La faute de M. Cukierman (et de ceux qui pensent comme lui)

Jusqu’à l’invraisemblable tirade de Roger Cukierman sur les ondes d’Europe 1, ce 23 février, je ne comptais pas consacrer une nouvelle note à un sujet qui me tient pourtant particulièrement à cœur, je veux parler de l’indispensable combat contre l’antisémitisme et, plus généralement, toutes les formes de racisme. Même après que Monsieur Dominique Reynié, de la Fondation de l’innovation politique, ait cru opportun (c’était quelques jours plus tôt) de désigner le Front de gauche comme ”« un foyer d’expression de l’antisémitisme »”, je n’envisageais pas d’ajouter une ligne au communiqué commun des formations membres de notre convergence.

Il est vrai que les attaques dont j’ai moi-même été l’objet, par le passé, de la part d’André Taguieff par exemple, de Madame Verdès-Leroux ou d’un certain nombre de leurs semblables, m’ont quelque peu « blindé » : ayant longtemps été l’un des artisans de la bataille pour une paix juste entre Israéliens et Palestiniens, j’ai toujours considéré que mon histoire personnelle, autant que la réalité de mes engagements depuis plus de quatre décennies, étaient plus que suffisants pour renvoyer mes détracteurs à leur statut de calomniateurs aussi dépourvus d’arguments qu’enclins à salir quiconque s’oppose à leurs options idéologiques. Je n’en avoue pas moins que j’ai été intimement blessé de me voir dépeint, tout comme des camarades qui me sont chers, sous les traits d’un complice d’une nouvelle propagation de la haine des Juifs.

D’autant plus blessé que je ne m’étais, par ailleurs, pas fait que des copains, c’est un euphémisme, en contestant l’idée, assez répandue dans une partie de la gauche intellectuelle et militante, selon laquelle l’antisémitisme ne serait plus qu’une dimension résiduelle des confrontations au sein des sociétés « occidentales ». Enzo Traverso, un ami dont les travaux sur la culture juive m’ont toujours inspiré, était lui-même allé, en 2013, jusqu’à écrire : ”« L’antisémitisme a cessé de modeler les cultures nationales, en laissant la place à l’islamophobie, la forme dominante du racisme en ce début de XXI° siècle, ou à une nouvelle judéophobie engendrée par la conflit judéo-palestinien »” (in Enzo Traverso, ”La Fin de la modernité juive”, La Découverte 2013). Je ne partage absolument pas cette appréciation. Hélas, de par l’histoire comme du fait de la place qui leur a été dévolue, et quoiqu’elle pût s’articuler à d’autres mécanismes discriminatoires en fonction des conjonctures, la stigmatisation des Juifs va toujours de pair avec de grands moments de crise économique, sociale, politique et morale. Je m’en étais expliqué lorsqu’éclata « l’affaire Dieudonné ».

Les propos du président du Conseil représentatif des institutions juives de France traduisent un basculement du débat politique et idéologique français. Un basculement d’autant plus grave qu’il aura été proféré alors que l’on vient à peine d’inhumer les victimes de l’équipée meurtrière d’une poignée de « fous de Dieu » aux premiers jours de l’année, et alors que le gigantesque déferlement républicain des 10 et 11 janvier est encore dans toutes les mémoires. Qu’aura, en effet, expliqué Monsieur Cukierman ? Que la présidente du Front national était ”« irréprochable personnellement »”, quoique son parti fût tout de même ”« à éviter »” compte tenu de la présence en son sein de divers ”« pétainistes »” ou ”« négationnistes »”, et parce qu’elle ne s’est jamais désolidarisée de son père. Surtout, tandis que le parti lepéniste était jugé n’avoir la responsabilité d’aucune exaction, que ”« toutes les violences aujourd’hui sont commises par de jeunes musulmans »”.

DANGEREUSE VISION DU MONDE

On pourrait se contenter de ramener Roger Cukierman à quelques vérités élémentaires. Attestant que, si l’islamisme totalitaire s’est effectivement réapproprié les fondamentaux de l’antijudaïsme né en Europe et qui connut l’essor criminel que l’on sait dans la première moitié du siècle dernier, l’antisémitisme n’avait pas pour autant quitté l’univers mental des formations d’extrême droite. Telle la présence de Madame Le Pen à de sulfureuses soirées de mouvements autrichiens ne dissimulant pas leur nostalgie pour le III° Reich. Ou encore l’entourage de cette dirigeante prétendument ”« irréprochable »”, peuplé d’anciens « gudards » ou d’éminentes figures d’une mouvance skinhead responsable, en juin 2013, du meurtre du jeune Clément Méric. Ou, également, ce sinistre « Jour de colère » ayant, en janvier 2014, jeté sur le pavé parisien des milliers de sympathiques manifestants beuglant, comme à l’époque des Ligues : ”« Juif, la France n’est pas à toi ! »” Pour ne pas parler de la profanation du cimetière juif de Sarre-Union, dont les auteurs ne professaient aucune sympathie particulière pour l’islam, communiant plutôt au culte de la SS et du Führer. Comme, plus fondamentalement, de ce qui relie toujours aussi indéfectiblement le FN à la tradition des fascismes historiques, en l’occurrence son programme de refondation ethnique de la société française, rebaptisé ”« préférence nationale »” par souci de respectabilité.

Ce n’est toutefois pas la légèreté de ses appréciations qui pose problème chez Monsieur Cukierman. C’est le fait qu’il se lance sur ce terrain en prenant délibérément le risque d’encourager la progression d’un parti que ses objectifs situent indubitablement hors du champ démocratique. Qu’il reprenne insidieusement à son compte la calamiteuse théorie du ”« choc des civilisations »”, opposant un « Occident » censé être vecteur de progrès universel à un monde arabo-musulman décrété irrémédiablement enlisé dans la barbarie. Qu’il concoure, par là-même, à ostraciser un pan entier de notre société, faisant ainsi le jeu des tenants d’une « guerre sainte » qui justifie ses entreprises par l’opprobre dont les musulmans – c’est-à-dire, en fait, les secteurs issus d’une immigration se rattachant à cette tradition culturelle ou religieuse – peuvent présentement faire l’objet.

L’INFLUENCE IDÉOLOGIQUE DU NÉOCONSERVATISME

Il n’est pas inutile de noter que le numéro un du Crif n’en est pas à son coup d’essai. C’est déjà lui qui, voici quelques années et au cours d’un autre « Dîner » de son organisation, avait dénoncé une alliance ”« rouge-verte-brune »”. Cela lui avait valu de comparaître devant la 17° chambre correctionnelle de Paris, laquelle l’avait malheureusement relaxé, on en voit à présent le résultat. Cette fois, il est frappant que sa nouvelle saillie paraisse épouser l’approche de dirigeants israéliens qui ne cessent d’appeler les Français juifs à faire au plus vite leur ”alya”, au nom de la vague de persécutions qu’annoncerait, selon eux, l’essor du fondamentalisme musulman. Est-il acceptable, comme le fait régulièrement Benyamin Netanyahou et comme s’y était livré avant lui Ariel Sharon, avant que Monsieur Cukierman ne paraisse vouloir les rejoindre, de se désigner l’ennemi le plus repoussant qui se puisse imaginer, l’intégrisme totalitaire, dans l’unique objectif de justifier la colonisation à outrance des territoires palestiniens, le creusement incessant de la fracture entre musulmans et Juifs partout dans le monde et, au final, l’appel au regroupement de ces derniers sur la terre où l’on prétend qu’ils pourront vivre en sécurité (alors qu’ils viendront, en réalité, conforter la destruction méthodique des bases possibles d’un État de Palestine) ?

J’ai évoqué plus haut mon désaccord avec l’ami Traverso à propos de la permanence de la haine antijuive, en France autant que dans les pays développés du Nord, dans le contexte présent de crise du système. Je me dois donc de signaler, à l’inverse, mon profond accord avec lui sur le déplacement, qu’il met en lumière, des lignes idéologiques au sein du judaïsme institutionnel hexagonal. C’est à dessein que je me refuse de parler, comme il est devenu si courant de le faire, d’une « communauté juive ». Car cette terminologie aboutit, à mon sens, à substituer à la collectivité citoyenne une mosaïque de « communautés » ethniques, culturelles ou religieuses coexistant dans un état d’antagonisme plus ou moins profond. C’est, néanmoins, le droit d’une partie des Juifs de notre pays de se reconnaître dans des institutions qui leur sont propres. Et si ces dernières n’ont certainement pas vocation à parler au nom de l’ensemble de celles et ceux qui se reconnaissent une origine juive, leurs responsables n’en portent pas moins une parole faisant autorité auprès de la nation tout entière. D’où les comptes que l’on est en droit de leur demander lorsqu’ils dérapent…

Lorsque le Crif se trouvait représenté par des personnages à la haute stature morale, tel un Théo Klein porteur de la mémoire de la Résistance, c’est le souci républicain de l’égalité et de la fraternité entre toutes les composantes de la France qui dominait. Celui qui présida le Conseil représentatif jusqu’en 1989 rendait compte, voici quelques années, de son action pour ouvrir ”« le Crif à une présence normalisée dans la vie de la nation, lui donnant ainsi une place et une expression dans le monde de la communication et une présence dans la société à laquelle nous appartenons »”. Ce qui l’amenait à formuler une importante mise en garde contre ”« une attitude générale de repli »”. ”« Un réflexe de repli”, écrivait-il, ”sans doute nécessaire jadis mais aujourd’hui dangereux en ce que, justement, il participe au phénomène que l’on appelle l’antisémitisme. Car il freine, retarde, affaiblit ce qui doit être notre avenir : participer pleinement à notre place de citoyen, à l’aventure humaine en contribuant dans les nations et les sociétés auxquelles nous appartenons, à la recherche du bien commun dans la libre confrontation des idées et des espérances et dans le respect réciproque de nos différences »” (in Théo Klein, ”Sortir du ghetto”, Liana Levi 2008).

D’un Théo Klein pétri de l’humanisme hérité des Lumières juives, à un Roger Cukierman soufflant sur les braises des affrontements communautaires, on mesure le chemin parcouru. Désormais, c’est un néoconservatisme éminemment droitier, résolument « occidentaliste » et indéfectiblement solidaire des choix du pouvoir israélien dans sa relation avec le monde arabe, qui s’est imposé. Voici le point où je rejoins Enzo Traverso lorsqu’il constate que ”« l’axe du monde juif s’est déplacé de l’Europe vers les États-Unis et Israël »”, et que ”« la modernité juive »” (celle qui représentait ”« le principal foyer de la pensée critique du monde occidental »”) avait ”« épuisé sa trajectoire »”.

CETTE CONFUSION QUI NOUS MENACE DU PIRE

Je l’avoue, au vu de certaines de ses prises de position, j’ai un temps espéré que l’actuelle direction du Crif infléchirait une tendance dont on doit redouter les effets déflagrateurs, dans notre pays notamment, en un moment historique où il faudrait inventer une nouvelle culture de paix, une régénérescence de la vie démocratique des nations, une autre conception de la relation à nouer entre les peuples. Ce n’est d’évidence pas le cas, puisque Roger Cukierman n’aura ni rectifié ses propos du 23 février, ni formulé d’excuses auprès de ceux qu’il avait honteusement agressés. Il conviendrait, pour cette raison, que de nombreuses voix se fassent entendre contre une dérive qui, en retour, alimentera inévitablement les comportements les plus abjects et les pulsions d’aversion envers l’Autre.

Il n’en faut que davantage regretter que Frédéric Haziza, dont on sait avec quel courage il aura dû affronter les campagnes sordides des milieux antisémites dont il dénonçait à juste titre l’action, ait choisi le moment de trouble provoqué par Monsieur Cukierman pour s’en prendre… à Jean-Luc Mélenchon. Libre à lui, naturellement, de contester les appréciations de celui-ci, s’il les désapprouve. Lui fallait-il cependant, sur le site du ”Huffington Post”, publier un long papier intitulé : « Parti de gauche et antisémitisme : Mélenchon en pleine dérive ? » Un papier dans lequel on lit, entre autres, ce genre d’assertions : ”« Étrange de constater qu’il reprend désormais à son compte la rhétorique récurrente et habituelle des sites d’extrême droite, de ceux d’Alain Soral, de Dieudonné M’Bala M’Bala ou encore de la mouvance islamo-salafiste. La communauté juive serait-elle devenue pour lui, comme pour d’autres, la communauté à jeter en pâture à la nation, avec un langage, des paroles et des arguments fallacieux. On sait où cela a conduit par le passé. »” Point de doute possible : c’est, en bonne et due forme, un procès en judéophobie obsessionnelle qui est ici instruit à l’encontre de l’une des composantes du Front de gauche.

Je veux le dire avec solennité : continuer à patauger sur ce chemin bourbeux, persister à se tromper d’adversaire en pratiquant des amalgames obscènes, couvrir au moyen de ceux-ci des déclarations aussi inacceptables que celles du président du Crif, nous enfonce dans une confusion dont la République sera, à l’arrivée, la grande victime. Pour le seul profit des pêcheurs en eaux troubles de tout bord, des propagandistes de l’ethno-nationalisme, des prêcheurs de la folie obscurantiste ! Le terrible lapsus du chef de l’État, utilisant l’expression ”« Français de souche »” pour parler des profanateurs de Sarre-Union, doit être considéré comme un avertissement. « L’esprit du 11 Janvier » n’a pas miraculeusement dissipé un climat de nature à désagréger les repères les plus solidement établis. Pour être fidèle audit « esprit », il importe de se ressaisir avant qu’il ne soit trop tard…

Christian_Picquet

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