Face aux fractures françaises, la République laïque !
Point de doute possible : l’attentat perpétré — j’emploie le mot à dessein, car il s’agit bien d’un acte terroriste — ce 23 décembre, contre des militants kurdes et des passants, rue d’Enghien dans le 10° arrondissement de Paris, ne doit rien au hasard. Ni au seul fanatisme d’un individu animé d’une exécration irrépressible contre les étrangers ou supposés tels. C’est un climat politique qui doit être mis en accusation, ce sont les discours racistes qui saturent notre vie publique qui ont encouragé ce passage à l’acte. Disons-le sans détour, jamais autant — peut-être faut-il remonter aux années 1930 et aux campagnes antijuives des Ligues, ou encore à la sombre période de la guerre d’Algérie, pour trouver trace d’une telle hystérie xénophobe —, on ne se sera employé à fracturer la société française, à désintégrer une identité républicaine qui récuse toute discrimination fondée sur l’origine, la couleur de la peau, la religion ou le genre. Inévitablement, ce racisme ambiant sécrète la violence, il amène des groupes à se former en unités paramilitaires qui s’exercent à la ratonnade (on les aura notamment vus à l’oeuvre au soir de la demi-finale de la Coupe du monde de football), lorsqu’ils ne fantasment pas sur le coup d’État qu’ils pourraient provoquer (outre-Rhin, leurs homologues auront franchi le pas, conduisant à un vaste coup de filet contre le réseau qui dressait déjà la liste de ses futures victimes). On ne dira jamais assez à quel point il faut combattre pied-à-pied l’extrême droite, refuser sa banalisation, dresser autour d’elle un cordon sanitaire faisant obligation aux partis démocratiques — et, a fortiori, à la gauche — de ne jamais mêler leurs voix et leurs actes à des forces ne rêvant que d’en finir avec les principes de notre vie en commun, même lorsqu’ils feignent de s’en réclamer vertueusement. L’heure n’est cependant pas aux incantations en faveur d’un « front antifasciste », comme certains s’y hasardent régulièrement, alors que cette stratégie a échoué dans le passé à faire barrage à la progression du parti lepéniste. Elle est à la reconstruction d’un rapport de force politique, engageant la République à mener jusqu’au bout les investigations indispensables sur les ramifications et complicités des mouvements conspirateurs, à les dissoudre lorsque la loi se révèle bafouée, à frapper d’inéligibilité quiconque en appelle à la haine raciale (ainsi que la proposition de résolution, défendue devant l’Assemblée nationale par mon camarade Fabien Roussel, et que députés « Les Républicains » et macronistes ont de concert repoussée, y incitait les parquets). Elle est, tout autant, à retrouver l’écoute de ces millions d’hommes et de femmes qui, désespérant de la politique, se détournent des urnes à moins qu’ils en viennent à voter pour leurs pires adversaires fascisants. Ce qui suppose le retour de la République comme de ses services publics dans tous les territoires qu’ils ont abandonnés, et la réaffirmation de l’exigence de laïcité qui en est la clé de voûte en ce qu’elle est la garantie même de l’intérêt général.
Souvenons-nous de la toute récente campagne pour l’élection présidentielle. Dans notre camp social et politique, il se trouva de beaux esprits pour moquer le programme La France des Jours heureux parce que celui-ci en appelait à reproclamer le principe laïque pour refonder la République et recoudre une France fracturée au terme de plusieurs décennies de contre-révolution néolibérale. D’aucuns trouvaient même qu’il s’agissait-là de concessions indignes à la droite autoritaire et à l’extrême droite, laissant de ce fait entrevoir qu’à leurs yeux la laïcité s’assimilait à une forme de racisme dès lors qu’elle refusait toute concession aux fondamentalismes religieux.
Pourtant, si elle ne saurait résumer tout le projet d’une République nouvelle, la laïcité en est un élément fondamental. Pour la vie collective, que nous souhaitons voir débarrassée de ces fragmentations qui mènent à la concurrence de tous contre tous pour le seul avantage des possédants. Pour le rassemblement populaire que nous cherchons à construire, qui ne peut s’imaginer sans avoir pour socle l’égalité des droits, quelles que soient les identités de chacun. Et, finalement, pour l’émancipation humaine, sans laquelle la gauche n’est plus la gauche.
UNE OFFENSIVE VENUE DE TOUS CÔTÉS
Cette idée de séparation des sphères publique et privée comme des religions et de l’État, de respect de la liberté de conscience contre tous les dogmes qui prétendraient la museler, est à présent l’objet d’une violente offensive. De la part de tous les intégrismes — son rejet a été le prétexte du terrorisme jihadiste, mais il n’est pas l’apanage des seuls islamistes —, qui ne supportent pas que ce qu’ils estiment être la loi de Dieu puisse être contrecarrée par la loi des Hommes. De la part d’une droite extrémisée qui, si elle se réfère ad nauseam à la loi de 1905 quand il s’agit de stigmatiser l’immigration ou nos compatriotes musulmans, n’hésite pas à la bafouer honteusement, à la manière de Monsieur Ciotti voyant dans la présence de crèches dans l’espace public à l’occasion des fêtes de Noël « la reconnaissance de notre identité, de notre histoire et de nos racines » (site Internet du nouveau président du parti Les Républicains). Ou même de la part des pouvoirs en place depuis le général de Gaulle, lequel avait personnellement initié, avec la loi Debré de 1959, ce mouvement d’affaiblissement continu de l’enseignement public, dont on découvre de nos jours les conséquences ultimes désastreuses.
Durant son quinquennat, un Nicolas Sarkozy tirant gloire de son titre de « chanoine de Latran » n’avait pas hésité à asséner que le curé était bien plus important que l’instituteur pour l’édification morale des jeunes générations. Emmanuel Macron n’aura pas été en reste, exposant quant à lui la distance qu’il entendait prendre avec les règles de la laïcité républicaine. Alors qu’il se préparait à faire voter sa fameuse législation censée « conforter les principes de la République », dite aussi « loi séparatisme », il sera allé jusqu’à prétendre « réparer le lien de l’État et de l’Église », dénonçant « des années pendant lesquelles les politiques ont profondément méconnu les catholiques de France » (discours devant les évêques de France, le 9 avril 2018). À bien lire cette tirade, on comprend qu’aux yeux du président en exercice, la liberté de conscience, au coeur du texte de 1905, est d’abord interprétée comme respect du pluralisme religieux, lecture singulièrement restrictive de la démarche qui avait réuni la majorité de la représentation nationale voici tout juste 117 ans.
En clair, au-delà des discours tenus au sommet de l’État, et plus généralement de ceux d’une droite de plus en plus influencée par les saillies xénophobes de son aile extrême, les uns comme les autres prétendant flétrir l’intégrisme islamiste au nom du respect de la règle républicaine, le propos du monarque élyséen aura souligné la grande duplicité de la classe dirigeante en la matière. Plus précisément, il aura révélé la cohérence intime existant entre l’édulcoration sournoise de l’exigence laïque et la politique conduite depuis trois ou quatre décennies dans le but d’affaiblir systématiquement la puissance publique, de privatiser les secteurs stratégiques de notre économie, et de démanteler nos services publics, à commencer par celui de l’Éducation nationale.
UN PRINCIPE D’ÉMANCIPATION
Rien d’étonnant, à dire vrai, dans cette attitude. La laïcité s’avère, en effet, indissociable de deux autres principes. D’abord, celui d’égalité, qui avec celui de neutralité garantit l’accès de chacune et chacun au service public, dans des domaines aussi variés que la santé, l’école, les transports, ou encore l’énergie. Ensuite, celui d’universalité des droits humains, qui récuse toute discrimination et s’est vu inscrire dans le préambule de nos deux Constitutions depuis la Libération. De sorte que, loin d’être la simple préconisation normative que dénoncent les intégrismes voire certains secteurs de la gauche, la laïcité se donne pour objet d’instituer le corps citoyen en le libérant de tout ce qui le soumet à l’emprise d’une religion, d’une ethnie, d’une tradition, et même de la domination marchande.
Voilà la raison pour laquelle les courants et personnalités qui, à gauche, croient efficient de vitupérer contre une « laïcité fermée », en vertu d’une conception qui se montrerait tolérante envers certaines exigences religieuses, commettent une lourde faute politique. Si la laïcité n’entend insulter aucune appartenance confessionnelle, et si elle refuse tout ce qui pourrait l’apparenter au flétrissement de populations qu’il s’agirait d’exclure de la collectivité nationale, elle s’inscrit tout simplement dans l’histoire à travers laquelle, depuis notre Grande Révolution, la nation française s’est définie comme une communauté politique, composée de citoyens égaux en droits que ne distinguent ni leurs origines, ni leurs convictions intimes. En ce sens, elle est toujours « de combat » dans une République qui ne se veut surtout pas un régime neutre mais un défi permanent à l’inégalité.
L’URGENCE DU SURSAUT À GAUCHE
Au fond, la complaisance d’une partie de la gauche envers les identitarismes, en particulier lorsque ceux-ci proviennent des secteurs politiques relevant de l’intégrisme islamiste, épouse une conception de la vie sociale réduite à une juxtaposition de communautés régies par leurs coutumes ou traditions particulières, voire par des droits les distinguant du reste de la nation. Ce qui a pour conséquence de venir dynamiter la bataille, pourtant si indispensable de nos jours, en faveur du rassemblement de l’ensemble des victimes de l’ordre dominant, et de la construction de l’élan commun de nature à dépasser les particularismes, le respect des choix de chacune et chacun allant nécessairement de pair avec le respect de l’intérêt général.
De ce point de vue, tout en combattant pied-à-pied les prétendues envolées laïques qui ne sont, en réalité, que l’habillage du plus sordide des racismes proféré par des forces ayant toujours cherché à affaiblir l’héritage de 1905, et tout en affirmant hautement que toutes les religions, quelles qu’elles fussent, ont vocation à s’intégrer au cadre de la République à partir du moment où elles en respectent les lois, la gauche devrait au plus vite retrouver ses principes fondateurs. Ceux des Lumières, du socialisme républicain des origines, ou d’une tradition communiste grâce à laquelle la référence laïque aura été, en 1946, inscrite dans nos Lois fondamentales.
Ces principes s’énoncent aisément : les droits humains sont universels, et rien ne saurait justifier une différence de droits entre les êtres humains ; les discriminations doivent être combattues sans faiblesse, car elles interdisent à la République d’être elle-même ; le pluralisme culturel est une richesse pour l’ensemble de la collectivité, quoi qu’il ne puisse se confondre avec des différences de statuts politiques pour les communautés d’origine ; et la laïcité, garantie de la liberté de conscience, de la possibilité de croire ou de ne pas croire, de la pratique du culte de son choix ou de la libre critique des religions, est la condition de l’exercice des droits fondamentaux des citoyennes et des citoyens.
À l’épreuve d’un climat devenu extrêmement menaçant, on vient encore d’en avoir la sanglante confirmation en cette fin d’année, ces principes valent d’être replacés au coeur du débat hexagonal. La responsabilité de la gauche est ici pleinement engagée, car c’est d’elle seule, et non d’une droite toujours animée des mêmes pulsions discriminatoires, que peut venir la bataille culturelle qu’il s’impose de mener dans l’urgence. Je me félicite, dans ces circonstances, de la récente prise de position de mes amis Fabien Roussel et Pierre Ouzoulias, en faveur de la constitutionnalisation de l’article 2 de la loi de 1905, afin que la laïcité puisse « poursuivre son oeuvre émancipatrice » sur l’intégralité de notre territoire (Marianne, 9 décembre 2022). La dynamique est initiée, il reste maintenant à lui donner son plein essor…