C’est notre pacte républicain qui est en grand danger

Il est des moments, dans la vie d’une nation, auxquels on ne saurait se contenter de répondre en empruntant des sentiers tant de fois battus, ou plutôt rebattus, que l’on s’y embourbe aisément. Ainsi en va-t-il de l’adoption, par le Parlement, ce 19 décembre, de la loi dite immigration. Si ce vote a considérablement accéléré une crise politique telle que la France n’en a pas vraiment connue depuis les origines de la V° République, et telle que l’on peine encore à imaginer quels seront les effets à long terme, ce n’est pas seulement en raison de l’enterrement du « en même temps » dont l’hôte de l’Élysée avait fait la marque de ses quinquennats avant de se rallier sans fard aux vues de la droite la plus réactionnaire qui se puisse imaginer. Ce n’est pas non plus, simplement, en raison du nombre de députés macronistes qui ont fait défaut au gouvernement dans le vote d’un texte adoubé par l’extrême droite. Et ce n’est même pas en raison de la démission du ministre de la Santé — et des menaces, vite retirées il est vrai, d’autres départs —, bien qu’elles se révèlent un symptôme du terrible affaiblissement du pouvoir. En l’occurrence, il faut remonter aux années de désintégration du hollandisme pour retrouver de tels événements. Et encore, les « frondeurs » de l’époque n’atteignirent-ils jamais le quart du groupe socialiste, ce qui est le cas des récalcitrants du groupe Renaissance aujourd’hui. Se trouve, plus profondément, en cause la remise en question du socle politique, social, institutionnel sur lequel avait été fondé, huit décennies durant, notre République.

Divers organes de presse ont parfaitement identifié l’extrême dangerosité de la tourmente dans laquelle entre le pays. Le Monde du 20 décembre titrait, par exemple, l’un de ses papiers : « Comment le camp présidentiel flirte avec l’idéologie de la ‘’préférence nationale’’. » Ce sur quoi, La Croix renchérissait : « La préférence nationale s’impose dans le débat. » De fait, il faut prendre la pleine mesure de ce qu’annoncent les principaux articles de la nouvelle loi. Celle-ci ne répond en aucun cas au défi que pose à nos sociétés l’exil forcé d’êtres humains fuyant les guerres, la misère, les dictatures ou le dérèglement climatique, pas plus qu’elle ne définit une politique démocratique et humaine de régulation de ces flux migratoires. Soumettre à un délai de carence de cinq ans les allocations familiales et les allocations logement comme l’allocation personnalisée d’autonomie destinée aux personnes dépendantes, supprimer l’automaticité de l’obtention de la nationalité française pour les personnes nées en France de parents étrangers lorsqu’ils deviennent majeurs, accorder aux préfets la faculté discrétionnaire de régulariser les travailleurs étrangers dans les fameux « métiers en tension », instaurer le principe d’une caution à verser par les étudiants extra-européens souhaitant venir se former dans nos universités (à moins, suggère le texte législatif, qu’ils ne soient jugés suffisamment méritants !), durcir les conditions du regroupement familial (dont les bases juridiques avaient été jetées aux lendemains de la Libération), restreindre l’accès aux titres de séjour « étrangers malades », exclure de l’hébergement d’urgence des personnes aussi fragiles que les sans-papiers sous obligation de quitter le territoire relèvent bel et bien d’une lepénisation brutale du débat public. Laquelle traduit une rupture fondamentale avec le principe d’égalité des droits à disposer d’une protection garantie par la puissance publique, tel qu’il se trouve inscrit dans le préambule de la Constitution.

Celui-ci date de 1946, il exprimait alors la volonté de graver dans le marbre la démarche du programme du Conseil national de la Résistance, et sa légitimité s’avéra telle que le général de Gaulle ne put que le reprendre intégralement dans la nouvelle Loi fondamentale de 1958. Il s’ouvre par des mots dessinant une authentique vision de l’avenir : « Au lendemain de la victoire remportée par les peuples libres sur les régimes qui ont tenté d’asservir et de dégrader la personne humaine, le peuple français proclame à nouveau que tout être humain, sans distinction de race, de religion ni de croyance, possède des droits inaliénables et sacrés. Il réaffirme solennellement les droits et les libertés de l’Homme et du citoyen consacrés par la Déclaration des Droits de 1789 et les principes fondamentaux reconnus par les lois de la République. » Comme pour enfoncer le clou, il souligne par la suite que « la nation (…) assure à l’individu et à la famille les conditions nécessaires à leur développement. Elle garantit à tous, notamment à l’enfant, à la mère et aux vieux travailleurs, la protection de la santé, la sécurité matérielle, le repos et les loisirs. »

De sorte que ce sont les droits énumérés par ce « cadrage » de la Constitution, et ceux que consacrent à la fois la Déclaration des droits et la Convention européenne des droits de l’Homme — ceux-ci étant associés, par le préambule de 1946, à ce que l’on désigne communément comme un « bloc de constitutionnalité » — qui se trouvent délibérément violés par le vote du Sénat et de l’Assemblée nationale. Lorsque l’on s’en prend aux allocations auxquelles pouvaient jusqu’alors prétendre les familles étrangères en situation régulière, que l’on supprime les allocations personnalisées au logement, que l’on annonce pour demain la mise en charpie des règles d’attribution de l’Aide médicale d’État, que l’on supprime les réductions tarifaires dont les bénéficiaires de ladite aide pouvaient disposer dans les transports en commun, que l’on augmente simultanément les frais d’inscription pour les étudiants étrangers, on répand non seulement la misère et la précarité, mais on fait voler en éclats le principe d’inviolabilité des droits à l’égalité, au travail et à l’emploi, à l’éducation, à la santé, au logement, aux transports… 

C’est un peu le grand paradoxe de cette séquence parlementaire nauséabonde : une droite de plus en plus lepénisée parce que placée sous la pression d’un Rassemblement national qui assèche son vivier électoral, et un exécutif cherchant à tout prix à faire adopter cette nouvelle législation anti-immigration afin de prouver qu’il lui reste une once d’autorité, voulaient faire des migrants les boucs-émissaires grâce auxquels l’attention de l’opinion serait détournée des graves problèmes se posant à elle, de l’inflation persistante à la smicardisation accélérée d’un large pan du salariat, des restructurations économiques aux pertes de souveraineté les accompagnant. En s’en allant piocher dans l’arsenal programmatique de la « préférence nationale », profondément antirépublicain dans la mesure où cette conception pulvérise l’exigence d’égalité qui se trouve aux fondements de l’identité contemporaine de la France, ils seront au fond parvenus à confirmer que le processus engagé ne fera que des perdants.

Qui pourrait, en effet, croire que l’assaut donné à des droits universellement garantis n’autorisera pas, demain, dans un contexte où le capital doit accroître ses profits pour faire face aux concurrences déchaînées par une globalisation devenue totalement chaotique, à en priver des Français autant que des étrangers ? Certes, la conscience de la menace est-elle encore loin d’être partagée dans les profondeurs d’une société en proie au doute, à la tentation du repli, ou à la désespérance. Le ministre démissionnaire de la Santé n’en est pas moins fondé, il faut le lui reconnaître, à souligner que ce sont les « murs porteurs » de notre pacte républicain qui s’avèrent guettés d’un affaissement fatal.

Gare à qui, dans un tel instant, tomberait dans le piège de réactions minorisantes, ou de discours qui se contenteraient d’en appeler au soutien des seuls migrants — même si ce combat ne doit souffrir d’aucune hésitation —, dès lors qu’il s’agit de mobiliser l’ensemble des forces vives du pays, autour de ce qui peut très largement les unir : la défense d’une République qui a pour mission de protéger grâce au socle de droits fondamentaux construits, dans le sang de nos aînés, au service de l’intérêt général humain. 

La Macronie sait qu’elle danse à présent sur un volcan. Parce qu’elle s’est mise dans la main de la droite au point de tout lui sacrifier, parce que la principale conséquence de cette séquence bourbeuse est d’avoir installé l’extrême droite en force principale d’une future alternance et d’avoir fait entrer son projet de société au coeur d’un document issu de la représentation nationale, parce que tout cela aura eu pour retombée d’opposer le chef de l’État à une très large partie de ses troupes parlementaires — au prix d’une désagrégation amplifiée du régime —, il est possible de lui imposer un recul. Et comme le peuple de France, l’histoire en fait foi, reste viscéralement attaché à ses conquêtes républicaines, son sursaut peut se trouver au débouché d’une ample convergence de toutes les énergies disponibles : forces politiques, organisations syndicales, associations acteurs de la culture et de la création, sociétés de pensée… 

Déjà, on voit les présidents de gauche d’une trentaine de conseils départementaux refuser d’appliquer les nouvelles dispositions d’aide sociale inclues dans la loi, des présidents d’université s’opposer aux discriminations instituées dans l’accès aux études, des médecins libéraux se dresser contre les atteintes au droit à la santé de tous et toutes quelles que fussent leurs origines. Emmanuel Macron lui-même révèle sa faiblesse politique et institutionnelle lorsque, devant des journalistes, il avoue ses doutes sur la pertinence et la constitutionnalité d’un texte qu’il aura pourtant fait adopter en s’impliquant personnellement et en usant de tous les moyens de pression sur son camp

Il importe d’élargir la protestation démocratique. Nous le savons, instruits notamment par l’expérience de l’effondrement de la III° République, qui avait précédé l’arrivée aux affaires des hommes de Vichy et de la collaboration, et quoiqu’il ne faille jamais raisonner par analogies, les démocraties trépassent à force de trahisons répétées de leurs valeurs. C’est vers la formation d’un front de défense de la République, riche de sa diversité, qu’il nous appartient d’aller. Pour exiger immédiatement du président de la République qu’il renonce à une loi scélérate. Pour appeler le Conseil constitutionnel à censurer un texte qui bafoue, en ses poutres-maîtresses, la Loi fondamentale. Pour éclairer le pays sur la nature de l’enjeu et lui permettre d’exprimer avec force son aspiration à redevenir maître de son destin.  

Christian_Picquet

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