En 2024, reprendre la main sur l’avenir

Puisque c’est mon premier post de la nouvelle année et qu’il en est encore temps, je veux adresser mes meilleurs voeux à chacune et chacun d’entre vous. En sacrifiant à mon tour à cette tradition, je n’entends nullement me plier à une routine. Dans la tradition du mouvement ouvrier, la fraternité est en effet l’une des valeurs fondamentales que nous avons à coeur d’opposer à la violence quotidienne des rapports d’exploitation et de domination sur lesquels repose le système en place. Aussi n’est-il pas formel, de ma part, de vous souhaiter bonheur, réussite de tous vos projets et santé. Et il ne l’est pas davantage d’accompagner ces mots de l’espoir que 2024 nous voit collectivement sortir de l’état de sidération et de désespérance qui amène, présentement, tant d’hommes et de femmes à douter qu’il fût encore possible de progresser sur le chemin de la justice, du droit et de l’égalité.

Il se trouve que ce mois de janvier coïncide avec « l’initiative politique d’envergure » que le premier personnage de l’État nous annonçait depuis que son second quinquennat à peine entamé a sombré dans la disqualification morale, avec l’adoption par le Parlement — et sous son injonction directe —, de la scélérate loi dite « immigration ». Disons-le d’emblée, plutôt que « l’effet waouh » recherché, c’est à un triste retour en arrière que nous avons assisté. Un retour, plus précisément, aux années Sarkozy, avec la désignation d’un nouveau gouvernement composé, pour l’essentiel, de ministres ayant fait leurs classes sous une présidence « bling-bling », qui chercha (déjà) à reprendre l’ascendant sur l’extrême droite en s’emparant d’un grand nombre des thèmes identifiants de cette dernière, et qui ne montra de détermination que dans la soumission aux puissants et  aux marchés financiers.

LE MÉPRIS DE CLASSE POUR SEULE POLITIQUE

Avant même que le nouveau Premier ministre ait prononcé sa déclaration de politique générale devant les Assemblées, nous savions sur quelles bases le monarque élyséen, plus que jamais décideur de la moindre disposition, entend sauver son mandat. Il nous avait suffi d’entendre le mépris de classe affiché par la nouvelle détentrice du portefeuille de l’Éducation, de la Jeunesse et des Jeux olympiques (ce cumul est, à lui seul, tout un programme) pour l’école publique et les enseignants, suivi de près par l’interminable conférence de presse hors-sol de l’occupant du Trône, avant que le ministre de l’Économie ait promis à un pays à la peine une énième hausse de près de 10% des tarifs de l’énergie, pour parfaitement saisir la feuille de route des gouvernants. Il s’agit d’accentuer toujours davantage l’autoritarisme ayant, depuis six ans, conduit à l’atrophie de la République, à l’asphyxie de la vie parlementaire et à l’étranglement de la démocratie sociale. De poursuivre la baisse de la dépense publique pour satisfaire aux exigences austéritaires sur lesquelles les dirigeants de l’Union européenne sont en train de s’accorder. D’ignorer les difficultés du monde du travail face à l’inflation et à des salaires qui ne permettent pas de vivre décemment (qui ignore encore, hormis les petits marquis aux affaires, que près d’un actif sur cinq perçoit moins de 1400 euros par mois ?). De persévérer dans l’entreprise de casse des droits sociaux, à l’image du nouveau tour de vis donné à l’indemnisation des privés d’emploi. De s’en prendre à notre système de protection sociale, avec le doublement promis des franchises sur les boîtes de médicaments, les actes paramédicaux ou les transports sanitaires. De persévérer dans le refus d’extraire la France de cette machine infernale à augmenter les tarifs qu’est le marché spéculatif de l’énergie à l’échelle de l’Europe. De laisser se poursuivre la désindustrialisation de la nation afin de satisfaire aux dogmes ultralibéraux de la libre concurrence et de la déréglementation à tout-va. De continuer à gaver de cadeaux fiscaux à répétition les entreprises du CAC 40 et les gros actionnaires (qu’importe aux bien-nés qui nous dirigent que les patrimoines cumulés des 500 plus grandes fortunes hexagonales pèsent dorénavant 1170 milliards d’euros, soit 45% du produit intérieur brut)…

Il est, en outre, certainement inutile d’en rajouter ici, tant il a soulevé l’indignation des progressistes et des républicains honnêtes, sur le discours stigmatisant les étrangers, développé ad nauseam pour complaire à une droite elle-même engagée dans une sordide course à l’échalote démagogique avec le Rassemblent national. Cette rhétorique aux relents xénophobes, qui a vu par exemple Monsieur Macron reprendre à son compte l’antienne zemmourienne de « la France redevenue la France », a donné naissance à cette funeste loi sur l’asile et l’immigration qui, bien que partiellement invalidée par le Conseil constitutionnel ce 25 janvier, restera dans les annales comme ayant introduit le principe de « préférence nationale » dans le droit régissant nombre d’aspects de la vie quotidienne, celle des Français autant que celle des étrangers. J’ai déjà eu l’occasion, dans ma précédente note, de souligner que, dans sa cohérence intime, ce texte dynamite les piliers principaux du « pacte républicain », tel que la Résistance l’avait reconstruit à la Libération. Une tache aussi indélébile sur l’action de l’équipe en place que celle restant jusqu’à nos jours associée aux décrets-lois Daladier de 1938-1939, qui anticipaient ce qu’allait être la politique de Vichy peu après.  

Emmanuel Macron, omniprésent sur la scène médiatique au point de reléguer au rang d’un simple collaborateur le tout nouveau résident de Matignon, jure à qui veut l’entendre qu’il entend simplement « régénérer » la vie publique, faire souffler un « vent frais » sur l’Hexagone, répondre aux difficultés des « classes moyennes », et barrer ce faisant la route du pouvoir au lepénisme. Pourtant, plus qu’un nouvel élan donné à son mandat, ce glissement du « en même temps » de 2017 à un sarko-macronisme décomplexé ressemble furieusement à une « opération survie », pour reprendre l’expression de Françoise Fressoz, dans sa chronique du Monde, le 10 janvier. Tout atteste désormais que l’embarcation gouvernementale s’avère en plein naufrage du fait de son complet décalage avec la réalité du pays.  

En voulant manifestement considérer que la France aurait basculé à droite, et que c’est dans le lit du sarkozysme d’antan qu’il pourrait à présent retrouver une autorité évanouie, satelliser tout un pan des « Républicains » en pleine désintégration, et disputer au Rassemblement national la première place aux prochaines élections européennes, l’oracle élyséen finit de perdre ce qu’il lui restait de boussole. Ce qui l’amène, en particulier, à occulter le fait que c’est la question sociale qui continue à focaliser la crise française. 

Si, scrutin après scrutin, et à l’occasion de chaque enquête d’opinion, les extrêmes droites progressent jusqu’à tutoyer les 40% d’intentions de vote le 9 juin prochain, ce n’est pas parce que le peuple de France aurait troqué ses aspirations à la justice contre une adhésion irraisonnée à la peur de l’autre. Ce n’est pas qu’il se serait résigné  à un néolibéralisme brutal, tant celui-ci s’avère discrédité sur l’ensemble du globe. C’est dans la mesure où il ne discerne plus de perspective crédible de changement du côté de la gauche. Et si, toujours dans les sondages, il paraît exprimer un désir d’ordre et de sécurité, il faut bien sûr y voir l’expression d’un ras-le-bol — toujours source de possibles dérives —, devant la montée des violences au sein d’une société profondément fragilisée par la contre-révolution libérale. Mais il convient tout autant d’y déceler une protestation muette contre les politiques de démantèlement des services publics et d’assujettissement de l’État aux attentes des marchés, lesquelles placent classes populaires et moyennes dans un état d’angoisse et de fragilisation que nul ne devrait ignorer. Sinon, comment expliquer que, au premier rang des préoccupations de nos compatriotes, arrivent le pouvoir d’achat, les salaires ou l’avenir de notre système de santé, bien avant les questions liées à l’immigration ou à la délinquance ?

Par conséquent, ou le président de la République se trompe sur le climat véritable dans lequel baigne le pays, ou il pense tactiquement habile de favoriser l’essor des amis de Madame Le Pen, pour forcer à la formation d’une coalition autour de sa personne ou du candidat qu’il choisira pour disputer la présidentielle de 2027. Dans l’un ou l’autre cas, la manoeuvre semble à ce point éculée qu’elle n’illusionne que ceux qui le veulent bien. La spécificité du moment actuel vient du fait que nous avons affaire à un exécutif se laissant porter par une dérive qui risque d’emmener le pays à une authentique débâcle. L’analyse de Pierre Rosanvallon est, sur ce point, tout à fait pertinente lorsqu’il dit d’Emmanuel Macron qu’il « paraît désemparé. Il ne sait plus comment obtenir de majorité, comment gouverner, et joue la carte du coup par coup sans garder aucun cap. Aujourd’hui, tout se passe comme si son seul objectif était de durer. Plus que ses supposées convictions, que l’on voit de plus en plus conservatrices, c’est une psychologie de la survie qui explique ses agissements. (…) Emmanuel Macron conserve les rênes administratives du pouvoir, mais il a perdu son autorité et ne gouverne plus la société en ses profondeurs » (L’Obs, 11 janvier 2024).

Dans les faits, au plus haut niveau de l’État, il n’existe plus de réponses aux problèmes infiniment complexes de la nation. Ni au besoin du capitalisme français de redéfinir sa stratégie afin de retrouver une place dans une globalisation en miettes autant que plongée dans une tourmente à travers laquelle se jouent les rapports de force économiques comme géopolitiques du futur. Ni à l’évanouissement du projet autour duquel la classe dirigeante avait cru trouver la voie de la restauration de sa domination, projet qui s’est littéralement désintégré dès les premiers mois du mandat macronien, sans pour autant qu’émerge la moindre solution de rechange. Ni à la crise historique de la démocratie et de la République, qui recouvre « la dissolution de la substance des forces politiques de gouvernement » (selon les termes, encore, de Rosanvallon), laquelle se traduit par la défiance grandissante, envers la politique et toutes les formes de représentation, de classes travailleuses (au sens le plus large du terme) désormais animées du sentiment qu’elles se trouvent totalement dépossédées des moyens de peser sur les décisions concernant leur avenir.

COÏNCIDENCE DES COLÈRES

La coïncidence des colères en est l’immédiate résultante. Elle explose au nez de Monsieur Attal alors qu’il n’a même pas achevé de désigner l’ensemble de ses ministres. Celle des agriculteurs couvait, elle a fini par s’embraser, ne se résumant pas à la suppression de l’avantage fiscal lié au gazole non routier, pour recouvrir le caractère devenu insupportable, pour la profession, de revenus souvent misérables, de la distorsion entre coûts de production et prix de vente imposés par les géants de l’agro-alimentaire, des mutations de la production nécessaires face au défi climatique mais que les gouvernants et l’Union européenne n’accompagnent pas d’une aide à la hauteur, et des accords de libre-échange qui sacrifient nos paysans et par conséquent notre souveraineté alimentaire. 

Celle des personnels de l’Éducation nationale n’était pas moins sourde, devant les fermetures de  classes et d’écoles, ou encore devant les non-remplacements d’enseignants, situation révélatrice de la paupérisation d’un enseignement public à l’abandon alors que le privé vit grassement grâce aux 75% de fonds publics dont il bénéficie ; les mensonges et provocations de Madame Oudéa-Castéra n’ont fait que mettre le feu aux poudres, conférant une forte impulsion à la journée syndicale du 1° février dans les écoles. Celle des salariés, des plus précaires aux mieux qualifiés, touchés par une smicardisation grandissante des rémunérations et des conditions d’existence se dégradant à mesure qu’augmentent les prix comme les tarifs publics, est devenu quant à elle un volcan sur le point d’entrer en éruption. 

Cet état convulsif se reflète dans le puissant taux d’approbation du mouvement des agriculteurs, 89%, faisant de celui-ci le symbole de la révolte d’un pays entier. Puissante et spectaculaire, la mobilisation du monde agricole, dynamisée par la révolte de petits producteurs ne parvenant plus à vivre de leur activité, fait resurgir une dimension essentielle de l’identité de la France, laquelle a longtemps vu s’imbriquer la vie citadine avec une ruralité qui assurait la subsistance de la nation. Nul ne peut oublier que la Révolution française se traduisit d’abord par une réforme agraire. Le saccage du modèle agricole français, sous les coups de boutoir d’une déréglementation servant de boussole à la construction capitaliste de l’Europe, a conduit d’emblée, avec l’entrée en vigueur de l’Acte unique et du grand marché, à la disparition de 1,5 million de fermes, puis à une liquidation lente de l’économie productive n’ayant laissé subsisté que 390 000 exploitations. De sorte que, dans la conscience des Françaises et des Français, l’épreuve de force en cours réfracte tous les aspects de la crise française : les retombées d’une globalisation ayant livré notre agriculture, nos industries ou encore nos entreprises publiques à une concurrence planétaire aussi sauvage que déloyale ; la toute-puissance de l’agro-business, de la grande distribution, des chaînes de restauration, des importateurs et des centrales d’achat, dont les petits producteurs ont été les victimes désignées, dans le même temps que les consommateurs, aux budgets de plus en plus serrés, subissaient la mal-bouffe et ses tragiques conséquences sanitaires ; l’appauvrissement général du pays, corrollaire du recul de sa souveraineté en ses diverses dimensions, alimentaire, industrielle, énergétique, sanitaire et, plus généralement, culturelle dès lors que notre alimentation si emblématique a été livrée aux appétits féroces des marchés ; le fossé, qui n’a cessé de se creuser, entre l’immense majorité de la population et des élites, possédantes ou administratives, ignorant avec dédain les difficultés quotidiennes de celles et ceux dont le travail est l’unique richesse… C’est donc bien à un choix de société, pour ne pas dire de civilisation, que le pays tout entier se trouve renvoyé avec le soulèvement paysan.   

Autant dire que l’opération séduction menée tambour battant par un très jeune Premier ministre, et les tentatives du duo Macron-Attal de récupérer le soutien des « classes moyennes » s’étant détachée du bloc au pouvoir ces dernières années, ont toutes les chances de faire long feu. D’ailleurs, illustration parfaite de la disparition des capacités d’anticipation de ce régime, apparaît l’annonce, par le président de la République, d’un « geste fiscal » de deux milliards d’euros en faveur des classes moyennes à l’horizon de 2025. Comme si une promesse aussi incertaine quant à ses effets que lointaine dans sa réalisation pouvait constituer, dans le contexte présent, une réponse à des urgences sociales qui se multiplient… C’est Lisa Thomas-Darbois, pourtant chercheuse pour le très libéral Institut Montaigne, qui vient de lui rappeler quelques évidences élémentaires : « Ces baisses d’impôts ne font plus l’objet d’attention particulière de la part des ménages. Il y a une déconnexion marquée entre les deux sujets. Le fond du malaise des classes moyennes est qu’elles nourrissent une défiance forte face à l’avenir. Or, on ne résout pas le problème de confiance avec des baisses d’impôts qui sont conjoncturelles et qui n’ancrent pas des solutions de long terme » (Les Échos, 24 janvier 2024). Quand les milieux d’affaire se sentent ainsi obligés de rappeler à la réalité les plus hauts dépositaires de la charge publique, c’est que la décomposition politique atteint son seuil critique. 

Point n’est besoin de chercher plus loin les raisons pour lesquelles l’extrême droite occupe la place prédominante qu’on lui connaît à présent. Faute de réponses apparaissant suffisamment ambitieuses à un contexte porteur d’anxiété et de difficultés majeures, tant du côté du pouvoir ou des droites que d’une gauche n’ayant pas su répondre aux principales attentes du grand nombre, une proportion croissante des classes travailleuses et populaires en est venue à déserter les isoloirs, voire à se tourner vers le RN. Comme le relève Aquilino Morelle, « à l’aspiration au changement et à la crise sociale, vient, de surcroît, s’ajouter une demande d’autorité, ancienne et profonde, que les émeutes urbaines de l’été 2023 sont venues aviver » (in La Parabole des aveugles, Grasset 2023). 

Et comme Madame Le Pen a su polariser 43% des suffrages les plus populaires à l’occasion de la présidentielle de 2022 (contre seulement 25% pour le président sortant, finalement réélu), son parti se retrouve en capacité de se fixer un double challenge : se lancer à la conquête de nouveaux segments de l’électorat (Morelle souligne à juste titre cette trajectoire : « Alors que les classes moyennes et supérieures ne représentaient que 39% de (son) électorat en 2012, leur part a grimpé à 44% en 2017 et atteint 52% en 2022 ») ; et devenir, de ce fait, pour des classes possédantes inquiètes de la perte totale d’adhésion populaire aux politiques publiques qu’elles encouragent, une force fonctionnelle à la remise en ordre autoritaire du pays. J’ai déjà eu l’occasion de l’écrire ici, nous vivons sans doute l’un de ces moments bonapartistes qu’a connu la France à plusieurs reprises, et c’est cette famille politique qui est dorénavant candidate à la fonction. 

CONSTRUIRE LE FRONT POPULAIRE du XXI° SIÈCLE

J’en reviens, après ce détour sur l’état politique du pays, aux voeux que nous pouvons formuler pour 2024. Il serait aussi erroné dans l’appréciation du rapport des forces, que désastreux par les conséquences d’une pareille attitude, de céder à la sinistrose entretenue par les forces dominantes et les grands médias relayant servilement leur vision de l’avenir. Rien n’est encore joué, et la montée en puissance de l’extrême droite peut parfaitement être contrecarrée.

La prétention du Rassemblement national à représenter la France populaire est une supercherie que soulignent, pour ne prendre que quelques exemples, son refus de soutenir les combats syndicaux pour l’augmentation des salaires et l’indexation de ceux-ci sur les prix, sa volonté d’alléger toujours davantage les cotisations sociales en faisant du même coup peser une lourde menace existentielle sur notre système de protection sociale, sa complaisance envers une austérité budgétaire saignant pourtant à blanc les investissements publics et la possibilité de redresser la France, sans même parler de la nature éminemment dangereuse de sa proposition de sortie de la politique agricole commune qui reviendrait à soumettre nos agriculteurs à une concurrence exacerbée. Chaque mouvement social, celui du monde agricole à présent comme celui du salariat hier contre la réforme des retraites, a eu pour principal effet de placer le lepénisme en porte-à-faux des exigences montant de l’Hexagone. 

Mettre en échec la Macronie tout en déconstruisant le véritable projet de l’extrême droite suppose toutefois de prendre les moyens d’une reconquête du peuple. Longtemps, trop longtemps, nous avons vu une partie de la gauche se rendre complice d’un néolibéralisme dévastateur de vies, au nom d’un européisme paré de toutes les vertus alors qu’il était, et qu’il demeure, un cheval de Troie de la globalisation marchande et financière. Longtemps encore, nous avons constaté la propension de certains à se détourner de la question sociale pour ne s’intéresser qu’aux enjeux dits sociétaux, alors qu’aucun modèle de développement soutenable, aucune politique d’émancipation, ne sauraient voir le jour sans que fût remise en cause le pouvoir du capital et de sa logique prédatrice sur l’économie et l’existence humaine. Longtemps également, nous avons assisté à ce naufrage consistant, pour des formations se réclamant de la gauche et même de l’héritage de notre Grande Révolution, à chercher une radicalité transformatrice dans des mouvements communautaristes ou relevant d’un intégrisme réactionnaire, lesquels ne font pourtant qu’encourager les divisions et fragmentations de la société, plutôt que de chercher à rassembler une majorité populaire. Le résultat en a été l’éloignement de millions d’hommes et de femmes, travailleurs de la main, de la terre ou du cerveau, sans lesquels on ne pourra faire triompher l’intérêt général, refonder une République reposant sur la souveraineté démocratique des citoyens comme des salariés, et rendre à la France une voix indépendante au service d’un autre ordre du monde.

Ces débats ne sont pas encore clos, l’actuelle campagne en vue des élections européennes de juin prochain en fait foi. Le constat ne s’en impose pas moins, progressivement, qu’il est primordial de refaire le terrain perdu auprès du monde du travail, des catégories populaires, de la jeunesse. Cela passe, en tout premier lieu, par une implication sans failles dans la solidarité avec les colères, par l’action à déployer afin que ces dernières convergent dans une commune remise en cause des dogmes capitalistes qui enfoncent le pays dans un marasme alarmant, par la défense auprès des secteurs qui se mobilisent de propositions ambitieuses aptes à susciter une dynamique de changement social et politique.  

C’est l’orientation que le Parti communiste français a choisi de mettre en oeuvre ces derniers jours, en allant à la rencontre des agriculteurs et en affichant sa détermination de ne pas laisser l’extrême droite se prévaloir d’un monopole de l’opposition au macronisme. D’autres, dans le camp progressiste, en restent toujours à une réserve prudente, qui n’est pas sans rappeler leurs hésitations devant le mouvement des « Gilets jaunes », la confédération CGT faisant heureusement exception, c’est à son honneur, par son appel à la confluence du salariat avec le monde paysan.  

On ne manquera pas de m’objecter que le mouvement des agriculteurs brasse très gros et tout petits exploitants, que des revendications positives de rupture avec l’ordre capitaliste mondialisé voisinent avec des demandes plus marquées par l’air du temps libéral ou par le rejet de l’aspiration écologiste, que ce soulèvement ne coïncide pas avec une poussée de même ampleur du monde salarié, et que cela offre à l’extrême droite une opportunité de tirer les bénéfices politiques d’uneinstabilité qui s’aggrave. Ces remarques sont parfois fondées, mais elles ignorent la leçon première des événements qui se nouent : alors qu’il entendait accentuer ses attaques contre les droits et conquêtes de la population travailleuse, le pouvoir se retrouve dans un état d’isolement sans précédent : la mise en branle des paysans et d’autres catégories intermédiaires, autour d’exigences mettant en cause la finalité dévastatrice des politiques conduites depuis trop longtemps en France et en Europe, a le mérite de mettre fin à la relative apathie que connaissait le corps social depuis l’échec du grand combat contre la retraite à 64 ans, et d’ouvrir la voie de la lutte à d’autres secteurs d’activité. C’est en adoptant une position conquérante que la gauche peut donc commencer à faire émerger une alternative de progrès, porteuse de confiance retrouvée pour un peuple nié dans son droit à vivre dignement de ce qu’il apporte, à travers son travail, à la richesse collective.

Reprendre la main sur l’avenir : tel est, par conséquent, l’ambition à défendre en un moment crucial. À travers l’engagement de chaque instant dans les résistances populaires, point d’appui pour lancer demain l’élaboration d’un programme qui émergerait, non d’un simple accord d’états-majors, mais de l’expérience accumulée des mobilisations et des mouvements citoyens, la gauche peut retrouver ce qui a fait son histoire et sa force. Et elle peut ainsi contribuer à une construction aussi enthousiasmante que celles ayant permis hier au Front populaire ou au Conseil national de la Résistance de changer le destin de la France. De l’action présente pour la généralisation des combats sociaux jusqu’au scrutin du printemps, où la liste de rassemblement conduite par l’ami Léon Deffontaines incarnera cette conviction, avec la volonté de changer de fond en comble l’Europe, c’est cette volonté qui doit nous animer. 

Christian_Picquet

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