase selon laquelle « Israël a mis en place un régime institutionnalisé d’oppression et de domination systématique par un seul groupe racial », il est explicitement demandé le démantèlement dudit régime. Sauf que, à partir de l’imbrication de l’État et dudit système d’apartheid, qui est l’idée-maîtresse du texte, n’importe qui, sans avoir fait de grandes études juridiques, comprendra qu’il s’agit de démanteler l’État d’Israël lui-même.
Enfin, de cette logique, il découle deux conclusions très problématiques à mes yeux.
La proposition de résolution demande en premier lieu la reconnaissance de l’État de Palestine. Très bien, se dira-t-on, d’autant que l’Assemblée nationale a déjà voté un texte en ce sens. À ceci près que les rédacteurs n’ont pas cru bon de préciser que cet État est appelé à coexister avec cet autre qu’est précisément Israël. Lorsque l’on prend un tel soin à étayer une démonstration à partir d’un nombre incalculable de textes et de citations tirées d’une foule de conventions, on a peine à croire que l’inexistence de toute référence aux résolutions des Nations unies sur les deux États (à partir de la ligne verte de 1967, sur la base de l’arrêt de la colonisation des territoires palestiniens, avec pour double capitale les deux parties de Jérusalem, et dont le corollaire serait une négociation sur la situation des réfugiés de 1948 et 1967) relève d’un simple oubli.
J’ajoute que, dès lors que l’on assimile sans la moindre précaution Israël à l’Afrique du Sud de l’époque de l’apartheid, il est évidemment naturel que l’on préconise le boycott de tous les produits importés d’Israël, et non plus seulement de ceux qui sont issus des colonies implantées illégalement au regard du droit international. Ce qui constitue une rupture grave avec les positions du mouvement de solidarité avec le peuple palestinien qui, du moins dans son écrasante majorité animée d’une volonté de paix, réservait la demande de boycott à ces seuls produits. Du coup, on peut légitimement craindre que n’importe quel esprit égaré, n’importe quel groupe de fanatiques pourra, demain, si ce document était par malheur maintenu, et en se revendiquant de l’autorité de la gauche unie, aller organiser un boycott des rayons casher du premier supermarché venu. Et, par extension, se mettre à revendiquer le boycott des manifestations sportives ou culturelles auxquelles participent des Israéliens.
LE RETRAIT QUI S’IMPOSE
Bref, je considère que rien n’est plus éloigné des positions de mon parti, comme d’ailleurs des mobilisations auxquelles l’essentiel des forces progressistes ont participé en faveur de la paix au Proche-Orient, que cette proposition de résolution. Celles et ceux qui ne me croiraient pas sur parole, pourront se reporter à la note écrite en 2019, à destination du conseil national du PCF, sur l’impératif combat contre l’antisémitisme et tous les racismes ; elle insistait particulièrement sur le refus, qui est le nôtre, de toute instrumentalisation de la bataille pour le droit du peuple palestinien à son autodétermination. L’intégralité de ce texte est accessible sur ce blog.
Toujours, nous nous sommes efforcés de sortir cette bataille des interprétations ethniques ou religieuses, afin que la pression internationale s’organise seulement sur la solution politique à même de régler la confrontation meurtrière de deux faits nationaux, l’un opprimant hélas l’autre : la formation de deux États, aussi souverains que viables, chacun voyant sa sécurité garantie par la communauté des nations. Beaucoup se sont essayés, dans le passé, à « nazifier » Israël ; ils auront simplement concouru — mais sans doute était-ce leur objectif — à éloigner la perspective de la paix, tant il est vrai que le dialogue devient difficilement possible si l’on considère que l’autre est animé par l’unique volonté de pratiquer une hégémonie raciale. Rabin et Arafat, en leur temps, avaient su échapper à cette tentation mortifère, preuve au passage que certaines théories ne supportent pas l’épreuve de la réalité ; malheureusement, les pré-accords d’Oslo ne résistèrent pas au fanatisme d’une droite et d’une extrême droite israélienne ne voulant tenir que le langage des armes, plutôt que celui de la négociation.
Je demande, par conséquent, à mes camarades signataires, et singulièrement à mes camarades communistes, de retirer cette résolution. Tel est, au point où nous sommes rendus, l’unique moyen d’enclencher la discussion franche et sereine qui a manifestement fait défaut entre les signataires, l’objectif devant être également de renouer le dialogue avec le grand nombre des associations et institutions qui, tout en acceptent la légitimité de notre critique des dirigeants de l’État d’Israël, ont fait connaître leur réprobation. Ne pas le faire serait prendre le risque insensé d’aggraver les confusions dans une société française en proie à un enchaînement de crises dévastatrices, de contribuer — fût-ce involontairement — à attiser les affrontements communautaires, de permettre à des prêcheurs de haine et de détestation des Juifs de se sentir pousser des ailes, de couper la gauche de toute une partie des siens et de l’isoler gravement.
Les parlementaires communistes disposent de leur indépendance de vote et de choix quant à l’exercice de leurs mandats. J’ai choisi, à mon tour, d’exercer comme dirigeant communiste mon indépendance d’expression à propos d’une initiative dont je suis incapable de me sentir solidaire. Privilège de l’âge, peut-être, il m’est revenu un souvenir qui a renforcé mon besoin de sortir du silence. Au moment de la guerre des Six-Jours, le général de Gaulle se mit, à l’occasion d’une de ses conférences de presse solennelles, à parler des Juifs comme d’un « peuple d’élite sûr de lui et dominateur ». Il avait incontestablement raison de critiquer les motifs par lesquels les dirigeants israéliens de l’époque avait saisi l’occasion qui se présentait à eux d’étendre les frontières de leur État très au-delà du plan de partage de 1948. Mais il commettait une faute grave en recourant à cette caricature, flirtant avec l’antisémitisme en attribuant aux Juifs dans leur ensemble une pulsion de domination. Le dessinateur et sculpteur Tim, longtemps collaborateur de L’Humanité, devait lui rétorquer avec un dessin représentant un déporté décharné, revêtu de sa tenue rayée frappée de l’étoile jaune, s’agrippant aux barbelés d’un camp, en assortissant sa réplique de cette mention : « Le peuple sûr de lui et dominateur. » Je ne voudrais pas, demain, qu’une initiative totalement inappropriée nous vaille à notre tour une image aussi indélébile.